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(2ème Partie) DE LA RELIGION DES CLERCS A CELLE DU «CRU», OU L'ETERNEL DEFI Hadi Roger Idris, à qui est due la traduction de ce texte dans un article paru à la Revue Africaine (« Fêtes chrétiennes célébrées en Ifriqiya à l'époque ziride »), constate que le jurisconsulte s'adresse essentiellement à un auditoire citadin, gagné à l'idée que ces festivités restent pour l'essentiel étrangères à la communauté musulmane. Or, de telles pratiques semblent plus nettement ancrées dans les mœurs campagnardes, et qui ne sont pas un simple effet de mimétisme dû à la présence des communautés chrétiennes. Achoppantau mot qibâb qu'il traduit par «tabernacles», il en fait le commentaire suivant: « Faut-il penser à des bûchers rituels analogues à ceux de ?achûra ou de la Saint-Jean? La célébration du 1erjanvier julien demeuré très vivant chez les Berbères du Maghreb où il est appelé selon les régions, ennâïr, yennar, /nnair, bûbannâni, bûn-Inni, bûn-lni, bûnân, autant d'altérations du latin Januarius et bonus annus, s'accompagne de rites de renouvellement du foyer, de jeux et de combats carnavalesques: les branches vertes y figurent en tant que véhicules des forces de la nature ». Ce rite s'est perpétué jusqu'à une époque récente à Tunis, où on édifiait le 1er mai, à l'intention des enfants, des cabanes de branchages analogues aux qibâb. Jusqu'à une époque contemporaine, le culte des saints au Maghreb n'est pas l'apanage des seuls musulmans. Des voyageurs français, en villégiature ou en mission en Algérie durant la période coloniale, ont abondamment décrit ce christianisme « aux couleurs locales ». Le culte voué à Notre-Dame d'Afrique, sur les hauteurs d'Alger, par les femmes de pêcheurs mahonnais. castillans ou italiens, l'usage des sortilèges ou des talismans, les invocations devant l'autel de Lalla Fatima pour apaiser la mer, détourner les maris de leurs maîtresses ou chasser le «mauvais-œil» et autres pratiques du genre étaient de nature à les rapprocher encore davantage de Jésus. Et c'est un lieu commun de faire constater que musulmans et chrétiens - notamment l'élément féminin- se croisaient régulièrement sur le chemin des marabouts, ou s'y rencontraient pour allumer des cierges, prélever un peu de terre ou déposer des lambeaux d'étoffe. Sur la route d'Ephèse en Turquie, le grand arbre à l'ombre duquel est abrité le mausolée de la Vierge est couvert de chiffons noués aux branches. Ce lieu est pourtant fréquenté exclusivement par la communauté chrétienne, et, chose curieuse, les touristes étrangers de passage se conforment de bonne grâce au rituel du chiffon. De telles pratiques semblent ainsi jalonner tout le bassin méditerranéen. Ces rites syncrétiques sont légion en Oranie, par exemple, où s'était concentrée avant et durant la colonisation, la population espagnole : jusqu'à la fin des années 40 présent, Santa-Cruz était revendiquée aussi par les musulmans ayant fait souche à Oran. De même, non loin de Misserghin. Le ravin de la Vierge rassemblait quotidiennement les deux communautés confessionnelles. De tels usages n'étaient pas l'exclusivité d'ailleurs des couches populaires, moins gagnées à la cause des religions officielles, parce qu'éloignées des grands centres intellectuels ou spirituels. Des précédents existent dans l'histoire du Maghreb, chez ceux-là mêmes qui, de par leur rang dans la Cité, étaient imprégnés d'abstraction philosophique, et à une époque où l'orthodoxie musulmane battait son plein. Il en est ainsi d'un poète maghrébin du 10èmesiècle, qui n'est autre que l'émir (ziride) Tamim, successeur d'al-Mu'izz b. Bâdis. Le chef d'Etat-poète, amoureux, déclara à une chrétienne: « Allah ne sait-il pas que mon cœur est épris de toi, O, visage de beauté? Et que j'aime tes suaves accents, au prix de ma vie. Quand tu lis les paroles du Messie? Je manifeste de l'affection à d'autres que vous intentionnellement, Mais celle que je ressens pour vous est la seule véritable. Et, pour l'amour de vous, je goûte fêtes chrétiennes Et cantiques aux airs mélodieux... » L'Islam, quant à lui, durant la Conquête, ne s'est implanté de façon durable en cette terre de Berbérie qu'en s'accommodant progressivement des cultes qui l'ont précédé: « Les Eglises chrétiennes, si répandues dans l'Est du Maghreb pendant la période romaine, se sont transformées en oratoires musulmans, en mosquées, et le mot