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Zid, ya Bouzid!

par Mourad Benachenhou

L'idéologie est ce fil directeur qui rassemble en un tout cohérent les convictions profondes, innées ou apprises, les idées reçues ou conçues, les leçons de l'expérience personnelle ou collective, et qui constituent le sens de la vie dont l'individu choisit le chemin et détermine les objectifs.

Chacun d'entre nous, si humble ou si peu éduqué soit-il, porte en lui une idéologie, qu'il soit capable de l'exprimer sous forme de mots, ou qu'il en ressente intuitivement l'attrait à travers les membres de la société qui l'expriment, et parfois même l'incarnent.

Pas de leadership sans une idéologie

Lorsque la personne possède les rares qualités à la fois intellectuelles et humaines qui font d'elle un leader-né, -quelqu'un que l'on suit et que l'on écoute, parce que ce qu'il énonce, les mots qu'il utilise, les idées qu'il exprime donnent un sens à la vie d'un groupe,- c'est la capacité d'exprimer une idéologie cohérente qui fait de lui un leader, un homme qui exprime une foi sincère en un avenir lumineux, et qui réussit à « soulever les foules, » et même, selon l'expression consacrée, « faire bouger les montagnes. »

Par définition, si ce n'est en principe, tous les hommes engagés dans la politique, c'est-à-dire des activités qui touchent le présent comme le futur d'une collectivité, doivent posséder une idéologie qu'ils sont capables d'exprimer par des mots, mais également de transformer en actions concrètes et reconnues par tous ceux qui le suivent, ou lui font confiance pour les aider à voir clair dans leur propre vies et dans son sens.

Le leader politique est, qu'il le veuille ou non, un idéologue, car ses paroles, ses actions, ses activités, doivent refléter non seulement une philosophie de la société qui a du sens pour ceux qui le suivent, mais également une cohérence de vision qui entraine la conviction de ses « militants, » mot utilisé à contre-cœur, car il a été souvent dévié de son sens profond et interprété comme indiquant que l'on partage les mêmes intérêts matériels que les autres membres du groupe dont on fait partie.

Idéologie et pragmatisme

Il faut souligner que l'idéologie n'a rien de figé dans son cheminement et dans son mode de mise en œuvre. Il ne s'agit pas de fixer, dans le moindre de ses détails, et à la virgule prés, la liste des idées qui compose ce fil directeur, et les actes et les actions qu'elles appellent, comme les objectifs dont elles visent l'atteinte par le leader et sa communauté.

L'idéologue doit accepter de faire preuve de souplesse devant les obstacles imprévus qu'il rencontre, les faits nouveaux qui apparaissent au fur et à mesure de la concrétisation sur le terrain de son idéologie. Mais toutes ces adaptations au contexte politique, social, et même économique du moment ne doivent pas le faire éloigner de son fil conducteur qui doit être son guide.

Le pragmatisme est de rigueur dans la mise en œuvre de l'idéologie. Mais pragmatisme ne veut dire ni trahison des idéaux qui représentent les valeurs profondes charriées par l'idéologie, ni changement de cap et abandon des objectifs concrets qui guident l'effort de mise en œuvre de cette idéologie.

Le parti politique, reflet et instrument d'une idéologie

Dans l'idéal, un parti politique se forme, et fonctionne autour d'une idéologie, qui se reflète dans son programme, comme dans les couches sociales que ce parti veut attirer à lui et dont il veut représenter les intérêts dans la société.

Ainsi, serait-il difficile de concevoir un parti, dont l'idéologie place le nationalisme comme fil conducteur de sa conception, se compromettre dans la diffusion d'idées, la prise de position ou des politiques contraires à cette idéologie. On ne peut pas être à la fois nationaliste et accepter des concessions sur la signification de ce concept, qui peut comporter la lutte pour l'indépendance nationale, l'exigence de l'intégrité territoriale, l'obligation de faire revivre la langue nationale la plus répandue et la mieux développée, etc, etc.

