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L'aubaine est algérienne

par Hatem Youcef

C'est en 1668 que le terme aubaine prit son acception d'avantage, de profit inespéré, d'occasion et chance. C'est à partir des années soixante du siècle passé que ladite acception a commencé à prospérer en Algérie ainsi que le québécisme bonne affaire.

La toute dernière bonne affaire ou aubaine est à mettre à l'ac-tif/passif du secteur de l'éducation qui a recruté pour l'année scolaire 2016/2017 pas moins de 30 000 enseignants sans pour autant satisfaire la demande sans cesse grandissante d'un secteur devenu brusquement exsangue du fait du départ massif de centaines d'enseignants apeurés à l'idée de se voir cloués à l'estrade jusqu'à la soixantaine accomplie. Une décision, que d'aucuns disent impromptue, de revenir au système de retraite ayant prévalu avant 1990, à savoir faire valoir son droit à la retraite une fois la soixantaine d'âge atteinte, s'est avérée une occasion en or pour beaucoup d'enseignants qui ont longtemps revendiqué le droit à une retraite à 25 ans de quitter le navire qui n'a pas cessé de chavirer. La chose a été d'une certaine manière encouragée par les pouvoirs publics qui ont donné jusqu'à la fin de l'année 2016 pour ceux qui désirent ?partir', lestant ainsi davantage la caisse nationale de retraite (CNR) qu'on dit pourtant à court de fonds. Quelle aubaine pour tous les vacataires qui ont battu le pavé une année durant, mais aussi pour tous et toutes les autres jeunes diplômé(e)s qui ont eu la belle idée de participer au concours de recrutement! L'aubaine a aussi fait le bonheur des candidat(e)s placé(e)s en liste d'attente. Et l'on envisage d'organiser un autre concours pour cette année afin colmater l'énorme brèche laissée par les retraités. Ce qui est opportun pour les nouvelles recrues et les partants le serait-il pour les potaches et l'école en général ?

Le secteur de l'éducation détient la palme en termes de recrutement massif ; le recrutement d'enseignants de français en 2013, les vagues d''integration des contractuels dans le début des années 1990 et 2000, les bacs de la aataba, et possiblement ceux qui les ont précédés sont autant d'exemples édifiants sur la générosité du secteur de l?éducation. Ce secteur n'est toutefois pas le seul à pâtir de cette soudaine saignée puisque même l'administration, la santé, et bien d'autres secteurs ont vu leurs effectifs subitement dégarnis de centaines d'éléments autrement expérimentés. En plus des centaines de médecins qui font chaque année leurs bagages pour s'en aller prodiguer leurs soins en Occident ou au Golfe, une autre décision a vidé les hôpitaux de spécialistes et autres chirurgiens sous prétexte qu'ils avaient atteint la soixantaine sans que cela ne profite aux plus jeunes puisque il en faut beaucoup pour remplacer ces médecins forcés à la retraite. Les cliniques privées ont sans doute tiré profit de cette masse de spécialistes dont ne veut plus le secteur public, mais aussi de ceux qui continuent à y exercer. La déliquescence des hôpitaux et autres structures sanitaires a ainsi fait le bonheur du secteur privé qui a non seulement profité de la compétence d'un personnel médical et paramédical formé à coup de millions, mais aussi de l'appauvrissement des moyens matériels du secteur public où même le fil chirurgical vient à manquer. La santé publique serait tout bonnement devenue un filon d'or au point où l'on voit fort souvent des médecins y officiant ouvrir des cabinets privés. Les plus vernis bénéficient même du programme de l'agence nationale de l'emploi de jeunes pour obtenir leur propre poule aux œufs d'or.

L'ANSEJ justement, mais aussi la CNAC et l'ANDI constituent autant d'opportunités qui ont momentanément intronisés des apprentis plombiers, des électriciens, des menuisiers, des chauffeurs etc., en chefs d'entreprises et propriétaires de bus, semi-remorques et autres véhicules de transport onéreux. Malheureusement, le rêve se mue en cauchemar pour la plupart de ces bénéficiaires de prêts et autre exonération fiscale à cause de l'incapacité de bon nombre d'entre eux à fructifier la chance offerte. Les machines sont alors rendues ou vendues tandis que les véhicules sont transformés pour le transport de marchandises ou le commerce ambulant. Pris à la gorge et sommés de s'acquitter de leur dette, ces jeunes entrepreneurs déchus multiplient pétitions et réunions afin de profiter d'une autre aubaine dont seul notre pays a le secret, à savoir l'effacement des dettes.