ecclesia, arabisé sous la forme knissa, sert encore, en Tripolitaine, à désigner des sanctuaires musulmans» (E. Doutté). Plusieurs orientalistes ou ethnologues (A. Bel, E. Doutté, Vignet-Lunz) s'accordent sur le fait que le mysticisme des Soufis venus de Perse a contribué le plus efficacement à cette rencontre entre l'Islam et le mysticisme berbère. Mais alors que l'un fait du mysticisme un moyen de parvenir à l'ascèse et à l'abnégation pour se rapprocher d'Allah, l'autre en a cultivé les aspects miraculeux, lui permettant de renouer avec le culte des saints. Ainsi, le mysticisme soufi, diffusé à l'époque almoravide sous le signe du purisme le plus intransigeant, serait responsable de cette symbiose hétérodoxe. Par ailleurs, l'amalgame pratiqué en son nom et les déviations culturelles auxquelles il a donné lieu ont pris naissance avec la « révolution maraboutique» qui s'est propagée partout au Maghreb en signe de résistance face aux menaces hégémoniques hispano-portugaises (fin XVIème début XVIIème siècle). Cette période, particulièrement féconde en hauts faits mystiques, a donné libre cours à toutes les affabulations historiques dont chaque tribu, pour peu qu'elle s'invente un ancêtre «chérif» (noble) garde le secret. C'est ainsi qu'on choisit, pour les projeter dans sa propre histoire de façon commode, les hauts faits d'armes et autant que possible les relations miraculeuses contenues dans le Coran : à l'instar des oiseaux ababil que Dieu envoya à la rescousse des Mecquois pour les défendre contre la redoutable année païenne d'Abraha (« les Gens de l'Eléphant »), les gens de Beni-Hdiyel (près de Tlemcen) racontent que la belliqueuse tribu des Beni-Habib, qui les rançonnait jusqu'alors, avait été détruite par une «nuée de palombes...» (propos recueil1is par Alfred Bel). Cette épopée guerrière est contée différemment dans le manuscrit traduit par A. Joly (Revue Africaine, 1913) où est faite la biographie d'un Saint des Benî-Habib:« Sidi M'hammed bel Harnrich, de la tribu des Béni Habib, tribu qui s'étendait de Sebdou aux Beni-Snouss, avait un bœuf auquel il tenait beaucoup. Ce bœuf avait malheureusement l'habitude de manger l'herbe d'autrui; un jour les contribules du Saint égorgèrent l'animal et le firent cuire pour se libérer de ses inopportunités; mais la viande, si longtemps qu'on la laissât sur le feu, ne put devenir mangeable. Sidi M'hammed, averti, fit dire aux Beni-Habib de lui ramener son bœuf, .On lui en apporta les morceaux dans la peau cousue. « Lève-toi, bœuf», s'écria le Santon: et le bœuf se mit à marcher, puis le Saint maudit les Beni-Habib. A dater de ce jour, les gens de la tribu se virent enlever leur nourriture, chaque fois qu'ils se mettaient à table, par des pigeons ramiers venus du ciel et, quand ils tuaient ces animaux, ils les trouvaient remplis de vers et immangeables eux-mêmes. Mourant de faim, les Beni-Habib durent enfin s'expatrier et se réfugier au Maroc. De là le dicton, fréquemment utilisé de nos jours dans l'ouest algérien:« khallahkiza'tout Béni Habib» (« trad. Il les a ruinés comme le ramier a ruiné les Beni-Habib »). LES MYTHES ET LEUR RATIONALITE La légende qui précède cache à peine les visées politiques sous-jacentes: les Beni H'dyel veulent justifier la vacance des territoires après la « disparition» des Beni-Habib, leurs anciens maîtres. Pour renforcer l'argumentation et surtout pour bénéficier d'une sorte de garantie institutionnelle, ce groupe se donne une descendance de schûrfa, étant l'ancêtre du chérif de Fez, Sidi Mas'oud-es-Serhâni. A la suite d'un démêlé de ce dernier avec le sultan de Fez, qui voulait s'accaparer l'une de ses filles, l'un des fils (non nommé dans la légende) aurait émigré vers la région de Beni-Snous et y aurait fait souche, puisqu'une partie des gens de Béni H'dyel s'en réclame. En effet, mythes et croyances servent très souvent de fonction de légitimation, soit en faveur du prince, soit en faveur de telle tribu par rapport à telle autre. Dans certains cas, telle communauté accepte le mythe que d'autres ont construit pour elle. N'étant plus l'auteur de son histoire, cette communauté peut s'y conformer pour des raisons complexes, telle cas des Touareg aujourd'hui. LE MYTHE A SES RAISONS Les légendes sur le « bon Turc» et le « mauvais Arabe» et vice versa, sont légion en Algérie. On ne manquera pas d'ailleurs de faire intervenir les acteurs les plus décisifs pour faire