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PRINCETON - La révolution en Ukraine et l'annexion illégale de la Crimée par la Russie ont entraîné une grave crise de sécurité en Europe. Mais, dans la mesure où les dirigeants occidentaux tentent un nouveau genre de guerre financière, la situation pourrait devenir d'autant plus dangereuse. Une Ukraine démocratique, stable et prospère représenterait une constante irritation - et un reproche - pour la Fédération de Russie autocratique et économiquement sclérosée du président Vladimir Poutine. Pour éviter une telle situation, Poutine tente donc de déstabiliser l'Ukraine, en prenant la Crimée et en fomentant un conflit ethnique à l'est du pays. Dans le même temps, Poutine tente de relancer l'attrait de la Russie en doublant les pensions des citoyens de Crimée, en augmentant les salaires des 200 000 fonctionnaires de la régions et en y construisant de larges infrastructures dans le style de celles de Sotchi, dont un pont sur le détroit de Kertch pour un budget de 3 milliards de dollars. La viabilité à long terme de cette stratégie est douteuse, puisqu'elle mettra à mal les finances publiques de la Russie. Mais elle servira néanmoins l'objectif de Poutine, projeter l'influence de la Russie. Pour leur part, l'Union Européenne et les Etats-Unis ne veulent pas d'une intervention militaire pour défendre la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Mais de simples protestations verbales rendaient ridicule et inefficace l'Occident au yeux du reste de la communauté internationale, ce qui à terme ne ferait que menacer plus encore - et plus largement - la sécurité. Une situation qui ne laisse qu'une seule option aux puissances occidentales : celle de lancer une guerre financière contre la Russie. Ainsi que l'a récemment révélé l'ancien secrétaire adjoint au Trésor américain Juan Zarate dans ses mémoires, Treasury's War, au cours des dix années qui ont suivi les attaques terroristes du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont développé un éventail d'armes financières à utiliser contre les ennemis de l'Amérique - d'abord Al Qaeda, puis la Corée du Nord et l'Iran, et maintenant la Russie. Parmi cet arsenal, on trouve le gel des actifs et le blocage de l'accès des banques sans scrupules à la finance internationale. Le système bancaire russe était déjà vulnérable lorsqu'a débuté la révolution ukrainienne. Mais la situation s'est empirée avec le renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch et l'annexion de la Crimée, créant une panique des marchés qui a considérablement affaibli l'économie russe et appauvri les puissants oligarques russes. Dans un système capitaliste de copinage, menacer la richesse de l'élite au pouvoir fragilise la loyauté envers le régime. Pour l'élite corrompue, il y a un point de basculement au-delà duquel l'opposition représente une meilleure protection pour leurs richesses et leur pouvoir - et ce point a été atteint en Ukraine lorsque les manifestations de Maidan ont pris de l'ampleur. Poutine semble convaincu, si l'on en croit ses discours, que l'Union Européenne et les Etats-Unis ne peuvent pas sérieusement envisager une guerre financière, ce qui selon lui, menacerait leurs marchés financiers extrêmement complexes et interconnectés, plus que le système financier de la Russie, relativement isolé. En effet, le lien entre intégration financière et vulnérabilité n'était-il pas la principale leçon tirée de la crise qui a éclaté à la suite de l'effondrement de la banque Lehman Brothers en 2008 ? En fait, Lehman était une petite institution comparée aux banques autrichiennes, françaises et allemandes qui se sont retrouvées fortement exposées au système financier russe au travers de la pratique consistant à utiliser les dépôts des compagnies et des particuliers russes pour prêter aux emprunteurs russes. Compte tenu de cela, un gel des actifs russes pourrait s'avérer catastrophique pour les marchés financiers européens, pour ne pas dire globaux. En déstabilisant l'Ukraine, Poutine a deux objectifs : capitaliser sur les animosités linguistiques et nationales en Ukraine pour générer une fragmentation sociale, tout en tirant avantage des vulnérabilités financières occidentales - surtout celles de l'Europe. En effet, Poutine aime parfois considérer la chose comme un concours qui l'opposerait seul au pouvoir des marchés financiers. La course à l'armement qui a précédé la première guerre mondiale s'était accompagnée par exactement le même mélange d'hésitations militaires et de volonté d'expérimenter le pouvoir des marchés. En 1911, le principal manuel sur le système financier allemand, rédigé par le banquier vétéran Jacob Riesser, annonçait déjà, " L'ennemi, cependant, peut œuvrer à aggraver une panique… en exigeant soudainement une série de revendications en souffrance, par la vente illimitée de nos propres titres, et par d'autres tentatives visant à priver d'or l'Allemagne. Il peut aussi y avoir des tentatives pour désorganiser notre capital, notre monnaie et nos marchés de titres, et menacer la base de notre système de crédit et de paiement. " Les hommes politiques n'ont saisi les conséquences potentielles de la vulnérabilité financière qu'en 1907, lorsqu'ils se sont retrouvé confrontés à une panique financière générée depuis les Etats-Unis mais qui a eu de sérieuses conséquences pour l'Europe continentale (et qui, d'une certaine façon, préfigurait la Grande Dépression). De cette expérience, chaque pays a appris à donner plus de résilience à son marché financier pour se protéger d'éventuelles attaques, et aussi que les attaques pouvaient constituer une réponse dévastatrice aux pressions diplomatiques. C'est exactement ce qui s'est passé en 1911, lorsqu'une dispute sur le contrôle du Maroc a convaincu la France de retirer 200 millions de Deutsch Marks qu'elle avait investis en Allemagne. Mais l'Allemagne s'y était préparée et a pu répondre à l'attaque. En effet, les banquiers allemands ont eu la fierté de constater que la crise de confiance avait frappé la place financière de Paris bien plus fortement que celles de Berlin ou de Hambourg. Les efforts des pays pour protéger leurs systèmes financiers se concentrent souvent sur la supervision bancaire et, dans de nombreux cas, sur un élargissement de l'autorité de la banque centrale pour y associer la provision de liquidités d'urgence en faveur d'institutions nationales. Les différents débats sur la réforme financière aux Etats-Unis ont traité de cet impératif, et certains fondateurs de la Réserve Fédérale américain ont pointé du doigt les applications militaires et financières du terme " réserve ". A cette époque, les efforts en faveur de la réforme financière étaient déterminés par la notion selon laquelle l'accumulation de tampons financiers rendrait le monde plus sûr. Mais cette conviction a entrainé une confiance excessive chez les auteurs de ces réformes, ce qui les a empêché d'anticiper sur le fait que les mesures militaires seraient rapidement nécessaires pour protéger l'économie. En lieu d'être une alternative à la guerre, la course aux armes financières a rendu la guerre plus probable - comme il se peut que cela soit le cas en Russie aujourd'hui. * Professeur en histoire à l'Université Princeton Et membre du Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale. |
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