La notion d'effacement des dettes est surtout associée aux agriculteurs et aux éleveurs dont le passif qui avoisinait une quarante de milliards de dinars a été heureusement annihilé d'un trait. Ce fut également le cas des grandes entreprises étatiques qui ont eu droit à des plans de restructuration ainsi qu'au rééchelonnement de leurs dettes sans que cela n'aboutisse à leur ressuscitation. A la suite des entreprises publiques, les petites et moyennes entreprises privées ont revendiqué à travers le FCE l?effacement de leur dette. Le nom des établissements de santé publique a également été cité dans ce festival de désendettement. L'épongeage des dettes est tellement entré dans nos mœurs politiques qu'on n'hésite pas à faire d'énormes emprunts aux banques pour se lancer dans les affaires, car l'éventualité d'effacement des dettes peut résorber l'insuccès des affaires. Les affaires justement ont profité à des firmes en peine chez elle, à la main-d'œuvre chinoise, aux opérateurs de la téléphonie mobile, aux importateurs, etc. Les clubs de football aussi qui dépensent des milliards chaque année pour produire un piètre football, des joueurs physiquement et mentalement frileux pour qui revêtir le maillot de la sélection nationale relève du miracle tant leur niveau laisse à désirer et laisse la place aux binationaux qui sont devenu un filon que se disputent notre pays et la France, et des fois la Tunisie et le Maroc. Etre binational est par ailleurs une autre aubaine que nous envient la plupart des pays que nous avons d'ailleurs devancés dans le classement du nombre de binationaux. Pour revenir au football, ses scandales à répétition constituent une source intarissable de choux gras pour la presse spécialisée qui trouvent tant de rumeurs à véhiculer que la majorité des hebdomadaires sportifs se sont transformés en quotidiens. La rumeur, le conditionnel, mais aussi la manne publicitaire abreuvent la presse en général.

L'aubaine concerne aussi les postes d'emplois tels l'enseignement à l'université, les postes économiques ainsi que d'autres secteurs névralgiques que les vagues d'immigration successives de ces dernières années ont dégagés au profit d'individus nettement moins qualifiés. Les partis politiques ne sont pas en reste puisque la majorité d'entre eux se sont vidés de leur sève au profit d'un militantisme à la solde. C'est tout naturellement que les affairistes se sont mis à faire de la politique tandis que les politiques ont pris goût aux affaires. Il y a aussi les étudiants auxquels on offre des bourses pour étudier à l'étranger dans le but de revenir au pays avec le savoir technologique dans les bagages, mais qui ne reviennent que très rarement.

Leur chance est sans doute moins significative que celles des bénéficiaires de la BEEDI (bourse d'études à l'étranger pour une durée indéterminée) qui ne profite naturellement pas au commun des mortels. Il y a les stages à l'étranger, les colloques et les séminaires qui n'engrangent nul bénéfice pour la collectivité, mais engraissent et les participants et les organisateurs et étoffent des CVs désespérément moindres. Il y a eut la période heureuse des cours du soir à l'UFC qui vit des individus faire des bonds gigantesques dans la hiérarchie socioprofessionnelle avec l'obtention de diplômes qui les ont propulsés à des postes dont ils n'auraient jamais rêvés.

Cette histoire de chance qui vient tout d'un coup sourire à une frange de la population ne date pas d'hier. Souvenons-nous, au tout début de l'indépendance quand à peine les Français partis que les biens laissés derrière sont devenus des biens vacants que ceux qui étaient à l'affut s'empressèrent d'occuper. Villas, appartements, locaux commerciaux, quelques 24.300 bâtisses en somme et des fermes devinrent comme par enchantement la propriété non point des domaines, mais d'individus sortis d'on ne sait où. Il y a eu la fameuse cession des biens de l'état qui a normalement profité à tout algérien ayant occupé régulièrement un logement. Des logements de fonction (quelque fois inclus dans l'enceinte même de l'école, de la polyclinique ou autre) et des lots de terrains furent cédés pour des miettes. Des logements furent bâtis pour accueillir les paysans arrachés à la terre pour en faire des travailleurs à la chaine dans des usines qui ont brillé par les innombrables plans de restructuration qui ont faire perdre au trésor public des sommes colossales. Qui se souvient l'ENADITEX, la SNLB, et la fameuse SONITEX qui avait habillé la mythique équipe nationale de 1982 ? Des terres agricoles furent octroyées dans le cadre de la révolution agraire et des villages agricoles furent érigés.

Assurément, la liste des bonnes occasions énumérées ci-haut n'est pas exhaustive. Vivre en Algérie est en lui-même une aubaine pour ses habitants tant on y a droit à beaucoup de gâteries telles les quatre saisons ; on peut aller à la mer en été, skier sur la neige à la montagne, mais aussi sur le sable au désert. C'est le pays où beaucoup de gens vivent sans travailler, le pays où les jeunes gens font presque tous que du commerce, le pays du farniente par excellence en définitive. La rente pétrolière a produit des millions de rentiers qui ont appris à suivre de près l'évolution des cours de l'or noir et jouissent des décisions de réduction de la production seule à même de faire remonter les prix afin de continuer à profiter des aubaines présentes et à venir.