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Le mystère de l’inflation manquante

par Nouriel Roubini*

NEW YORK – Depuis l’été 2012 l’économie mondiale traverse une période d’expansion modérée, avec un taux de croissance qui augmente progressivement. Par contre, au moins dans les pays avancés, ce n’est pas le cas de l’inflation. La question est de savoir pourquoi.

Aux USA, en Europe, au Japon et dans d’autres pays développés, l’accélération de la croissance est due à une augmentation de la demande agrégée. Cette dernière est la conséquence de mesures d’expansion monétaire et budgétaire prolongées et d’un retour de la confiance des entreprises et des ménages. Cette confiance est motivée par une baisse des risques financiers et économiques et par la limitation des risques géopolitiques qui jusqu’à présent n’ont guère eu d’impact sur l’économie et les marchés.

Une hausse de la demande conduisant à un resserrement du marché du travail et de celui des produits, on pouvait s’attendre à ce que l’accélération récente de la croissance dans les pays avancés s’accompagne d’inflation. Pourtant l’inflation sous-jacente a baissé cette année aux USA et ne parvient pas à décoller en Europe et au Japon. Il en résulte un problème pour les grandes banques centrales - à commencer par la Réserve fédérale américaine (Fed) et la Banque centrale européenne (BCE) - qui essaient de sortir de leur politique monétaire non orthodoxe : elles ont réussi à améliorer la croissance, mais ne parviennent pas encore à leur taux d’inflation cible de 2%.
Le mystère d’un taux d’inflation minime alors que la croissance est plus forte pourrait s’expliquer par des chocs d’offre positifs dans les pays développés.

Ces chocs prennent différentes formes. Du fait de la mondialisation, produits et services bon marché en provenance de Chine et d’autres pays émergents affluent. En raison de l’affaiblissement des syndicats et du pouvoir de négociation des travailleurs, la courbe de Phillips [qui décrit empiriquement une corrélation négative entre chômage et inflation] est aplatie et le faible niveau du chômage structurel n’entraîne guère de hausse des salaires. Le prix du pétrole et des matières premières est bas, voire en baisse, tandis que l’innovation technologique, en commençant par la révolution d’Internet, réduit le coût des biens et des services.

Selon la théorie économique classique, en terme de politique monétaire, la bonne réponse à ce type de choc d’offre dépend de sa durée. S’il est temporaire, les banques centrales ne doivent pas réagir, mais simplement normaliser leur politique monétaire, car le choc va s’atténuer et disparaître de lui-même. L’apparition de tensions sur le marché des produits et le marché du travail va alors générer de l’inflation. Par contre si le choc a un caractère permanent, les banques centrales doivent relâcher leurs mesures monétaires pour atteindre leur objectif en matière d’inflation.

Il n’y a là rien de neuf pour les banques centrales. La Fed justifie sa décision de commencer à normaliser ses taux bien que l’inflation sous-jacente soit inférieure à sa valeur cible en disant que les chocs d’offre qui affaiblissent l’inflation sont temporaires. De même, la BCE se prépare à limiter ses achats obligataires en 2018, car elle estime que l’inflation va augmenter le moment venu.

Si les responsables politiques se trompent en croyant que les chocs d’offre positifs qui limitent l’inflation sont temporaires, normaliser pourrait être une mauvaise stratégie et les mesures non orthodoxes devront être prolongées. Mais on pourrait en tirer la conclusion opposée : si les chocs sont permanents ou plus persistants qu’attendus, il faut normaliser encore plus rapidement, car nous avons déjà atteint une «nouvelle normalité» en ce qui concerne l’inflation.

C’est le point de vue de la Banque des règlements internationaux (BRI) qui estime que le moment est venu de baisser de 2% à 0% le taux cible d’inflation - le taux auquel on peut maintenant s’attendre, étant donné le caractère permanent des chocs d’offre. Essayer de parvenir à 2% dans le contexte de ces chocs, avertit la BRI, conduirait à un relâchement monétaire excessif, avec pour conséquence la hausse du prix des actifs à risque et la formation de bulles dangereuses. D’après cette logique, pour éviter une nouvelle crise financière, les banques centrales devraient normaliser plus tôt et plus rapidement leur politique monétaire.

Or la plupart des banques centrales des pays avancés ne partagent pas ce point de vue. Elles pensent que s’il y avait une inflation du prix des actifs, elle pourrait être limitée par des mesures macroprudentielles visant le crédit, plutôt que par des mesures purement monétaires.

Bien entendu les banques centrales des pays avancés espèrent qu’il n’y aura pas d’inflation du prix des actifs, car les chocs d’offre temporaires suppriment l’inflation, et que cette dernière n’augmentera que lorsque des tensions apparaîtront sur le marché des produits et sur le marché du travail. Mais ne pouvant exclure que la faible inflation d’aujourd’hui soit due aux chocs d’offre, elles ne veulent pas accentuer le relâchement monétaire.

Aussi, les banques centrales ne veulent pas abandonner leur objectif formel de 2% d’inflation, mais veulent plus de temps pour y parvenir, comme elles l’ont déjà fait à de multiples reprises, reconnaissant ainsi que l’inflation pourrait rester faible plus longtemps qu’initialement prévu. Sinon, il leur faudra prolonger leurs mesures monétaires non orthodoxes, notamment le relâchement monétaire et les taux d’intérêt négatifs – une stratégie qui ne plait guère à la plupart d’entre elles (à l’exception peut-être de la Banque du Japon).

La patience des banques centrales pourrait pousser à la baisse l’attente d’inflation. Mais prolonger encore longtemps les mesures monétaires non orthodoxes présente des risques : une inflation du prix des actifs, une croissance excessive du crédit et la formation de bulles. Aussi longtemps que l’on n’est pas sûr des causes de la faiblesse de l’inflation, les banques centrales devront naviguer entre ces différents risques.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
*Président de Roubini Macro Associates et professeur d’économie à l’université de New York (Stern School of Business, NYU)