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La guerre des mémoires vise-t-elle la Constitution ?

par Abdellatif Bousenane

Dans une sortie très surprenante, les généraux qui ont géré le pays, dans les années 1990, font le grand déballage. Et pas à n'importe quel moment !

Khaled Nezzar qui a donné le « La » à ces émois, ne mâche pas ses mots, il y va sans limites ni retenue. Mais des questions se posent sur la pertinence, la véracité et l'exactitude de ses récits. D'autres anciens généraux comme Betchine Mohammed et d'autres politiques tels que Belkhadem ont démenti ses affirmations. Même les observateurs « neutres » trouvent beaucoup d'impertinences et d'imprécisions dans ses « histoires ». Dès lors, des interrogations sur le timing et les arrière-pensées des gardiens du temple système, derrière ce déballage, sont plus que nécessaires afin de comprendre leurs vraies motivations et objectifs, dans ce contexte peu aisé. L'avant-projet de la Constitution serait-il l'élément déclencheur de ces agitations ?

Une histoire, plusieurs versions :

Monsieur Nezzar raconte sa version des faits qui ne semble pas convaincante, pour beaucoup de monde. Il affirme qu'il a agi pour les intérêts du pays et il reproche, grosso-modo, aux politiques d'avoir délaissé leur responsabilité historique ! Puis il nie toute implication dans les tintamarres qui ont nui à l'histoire contemporaine de notre pays, à savoir, la démission de Chadli, la torture, les tirs à balles réelles sur les manifestants du FIS dissous, etc. Puis, il s'approprie toutes les vertus honorables et victorieuses : l'arrêt du processus électoral, la protection de l'Etat de l'effondrement, la conservation de la jeune démocratie, etc ! Toutefois, les autres protagonistes affirment tout le contraire. L'ex-ministre de la Défense et donc l'ex premier décideur du pays, conteste le chiffre de 200.000 morts, il avance un chiffre de « seulement », selon son expression, 50.000 morts, pendant la ?décennie noire'. Pour lui ce n'est pas un chiffre suffisant pour qu'il reconnaisse son échec et que la politique d'éradication qui dressait les Algériens, les uns contre les autres, a été couronnée d'un grand fiasco. A ce chiffre, il oublie de rajouter les milliers de disparus, des centaines des milliers d'orphelins, de veuves, des handicapés, des blessés, des assassinats politiques, de la torture et un ancien président, héros de la Révolution de Novembre, liquidé face aux caméras de la Télévision. L'ancien homme fort du système essaie, en fait, de nous convaincre que ce bilan, extrêmement lourd, est un mal nécessaire pour « sauver » la démocratie contre l'obscurantisme terroriste. C'est vrai qu'il y avait des extrémistes islamistes, de l'autre côté qui étaient prêtd à en découdre, néanmoins, une large majorité d'Algériens ne lie pas ces évènements de la même manière. Puisqu'ils existaient plusieurs voies, plusieurs alternatives à la confrontation et au bain de sang. Les deux partis majoritaires avec le FIS, le FLN et le FFS, qui ne sont pas des extrémistes religieux, ont proposé, à l'époque, des solutions pragmatiques et raisonnables. Des personnalités comme le Président actuel, Abdelaziz Bouteflika, l'ex-Président Ben Bella, Ait Ahmed, Hamrouche, les islamistes modérés, comme Djaballah, le parti communiste, le PT et d'autres, c'est-à-dire la majorité de la classe politique qui représentait l'écrasante majorité de la population était contre le choix des généraux putschistes, en vain. Ces derniers ne voulaient entendre personne à part une petite minorité de laïcs très radicaux, anti-islamistes et éradicateurs.

La preuve, après des rivières de sang et des pertes humaines inestimables, un pays cassé, qui a frôlé la disparition, et suite à des pressions internes et internationales, les généraux éradicateurs qui sont les premiers responsables, de ce grand fiasco, parce qu'ils représentaient l'Etat, ont revenu, finalement, à l'option politique pour ouvrir les élections libres à des personnalités qui sont, majoritairement, pour la paix et le dialogue dont le candidat du FLN, RND, Hamas, Nahda et d'autres, le Président actuel Bouteflika. Donc sommes-nous devant un homme, Khaled Nezzar, qui se met sur le banc des accusés et qui se défend contre sa propre conscience d'abord puis contre les châtiments de l'histoire et non pas un ancien haut responsable qui veut éclairer ses concitoyens, sur ce qui s'est passé, réellement, ou plutôt devant un machiavélique qui vise d'autres finalités ?

Y a-t-il un lien avec la nouvelle Constitution ?