Les partis politiques algériens : coques idéologiquement vides

Si ces prémisses sont acceptés, et si l'on applique la grille d'analyse avancée ici, on constate, avec tristesse, que le système politique algérien, dans son ensemble, comme dans ses composantes, que ce soient les administrations d'état ou les institutions de représentation partisanes ou populaires, ont perdu tout guide idéologique. On est dans le pragmatisme de survie, l'opportunisme du quotidien.

On conçoit, à la limite, que les administrations, du fait de la diffusion des techniques modernes de gestion des états, du fait des multiples accords, conventions, agréments, qui lient les pays de la communauté internationale entre eux, du fait du poids des organisations internationales et de leur influence sur le comportement et les lois internes de tous les pays du monde, aient une tendance à la neutralité « idéologique. »

Il y a une masse de normes fixées à échelle mondiale, que toutes les administrations du monde suivent, de la gestion des postes, en passant par la lutte contre les endémies et les épidémies, sans compter ces fameux droits de l'homme, à l'interprétation plus ou moins fantaisiste selon les lieux et les circonstances. Le fait est que les administrations gèrent des situations concrètes pour lesquelles le nombre de solutions pratiques est réduit. Y-a-t-il combien de façons de gérer l'organisation de la santé ou l'éducation primaire ? Partout, on a des hôpitaux, des cliniques de soins de proximité, des écoles primaires, avec des critères plus ou moins pré-établis d'accès pour les ayants- droits. Ce n'est donc pas au niveau de la gestion administrative que se pose le problème de l'idéologie.

Les administrations peuvent fonctionner « en roue libre, » suivant leurs propres critères de neutralité et d'universalité dans le cadre d'une communauté. Ce n'est pas à elles qu'échoit la décision de voir leurs actions intégrées dans une construction idéologique donnant un sens à leur action qui va au-delà des critères d'efficacité et d'efficience qui les guident normalement.

L'administration se substitue aux partis politiques

Or, devant le vide idéologique qui règne dans la société politique algérienne, même les partis supposés être au centre de la direction des affaires de la communauté, c'est l'administration qui a pris la place des partis, devenus de simples appendices cantonnés dans les commentaires après-coups des décisions prises par cette administration, placée dans un système de partage de pouvoir hiérarchisé et totalement contrôlé par un seul homme au sommet.

Ces partis ont certes des statuts qui définissent les institutions chargées de les animer , en général , si ce n'est de manière uniforme, : secrétaire général, bureau politique, congrès,- des « militants » supposés être les « adeptes, » les « vrais croyants, » chargés de porter la bonne parole aux gens en dehors de leur parti. Mais, cela ne donne qu'un montage artificiel, sans vie, sans cohérence, et sans signification.

Le système de partis ne va pas mal, comme le pensent beaucoup de maitres dans l'analyse politique des affaires du pays. Il n'existe simplement pas.

Même si l'on voulait, à la limite, mettre sur la presse le tort de ce vide politique, parce qu'elle ne rapporterait pas avec suffisamment de détails ou de clarté, les activités publiques de ces partis, toutes tendance confondues, on ne peut pas lui reprocher de les présenter comme ils sont : des coques vides, sans consistance idéologique ou poids politique visibles ; des agences de placement, au plus, des centres d'exploitation des privilèges que donne la proximité des rouages de l'administration, mais non des institutions reflétant la cristallisation d'une partie de l'opinion publique autour d'un projet de société pour laquelle militerait un groupe de personnes autour d'un parti et de son leader.

Les partis « moulins à louanges »

Même les « moulins à louanges » que sont les partis « présidentiels » ne font pas le poids face à l'écrasante présence de l'appareil administratif dans la prise de décisions qui ont une influence majeure sur la société.

Le fait que le « secrétaire général, » d'un de ces partis qui reçoivent une couverture généreuse de la part des médias, soit en même temps un des rouages important du sommet de l'état, ajoute du poids à cette constatation que les partis n'ont aucun rôle majeur dans le système politique actuel, et que leur manque d'ancrage idéologique est à la fois voulu et systématique, et n'est nullement un accident ou la conséquence du « pragmatisme » du peuple algérien qui serait allergique à toute réflexion abstraite et qui ne connaitrait de la géométrie que la ligne brisée. SI ce parti parti représentait réellement une tendance idéologique claire, son secrétaire général n'aurait pas à être un haut fonctionnaire de l'état pour donner un poids non seulement à sa position partisane, mais également à cette entité dont il assure le leadership. Le parti se suffirait à lui-même et n'aurait pas besoin des béquilles de l'administration pour rester debout.

