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Débat :
Et si Trump classait vos ressources naturelles au Patrimoine commun de l'humanité ?
par Rédha Tir* À l'ère des métaux critiques,
les mots voyagent plus vite que les cargaisons. « Patrimoine commun de
l'humanité » (PCH): l'expression, jadis digue éthique
contre la prédation, pourrait revenir aujourd'hui dans le débat comme un outil
possible de sécurisation industrielle - surtout quand la puissance publique
assume l'arme tarifaire.
Fin août 2025, deux signaux politiques l'ont rappelé avec force : Les Échos titrait sur les « entraves à la tech américaine » et la menace de nouveaux droits de douane liés aux terres rares, acte de langage autant que de stratégie industrielle ; dans le même tempo, Le Figaro relayait cette formule choc - « Ils doivent nous donner des aimants » - et l'hypothèse d'une surtaxe «autour de 200 %» si Pékin n'accélère pas ses exportations d'aimants en terres rares. Ces annonces ne sont pas des anecdotes : elles dessinent un récit d'urgence où l'universalité proclamée peut servir de paravent juridique à des mécanismes de substitution de souveraineté - requalifier des ressources situées chez autrui en « biens communs », confier leur exploitation à ceux qui disposent du capital et des procédés, au nom d'un « intérêt de l'humanité » redéfini par les plus forts. C'est précisément à cette pente - et à ses conséquences pour la souveraineté effective des États détenteurs que répond cet article, en dialogue étroit avec ma réflexion publiée le 06 Avril 2025, publiée dans El-Watan : « De la remise en cause du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes à l'inéligibilité à la souveraineté : Quels défis pour l'Afrique au XXIe siècle ? : comment l'invocation du « commun » peut-elle glisser d'une éthique de la retenue à un instrument de tri des souverainetés ? I - Le « commun » : promesse d'universalité, risque de substitution Repartons du sens. Le patrimoine commun de l'humanité n'a pas été forgé pour ouvrir des portes dérobées dans les souverainetés nationales. Il naît, au tournant des années 1960-1970, pour soustraire certains espaces-ressources à l'appropriation exclusive : les grands fonds marins au-delà des juridictions, la Lune et quelques régions de l'espace, l'orbite géostationnaire. Trois idées en font l'ossature : non-appropriation (nul ne peut s'en dire propriétaire), gouvernance partagée (la règle se discute et se contrôle), partage équitable des bénéfices (l'humanité ne se divise pas en gagnants structurels et en porte-charges). S'y ajoute un quatrième pilier, souvent oublié : la responsabilité intergénérationnelle. L'horizon n'est pas l'immédiateté des cours mondiaux, mais la possibilité d'habiter demain. Dans la réalité, le « commun » n'a jamais été un sésame. C'est une contrainte. Une grammaire qui encadre, canalise, ralentit parfois, au nom d'un équilibre supérieur. Là où elle fait défaut institutions faibles, monitoring lacunaire, arbitrages opaques, la bannière universelle peut être reprise par les plus rapides et les mieux dotés. Alors le vocabulaire change de camp. Sous couvert de protéger le bien commun, on confie l'essentiel des décisions à des coalitions étroites, publiques ou privées, dont les intérêts, tout légitimes qu'ils soient, ne se confondent pas avec l'humanité. C'est ce glissement que j'ai tenté de nommer inéligibilité à la souveraineté. Une pratique discrète, mais de plus en plus influente, par laquelle on en vient à déclarer qu'un État parce qu'il n'exploite pas « assez vite », parce qu'il n'a pas la technologie, parce que ses institutions sont jugées « fragiles » ne serait pas fondé à décider seul de l'usage de ses ressources. Dès lors, la substitution se présente comme un service rendu à tous : « puisqu'ils n'y parviennent pas, faisons-le pour eux, sous l'égide du commun ». L'argument rassure, il est moralement confortable. Il reste une dépossession. Posons la question autrement : qu'appelle-t-on efficacité ? La vitesse d'extraction et la taille des CAPEX ou la capacité à transformer une rente sableuse en infrastructures pérennes, en compétences