On peut douter des vraies motivations de l'ex chef d'état-major, qui justifie sa sortie par le débat sur le défunt Ait Ahmed qui aurait refusé une proposition de remplacer Chadli, à la tête de l'Etat. Ce petit détail de l'Histoire ne semble pas une vraie cause, face à tout ce déballage qui a pris une dimension de guerre des « mémoires », car Ait Ahmed n'est pas la seule personnalité qui a refusé des postes de responsabilité, d'autres l'ont déjà fait. Le Président actuel Bouteflika a refusé, en 1994, d'être le chef de l'Etat, parce que les décideurs d'alors refusaient toujours l'idée de la Concorde civile et la Réconciliation. En tout cas, proposer un poste de responsabilité à une personnalité politique qui le refuse n'est pas un tort en soi ! Je pense que cette histoire d'Ait Ahmed n'est rien qu'une ruse, presque parfaite, pour entamer ce feuilleton qui a des visées plus profondes.

Il arrive, en fait, au moment du débat sur l'avant-projet de la Constitution qui porte des modifications substantielles et des avancées non négligeables. Cette proposition de la Loi fondamentale du pays arrive, juste, après l'éviction d'une cinquantaine d'anciens hauts gradés de l'Armée qui ont, tous, travaillé sous les commandes de Khaled Nezzar, cela laisse entendre que les ex-décideurs sont opposés à ces amendements. Khaled Nezzar qui a des postions politiques souvent convergentes avec celles de Ali Benflis et la CNTLD qui refusent cet avant-projet dans « sa forme et sur son fond », essaie peut-être un coup de poker pour déstabiliser ou pour, au moins, parasiter ce débat de fond, très intéressant sur la nouvelle Constitution. C'est le moment idéal pour attiser le chiffon rouge de la guerre civile !

Il faut souligner, tout de même, que plusieurs voix de l'ancien régime, très conservatrices, s'élèvent contre l'officialisation de Tamazight et qu'elles ne voient en elle que division et discordance. Alors qu'en vérité cette officialisation va approfondir la réconciliation entre Algériens et permettre d'apaiser cette crispation identitaire qui dure, depuis des décennies, en plus de sa portée politique contre les partisans de la régionalisation et les séparatistes parisiens. La loi 51 qui empêche les binationaux d'accéder aux hautes fonctions de l'Etat n'est pas, non plus, du goût des anciens « dignitaires » du régime ni même du patron actuel du FLN Saâdani. Le nombre très élevé des enfants et proches de ces « dignitaires » à l'étranger peut expliquer cette opposition. Néanmoins, celui qui opte pour la nationalité de son pays d'accueil, souvent, aurait fait son choix de s'installer, durablement, dans ce pays étranger et donc il est incompréhensible que des personnes qui vivent de longues années dans des pays étrangers, là où ils sont bien intégrés et leurs enfants y sont scolarisés, décident, du jour au lendemain, d'être des hauts responsables politiques de l'Etat, d'un pays dans lequel ils ne vivent plus ! Or, dans la vie, il n y a pas que la politique, nos concitoyens binationaux peuvent participer au développement de leur pays d'origine, s'ils veulent, dans le secteur privé, dans la recherche scientifique, dans la formation, dans la société civile, etc.

Bref, malgré le fait qu'il n'a pas enfanté le passage à la deuxième République, cet avant-projet porte des avancées considérables, en matière de contre-pouvoir ( articles 99 bis, 166 et 170 ter) , de discrimination des transferts illicites des devises, de la corruption (articles 8 et 173-5), plus de pouvoir et d'indépendance pour la Justice, des aides juridictionnelles pour les couches le plus vulnérables pour se défendent contre les puissants (articles 45 bis, 47, 157 et 166 bis ).

Et renforcer le volet populaire de la République, en insistant sur une meilleure distribution des richesses du pays, en matière des aides et subventions, de logement, d'éducation et de santé. Il est clair que le passage paisible de cette nouvelle Constitution va redonner un nouveau souffle à l'équipe présidentielle, après les ratés et les fautes des deux mandats précédents, deuxième et troisième, ce qui n'est pas dans l'intérêt politique des adversaires de Bouteflika.

Cependant si le but de cette sortie est de nuire aux réformes du chef de l'Etat, les ex gardiens du temple manquent, terriblement, de finesse dans leur analyse, car leur stratégie est complètement contre-productive. En ravivant les souvenirs les plus douloureux, ils offrent ainsi un cadeau inestimable au président de la République, lorsqu'ils rafraîchirent la mémoire courte du peuple qui repère, aussitôt, la grande nuance entre les deux périodes : celle de la paix et des réformes et l'autre d'un régime très autoritaire du général Nezzar qui dressait les Algériens les uns contre les autres.