La libéralisation a généré une nouvelle race d'hommes politiques fondant leur puissance sur l'argent

 La libéralisation économique a accentué la marginalisation des partis politiques, en les éliminant une fois pour toute de toute influence sur la gestion économique du pays.

Une nouvelle race d'hommes d'influence, générée par la malencontreuse politique de privatisation,- que l'on pourrait qualifier de liquidation sans exagération,- des actifs de l'état, est née, auréolée du prestige que donne le titre « d'entrepreneurs, » c'est-à-dire des hommes qui comptent seulement sur leurs bras et leurs cerveaux pour générer des emplois et des richesses, et qui « prennent des risques. » De plus, débarrassés de toutes les complications qu'entrainent toute prise de décision de l'état, ces « entrepreneurs,» dont l'esprit d'initiative et l'inventivité n'obéiraient qu'à leur seule volonté, étaient censés aider à créer de nouvelles sources de richesses, et bouleverser profondément le paysage productif du pays.

La théorie économique démentie par L'expérience du terrain

Maintenant que le pays en est à sa vingtième année de libéralisation, l'image de ces entrepreneurs apparait comme ce qu'elle est-de simples profiteurs qui ont su jouer de la crise profonde de légitimité du système politique pour amasser des richesses inouies-, et leur auréole du passé commence à se dissiper.

On pensait, parce que l'affirmait la théorie économique, profondément influée par les écrits de Adam Smith, philosophe écossais, de la fin du XVIIIème siècle, et développée dans son ouvrage central « De L'origine de la richesse des nations, » que la libéralisation allait entrainer une vague d'initiatives et d'innovations mettant en œuvre les ressources naturelles du pays en dehors du pétrole, et aboutir à une diversification de l'appareil de production nationale comme des exportations. On avait également théorisé que la fameuse loi de Ricardo soulignant l'importance de l'utilisation optimale et quasi-automatique des ressources du pays en économie ouverte entrainerait la multiplication des industries exportatrices exploitant les avantages comparatifs du pays face à la concurrence internationale.

Faut-il croire les théoriciens qui ont longuement développé cette argumentation, peaufinée et soutenue par les écrits profus des « institutions de Bretton Woods ? » Ou faut-il tirer de la réalité de l'économie algérienne totalement ouverte à tous vents, dans un contexte de non-réciprocité, la conclusion que cette privatisation et cette ouverture oont donné des résultats contraires à ceux attendus ?

Un seul chiffre révèle la stagnation structurelle de l'économie algérienne et l'aggravation de sa dépendance extérieure

On pourrait se noyer dans les chiffres, et d'autres l'ont déjà fait, pour prouver que l'Algérie est encore plus dépendante de l'étranger, depuis qu'elle a confié son sort au secteur privé, que dans la période de l'économie centralisée, et que le pacte colonial, qui donnait la préférence aux marchandises fabriquées dans « la mère patrie , » a causé moins de torts aux équilibres « consommation-production » de l'économie algérienne coloniale que l'adhésion de notre pays à la soi-disant « association avec l'Union Européenne, » ou, encore clandestinement , mais réelle sur le terrain à « L'organisation Mondiale du Commerce. »

On ne va pas encombrer l'esprit du lecteur avec une série de chiffres. Il suffit de comparer le montant des exportations « hors hydrocarbure » (dont toutes n'auraient pu avoir lieu sans les recettes d'exportations des hydrocarbures qui les ont financées directement ou indirectement, et on ne s'étendra pas plus sur ce sujet) en 2000 à celles de 2015. La différence entre ces deux chiffres est de 900 millions de dollars,( le mondant reste en dessous des 2 milliards de dollars projetés pour l'an 2000) différence qu'il serait nécessaire d'analyser plus profondément, ce qui pourrait prouver qu'en fait une partie de cette augmentation tient plus à un différentiel de prix des matières exportées ou du taux de change des devises perçues que d'une réelle diversification en progrès, même infime.