locales, en filières industrielles, en écosystèmes de recherche et de recyclage ? On confond trop souvent l'accélération avec la souveraineté. Or gouverner une ressource, c'est arbitrer des rythmes, phaser des permis, faire primer la cohérence des territoires et la stabilité budgétaire sur la précipitation. « Différer n'est pas renoncer » : c'est parfois la seule manière d'éviter la double peine dépendre des importations à l'aval tout en exportant l'essentiel de la valeur à l'amont. Le « commun », bien compris, ne remplace pas l'État hôte ; il oblige ceux qui négocient à co-décider et à rendre des comptes. Il ne confère ni mandat de faire « à la place de », ni droit moral de franchir les frontières avec pour tout viatique l'étiquette de l'humanité. Là où la tentation inverse s'installe, la souveraineté change de nature : de droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, elle devient privilège sous conditions - conditions définies ailleurs. On sait comment se concluent ces histoires : l'universalité des mots, l'unilatéralité des pratiques. II- Du symbole à la norme : préoccupation commune de l'humanité Un rappel s'impose. En 1997, l'UNESCO désigne le génome humain comme « patrimoine de l'humanité ». La formule a circulé, parfois instrumentalisée ; il faut la relire. Elle l'est au sens symbolique. Cette précision n'est pas décorative : elle exclut toute idée d'appropriation, même collective, et installe des balises éthiques dignité, non-discrimination, confidentialité, partage des connaissances. Autrement dit, on ne s'« autorise » pas du génome. On s'y astreint. C'est un devoir pour la science, pas un droit pour l'industrie. La leçon vaut au-delà du vivant : nommer « commun » ne crée pas un titre d'accès, cela invente des obligations. Dans le sillage de cette prudence, une partie de la doctrine a travaillé le concept, sans naïveté. Kemal Baºlar et d'autres proposent de sortir d'une vision incantatoire du PCH pour lui donner une consistance fonctionnelle. Non plus une bannière juridico-morale, mais un régime d'intendance : transparence des décisions, mécanismes d'allocation, règles de partage, dispositifs de contrôle, garanties de non-discrimination, équité intergénérationnelle comme contrainte opérationnelle. La puissance de cette approche tient à son réalisme : loin d'élargir indéfiniment les domaines concernés, elle resserre les devoirs de ceux qui prétendent agir « pour tous ». À côté du PCH, la notion cousine de « préoccupation commune de l'humanité » (commonconcern of humankind) a pris de l'ampleur. Elle vise d'autres objets sous juridiction nationale mais de portée globale : le climat, la biodiversité, certains patrimoines immatériels. Là encore, l'outil n'efface pas la souveraineté ; il organise des obligations partagées : coopération scientifique, standards minimaux, accès aux données, financements croisés pour soutenir les capacités des États, mécanismes de suivi indépendants. C'est une économie politique de la co-responsabilité, pas un levier d'appropriation. C'est précisément ce soubassement théorique que mon article du mois d'Avril 2025 cherchait à articuler avec le politique : si l'on brouille volontairement la frontière entre PCH (espaces hors souveraineté, non-appropriation) et préoccupation commune (enjeux globaux sous souveraineté), si l'on transforme l'une en marche-pied de l'autre, alors l'argument universaliste devient un raccourci pratique. On se donne à bon compte la légitimité d'intervenir au nom de l'humanité quand bien même l'humanité n'aurait ni débattu, ni décidé, ni garanti le partage des risques et des gains. La mise en garde vaut pour l'Afrique, mais ne s'y limite pas. Beaucoup de pays dits « fournisseurs » ont connu la même dramaturgie : d'un côté, une demande mondiale nommée « intérêt commun » ; de l'autre, des réalités budgétaires, sociales, écologiques, industrielles, qui exigent de phaser la montée en puissance. Entre les deux, des pressions pour « aller plus vite ». Et l'ombre portée d'un label qui, mal employé, deviendrait un droit d'ingérence économique. Au fond, le cœur du sujet tient en une série de questions