valider ou pour assurer du sceau de leur sainteté ces plaideurs à titre posthume que sont les marabouts. De même, il y a, parmi eux, les « bons» et les « mauvais» marabouts, ceux qui sont affables et ceux qui sont belliqueux: dans les villes, les confréries religieuses, elles-mêmes (surtout elles) connaissent une partition non moins légendaire entre hadar et kûrûghli (ayant une ascendance turque), sans que les deux camps dénotent une hiérarchie de classe ou de fortune particulière. On pourra dire ici que la distance sociale et la distance confrérique se superposent. Mais, les plus épiques sont, dans les campagnes, les diatribes «légendées» entre tribus ou groupes sociaux: «Sidi Ben Aliya est un des plus célèbres santons des Ouled Nayl, sinon le plus célèbre. L'un des plus remarquables de ses miracles est le suivant: Sidi Aissa Ben Mohammed, le marabout bien connu de la région d'Aumale, (père des nombreuses tribus dites Ouled Sidi Aissa) fut, un jour, avalé tout vivant par un méchant marabout du Tell, son rival. Mais Sidi-Ben Aliya, grand ami de celui qu'on pouvait à très bon droit croire trépassé, veillait; il se précipita pour délivrer Sidi Aïssa et il eut le bonheur de le retirer vivant du ventre de son ennemi; comme précaution il avait emporté un morceau de la montagne des Sahari dits Ben Aliya de Djelfa, pour assommer le méchant marabout anthropophage; or un premier morceau se désagrégea et tomba sur le bord septentrional de Zarez Chergui un peu à l'intérieur du Chott; c'est ce qui forma le mamelon pierreux aujourd'hui connu sous le nom de Rouiyès Ben Aliya». (Propos recueil1is par A. Joly, Revue Africaine, 1913) La suite de la légende continue sur le même ton et offre une sorte de géomorphologie de la région où les saints interviennent dans le façonnement du moindre relief. Mais l'élément essentiel réside dans la projection sur le monde de la sainteté des clivages ethniques ou sociaux qui, eux, sont bien terrestres. Quelquefois, la légende ne prend pas position pour un groupe particulier, du moins en apparence. Il en est qui connaissent deux épisodes, privilégiant chacun l'un des groupes antagonistes, comme semble l'attester cette légende où les Turcs, ayant commis l'erreur stratégique de ne pas avoir débarqué avec leurs marabouts, se sont mis à les fabriquer sur place; cette légende elle-même n'est contée que pour illustrer les innombrables miracles à l'actif du Saint Ben Aliya : «Un marabout des pays d'Orient, Sidi Bayazid (Le Bajazet de Racine ? . . . ,) s'était livré à l'exclusive adoration de Dieu pendant un nombre considérable d'années, une trentaine peut-être, et ce dans une position très incommode, car il ne reposait que sur une seule jambe. il paraît que cette espèce de martyre volontaire et avant la lettre, lui avait acquis auprès du Maître des Mondes des mérites extraordinaires, car il se vit, à ce sujet, l'objet de la jalousie de Sidi Abd-Elkader Eljilani. Sidi Abd-Elkader pria Dieu de cacher aux yeux du monde celui qui lui portait ombrage en le jetant en quelque endroit désert; le Créateur, qui n'avait rien à refuser à son serviteur Djilani, transporta sans que personne le sût Sidi Bayazid au milieu de la montagne des Sahari, l'y laissa vivre quelque temps, puis il prit son âme, avant que personne ne se fût aperçu de la présence du saint homme en ces lieux. Or, un jour, bien après tous les événements que je viens de raconter, des gens qui labouraient trouvèrent des ossements; perplexes, ils se demandaient ce que cela pouvait être, lorsque Ben Aliya, cependant mort depuis longtemps, leur apparut, leur expliqua ce dont il s'agissait et leur ordonna d'élever en cet endroit un monument à Sidi Bayazid; les laboureurs et leurs contribules édifièrent alors la koubba qui existe encore dans les montagnes des Sahari de Djelfa». C'est ainsi que dans cet échafaudage des miracles, une hiérarchie des Saints est donnée suivant le groupe de référence, ou le « producteur» de la légende: Si on prend bien soin de rappeler d'abord la condescendance de Sidi Abdelkader El-Djilani sur Sidi Bayazid, c'est pour accroître le prestige de Sidi Ben Aliya, qui seul, en réhabilitant ce dernier, eut l'audace de contrecarrer « le leader » des marabouts et le plus populaire des saints du Maghreb, Sidi Abdelkader EI-Djilani. Quand on n'a pas un Saint «disponible» ou suffisamment prestigieux pour contrebalancer le saint rival, on se résout à «voler» celui