Entre-temps , des fortunes immenses se sont créées, toutes ayant leur origine directe ou indirecte dans la distribution de la rente, que ce soit sous forme d'augmentations de salaires des fonctionnaires de l'état, sous forme de subvention déguisée ou directe, sous forme d'exonérations fiscales, ajoutée à la fraude fiscale, ou résultats de marchés de l'état. Bref, la privatisation a consisté en un transfert, sans contre partie économique positive, de richesses de la collectivité nationale vers le secteur privé algérien.

En conclusion

L'ampleur de la crise financière causée par la chute du prix du pétrole, crise dont l'ampleur tient au fait que notre économie ne s'est pas diversifiée pendant la période des vaches grasses, bien que place ample ait été laissée à l'initiative privée, dotée de privilèges en monnaie sonnante et trébuchante, prouve, s'il le faut encore, que l'on doit changer du tout au tout de politique économique.

Comme d'habitude, on blâme les conséquences de cette crise, non sur ceux qui l'ont causée, faute d'avoir pris en temps voulu, les décisions économiques reflétant l'incapacité du secteur privé de relancer et de de diversifier la production nationale, ou le manque « d'esprit d'entreprise » des entrepreneurs qui on choisi les voies faciles des marchés de l'état ou de l'importation pour s'enrichir, mais sur ceux qui en pâtissent le plus.

On veut faire prendre en charge la facture de cette débacle par les couches les plus défavorisées de la société. La loi des finances pour 2017, en mettant l'accent sur l'accroissement des impôts indirects, augmente du même coup le poids des contribution fiscales supportées par ces couches et leur fait donc payer le soutien des prix supposé les aider à mieux vivre. Et, pour ajouter l'insulte aux coups, voici que des voix, de différentes provenances y compris, poussent à l'élimination des soutiens aux prix des produits de consommation essentiels , comme de la médecine pour tous, service public, qui devrait donc échapper à toute commercialisation.

Aucun de ces « grand maitres » de « l'austérité » à sens unique, de ces prêtres de « l'équilibre budgétaire, » n'a pensé à demander que les « nouveaux riches, » soient frappés d'un impôt spécial et exceptionnel permettant à l'état de récupérer les bénéfices indus qu'ils ont accumulés du fait des distorsions dans le taux de change du dinar, maintes fois signalée par le FMI, ou qu'ils ont gagnés en trichant de manière massive sur les poids et capacités des produits vendus au détail, et des dissimulations de chiffre d'affaire par refus de facturer leurs ventes, ou du fait de la surfacturation de leurs importations et des marchés publics qu'ils ont obtenus, parfois même sans y avoir soumissionné.

Et c'est là également qu'apparait la vacuité idéologique des partis « de la majorité, » et de leur inutilité dans l'échiquier politique algérien. Tous ceux de leurs chefs qui ont pris la parole se sont lamentés sur la situation financière « catastrophique » du pays, et ont demandé à ce que l'on résolve le problème en « appauvrissant les plus pauvres, » en prétextant des exigences des institutions internationales. Cette tentative de rejeter la balle sur ceux qui ont le moins profité de la bulle pétrolière et sur ces fameuses institutions est une erreur politique et en même temps un acte de lâcheté.

On aurait pensé qu'ils allaient demander que les services fiscaux épluchent les comptes de ces milliardaires- minutes, qu'ils allaient exiger que soit dénoncé l'accord d'association avec l'UE, accord ?copié- collé, puisque l'Algérie n'a rien à exporter vers cette union, que soient arrêtées les « négociations » avec l'Organisation mondiale du commerce.

Et voici qu'ils chantent une chanson incolore, inodore, mais néanmoins politiquement significative, car elle reprend les programmes des partis d'extrême droite européens, qui, eux, au moins, ne cachent pas leur accointance avec le gros capital de leurs pays respectifs.

Et c'est ce genre de propositions qui justifie le titre de l'article « Zid Ya Bouzid, » ou en traduction libre « Haro sur le Baudet. »