simples : qui parle au nom de l'humanité ? qui décide des arbitrages environnementaux ? qui supporte les risques irréversibles ? qui garantit les transferts technologiques promis ? qui atteste de la co-création de valeur et non de sa simple captation ? Si le « commun » ne répond pas à ces questions par des institutions, il redevient un mot-valise. Et l'on sait ce que deviennent les mots-valises : des véhicules pour qui conduit déjà. III- Terres rares, chaînes critiques et tentation d'une souveraineté à deux vitesses Les terres rares ont le mérite d'éclairer crûment ce débat. Elles ne sont pas rares par la géologie mais par l'industrie qui les rend utiles. Extraire du minerai ne suffit pas ; il faut séparer, purifier, stabiliser, raffiner. Il faut de la chimie des solutions, des batteries de colonnes d'extraction par solvants, une métrologie obsessionnelle des impuretés. Sans cet aval technique, pas d'aimants performants, pas d'électronique fiable, pas d'aéronautique sûre. Cette dépendance procédurale a façonné la carte du pouvoir : quelques pôles maîtrisant la séparation fine, une grande part du monde réduite au rôle de pourvoyeur de concentrés. La crise 2010-2011 a joué comme un révélateur global : sursaut des prix, empressement des industriels, puis reflux, pendant que se consolidait ailleurs une position dominante sur tout le spectre de la mine au composant. Depuis, les transitions technologiques ont rebattu certaines cartes (les LED ont déclassé des luminophores, des substitutions dans les aimants ont desserré la pression sur le dysprosium), mais pas l'essentiel : la souveraineté d'usage suit la souveraineté des procédés. On peut posséder d'immenses gisements et rester dépendant, si le raffinage se trouve hors de portée. C'est dans ce contexte tendu que s'inscrit la séquence médiatique de l'été 2025. D'un côté, la rhétorique du réarmement industriel : menaces de sur-taxes massives sur les aimants permanents si les exportations ne s'accélèrent pas ; injonctions à « donner des aimants » ; mise en scène d'une urgence nationale. De l'autre, des capitales prises dans l'étau : sécuriser des approvisionnements, ancrer de la valeur localement, répondre à des opinions publiques fatiguées des promesses non tenues. Il se pourrait que, dans un tel climat, certaines ressources soient requalifiées au titre du PCH afin de légitimer, au moins en apparence, une substitution : confier l'exploitation et surtout l'aval à ceux qui « savent faire », au nom du bien commun. Le récit est séduisant. Il a sa logique. Il est dangereux. Car il requalifie subrepticement des pays en « passagers clandestins » : ils profiteraient de l'économie-monde sans « contribuer » assez, puisqu'ils n'ouvrent pas vite les vannes. On oublie alors que l'efficacité d'une politique des ressources se mesure à la conversion de la ressource en capacités : formation d'ingénieurs, laboratoires d'hydrométallurgie, accès à la propriété intellectuelle, plateformes de test, filières de recyclage, infrastructures partagées. L'extraction sans aval, c'est la rente sans résilience. L'aval sans transferts, c'est la dépendance sous un autre nom. On me dira : tout cela prend du temps. Oui. C'est la condition pour que l'universalité ne soit pas la ruse du plus fort. Raison de plus pour défendre des garde-fous qui ne « ralentissent » pas l'humanité, mais la stabilisent : 1) Des lignes rouges juridiques claires. Aucune requalification unilatérale de ressources sous souveraineté nationale en patrimoine commun. Là où des obligations internationales existent environnement, santé, transparence, elles complètent la souveraineté, elles ne la dissolvent pas. Les règles commerciales permettent, sous conditions strictes, des mesures d'ajustement au service de filières locales : c'est un levier d'industrialisation, non un prétexte au repli. 2) Lier systématiquement l'accès aux transferts de procédés. Pas d'accord qui s'arrête au pied de l'usine d'aval. L'accès aux gisements s'adosse à des instituts mixtes, des équipes intégrées « amont/aval », des licences d'usage négociées, une montée en compétences documentée et auditée. Le langage du commun, s'il a un sens, c'est celui-là : coproduire des capacités. 