des autres! Les bonnes manières laissent place alors, dans le récit, à des voies cavalières qui tiennent à la fois du «kidnapping» et du burlesque: Etienne Doutté rapporte (L'Islam algérien, Girald, Alger, 1900) à ce propos une étrange légende à l'actif des « Khiouan » «frères», fidèles actifs) de l'ordre (confrérique) des Rah'manya: «Le fondateur de l'ordre des Rah'manyya, Sidi M'hammed ben ?Abderrahmiin Bû Qûbrein, naquit au XVIII siècle, dans la tribu kabyle des Ait-Smail: sa réputation grandit rapidement et le gouvernement turc finit par s'émouvoir de cette puissance qui s'élevait dans un milieu aussi belliqueux que la Grande Kabylie. La mort même du Saint ne coupait pas court à ce danger, car de la plaine et de la montagne la foule accourait en pèlerinage à un tombeau qui pouvait devenir ainsi un redoutable foyer de fanatisme. Comme Sidi M'hammed BoûQûbreïn avait jadis enseigné au Hamma, près d'Alger, les Turcs imaginèrent de s'emparer du corps du Saint et de l'enterrer là, de façon à pouvoir surveiller efficacement l'agitation religieuse. Des Khiouân rahmânyya d'Alger exhumèrent le cadavre par surprise en Kabylie et l'amenèrent à Alger. Mais alors on constata que le corps du Saint, bien que transporté au Hamma, n'avait pas cessé d'être présent dans la sépulture des Aït-Smail ; la sainte dépouille s'était miraculeusement dédoublée. C'est en mémoire de ce miracle qu'il est appelé BouQûbreïn, c'est-à-dire« l'homme aux deux tombeaux». Le stratagème légendaire n'aura pas profité entièrement à ses auteurs, puisque «Moïse» a été - tout de même - « sauvé des eaux », mais cet équilibre précaire du dédoublement funéraire et de l'élargissement consécutif de la « baraka» de Sidi Bû-Qûbreïn, a permis d'assurer un affaiblissement relatif de son audience dans le camp des Aït-Smail MYTHE ET RAISON D'ÉTAT Pourtant, ce n'est pas la Régence turque qui a été la plus intransigeante à l'égard du maraboutisme en Algérie. Certains auteurs s'accordent même à penser que la politique turque en la matière était d'une souplesse exemplaire, au point où on eût espéré que le gouvernement (français) d'Algérie s'en inspirât: « Les Turcs en Algérie ont toujours eu pour politique de ménager les marabouts, de leur témoigner de la déférence, de les gagner par les présents, par des exemptions d'impôts, toute l'histoire en témoigne, et cela fut sûrement une des raisons de leur succès. C'est une leçon pour nous : non pas que nous devrions les imiter entièrement et espérer gouverner par les marabouts. Nous avons mieux que cela à faire et ce qui était bon pour le gouvernement de pillards qu'on décora du nom de Régence d'Alger, ne l'est pas forcément pour nous. Mais enfin, le maraboutisme représente une force que nous devons canaliser au mieux de nos Intérêts.» Cette recommandation d'Etienne Doutté, rédigée en 1900, n'a pas été entièrement écartée par la politique française. Bien au contraire, il semble qu'elle soit parvenue - en y prenant de multiples précautions bien sûr - à des résultats très satisfaisants. Dix années plus tard, Alfred Bel ne manquera pas d'en attester le bien-fondé, en dressant un véritable palmarès des confréries religieuses, (et surtout de ses chefs) qui se sont non seulement ralliées à la cause française en Algérie, mais qui, encore, ont fait œuvre de prosélytisme pour ramener les fidèles à concourir à son œuvre. Telle ne fut pas cependant la vocation de toutes les confréries durant la période coloniale et les condamnations qui étaient prononcées bien plus tard, au début du mouvement national, dans les prétoires des uléma réformistes, tenaient de l'amalgame et de l'exagération. De même, on peut affirmer que tout au long de l'histoire qui précède l'épopée coloniale, les compromissions avec le pouvoir central étaient plutôt l'exception que la règle. Et si certaines confréries ont pu se démarquer par quelque attitude renégate, la plupart étaient trop conscientes de leur audience auprès du menu peuple pour ne pas user, face au Prince, de leur contre-pouvoir. De tout cela, l'histoire n'est certainement encore pas faite. Ce n'est pas pour rien, en effet, que les Docteurs de l'Islam, vivant à l'ombre des cours royales, s'étaient toujours acharnés sur le culte des Saints, sur les confréries religieuses, sur leur côté corporatiste. Les textes sur de telles condamnations sont légion. A suivre... |
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