3) Socialiser les risques environnementaux. Les externalités ne peuvent plus être localisées au Sud et la valeur au Nord. Clauses de dépollution financées, suivi indépendant des effluents, gestion des résidus radioactifs, publication des audits, droit de suspension en cas de manquement. La prudence environnementale n'est pas une ruse protectionniste. C'est une forme élémentaire de justice. 4) Mesurer et publier la part locale de valeur. Redevances progressives indexées sur les prix, participation publique au capital, contenu local en emplois qualifiés et en sous-traitance, ancrage de segments de raffinage et de fabrication de composants, objectifs de recyclage réalistes. Sans indicateurs publisables, tout « commun » reste rhétorique. 5) Co-gouvernance effective. Il ne s'agit pas d'inviter symboliquement les États hôtes à la table. Il s'agit de leur donner la main sur les calendriers, les seuils environnementaux, les choix d'implantation, les priorités de montée en gamme, avec des voies de recours accessibles. La commonconcern n'est pas l'annulation des voix ; elle est l'architecture qui permet de les conjuguer. Reste la question politique, la plus délicate : le récit. Les derniers mois ont popularisé une opposition maniable « ceux qui font et paient » contre « ceux qui profitent ». Elle est efficace sur une estrade ; elle l'est beaucoup moins face aux réalités d'un permis après l'autre, d'une nappe phréatique à préserver, d'un bassin d'emploi à former, d'un budget à stabiliser. On peut railler la lenteur ; la vitesse, elle, n'a jamais garanti la justice. On peut brandir la sécurité d'approvisionnement ; elle ne se soutient pas durablement contre les territoires qui la rendent possible. On peut dire « humanité » ; cela n'a de prix que si l'humanité s'entend comme une co-appartenance, pas comme une subordination polie. Conclusion Tenir la ligne : coopérer sans déposséder Rien n'interdit qu'une administration Trump explore une lecture expansive du patrimoine commun pour sécuriser des chaînes critiques. Les signaux existent : rhétorique d'urgence, menaces tarifaires, injonctions adressées aux grands fournisseurs d'aimants, mise en avant d'un « intérêt général » supposé. La pente est claire : faire passer pour universel ce qui répond d'abord à une stratégie nationale. Or l'universalité n'est pas un déguisement ; c'est une exigence. Elle oblige plus fortement celui qui est le plus puissant. Elle ne l'autorise pas davantage. C'est pourquoi je plaide pour une ligne tenable, et donc exigeante. Maintenir la distinction entre PCH (espaces hors juridiction, non-appropriation, administration internationale) et préoccupation commune (enjeux globaux sous souveraineté, obligations de coopération). Indexer tout accès à la ressource sur des trajectoires de transfert de procédés et d'industrialisation locale. Mettre en commun ce qui peut l'être données, normes, recherches, financements sans retirer ce qui ne doit pas l'être la clé de décider pour soi. C'est seulement à ce prix que les mots retrouveront leur poids : « commun » comme promesse de coproduction, non comme machine de substitution ; « souveraineté » comme capacité d'agencer l'avenir, non comme totem fragile que l'on brandit jusqu'au prochain cycle des prix. Au bout du compte, la question n'est pas de savoir si l'on classera ici ou là tel minerai dans la vitrine des biens de l'humanité. Elle est de savoir qui délibère, comment se distribuent les risques, où se fabrique la valeur, quand s'évaluent les promesses. On ne bâtit pas un monde habitable avec des slogans, fussent-ils beaux. On le bâtit avec des institutions patientes, des contrats qui obligent, des transferts qui émancipent, des politiques qui tiennent dans la durée. C'est ce monde-là que le patrimoine commun devrait servir. Et c'est celui-là qu'il faut défendre, sans déposséder ceux par qui il adviendra. *Expert-Consultant International.Professeur. Ancien Président du Conseil National Économique, Social et Environnemental (CNESE)-Algérie |
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