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«La monstruosité de notre siècle» d'Amir Nour (1): Quand l'Occident se retrouve nu... Gaza et la fin du mythe moral

par Laâla Bechetoula

Il y a des livres que l'on lit... et des livres qui vous lisent. Des livres qui informent... et des livres qui accusent.

Le livre d'Amir Nour, «La Monstruosité de notre siècle», n'est ni un simple essai politique, ni une enquête de plus sur Gaza. C'est une entreprise philosophique au sens le plus radical du terme : une convocation devant le miroir. Non pas le miroir dans lequel l'Occident aime à se contempler - celui des droits de l'homme, de l'humanisme, de la « communauté internationale » -, mais un miroir brut, sans filtre, où l'Empire est forcé de se voir tel qu'il il est, et non comme il se raconte.

Dès les premières pages, le livre assène une phrase qui ressemble à une gifle : «L'Occident n'a pas “échoué” à Gaza. Il s'y est simplement reconnu.»

Pour un lecteur occidental honnête, ce n'est pas un slogan. C'est un diagnostic. Cela veut dire une chose simple : ce qui se joue à Gaza n'est pas une rupture traumatique dans une longue histoire de vertu, mais la continuité d'une histoire plus ancienne, plus profonde, que l'on avait seulement appris à maquiller.

Depuis cinq siècles, le cœur de l'ordre occidental bat au rythme de la conquête, de la hiérarchie entre les vies, de la gestion différenciée du sang et de la souffrance selon l'origine, la couleur, l'utilité stratégique de ceux qui saignent.

Gaza n'est pas un « accident moral » : c'est un révélateur; et Israël, non pas l'exception... mais la quintessence.

L'un des gestes les plus audacieux d'Amir Nour est de refuser le récit si confortable qui circule même dans certains milieux critiques : « Israël aurait trahi les valeurs de l'Occident». Le livre renverse ce postulat, et le renverse de façon irréversible :

«Israël n'est pas une déviation des valeurs occidentales. C'en est la forme la plus distillée. »

Si cette phrase choque, c'est parce qu'elle force une question que presque aucune société occidentale ne veut vraiment affronter : si ce qui se passe à Gaza nous horrifie, que signifie alors le fait que cela se fasse avec vos armes, vos financements, vos vetos, vos récits, votre silence, et l'immunité diplomatique absolue que vous accordez quasi-instinctivement à Israël ?

Autrement dit : il ne s'agit pas de condamner un « allié devenu embarrassant ». Il s'agit de reconnaître une filiation. Ce qui tombe à Gaza, ce n'est pas seulement l'image d'Israël : c'est le mythe d'une supériorité morale occidentale qui se pensait universelle.

Le livre le formule à sa manière : « Israël n'a pas “chuté” à Gaza. C'est son mythe qui s'est effondré - et, pour un système, c'est bien plus fatal. »

Car une fois qu'il se fissure au grand jour, un mythe est très difficile à restaurer. On peut reconstruire des villes, redresser des indices boursiers, relancer des alliances. Mais comment recoller un masque qui s'est brisé devant la planète tout entière ?

Quand le journalisme occidental dit la vérité... sur lui-même

Amir Nour ne se contente pas d'ausculter les chancelleries. Il se penche sur ce qui, en Occident, passe pour le temple du contre-pouvoir: les grands médias.

Il ne leur reproche pas simplement de mentir; ce serait presque rassurant. Il dit quelque chose de plus dérangeant, de plus profond :

« Les médias occidentaux n'ont pas menti sur Gaza. Ils disent la vérité... sur eux-mêmes. »

C'est-à-dire que la couverture médiatique n'est pas une « erreur de traitement » : elle est la manifestation fidèle de ce que sont devenus ces médias. Leur hiérarchie des morts, leur vocabulaire asymétrique, leur capacité à transformer un massacre en «opération», un siège en «conflit», une famine organisée en «crise humanitaire» tout cela n'est pas un accident éditorial. C'est une architecture.

Le livre nous montre, avec une froideur chirurgicale, comment le langage est devenu salle d'opération: on ne nomme plus les choses pour les rendre visibles, mais pour les anesthésier. Un massacre devient « opération ciblée », un bombardement sur un quartier entier devient « frappe », la destruction systématique d'un peuple devient « droit de se défendre ». On ne ment pas. On déplace le sens, on le polit, on l'émousse jusqu'à ce qu'il ne fasse plus mal à la conscience.

Le problème n'est donc plus : « On nous cache la vérité ». Le problème est : la vérité elle-même est devenue un matériau qu'on découpe, qu'on agence, qu'on emballe.

La fabrication du spectateur : voir tout... et ne plus rien sentir

Dans le premier niveau de lecture, le livre parle de Gaza, de l'Occident, des institutions internationales. Mais au fur et à mesure que les pages s'égrènent, la question se déplace, et elle devient terriblement intime:

ce qui est en jeu n'est plus seulement : « Que se passe-t-il là-bas ? », mais aussi : « Que nous est-il arrivé, à nous ?». Comment en est-on arrivé à ce que des sociétés humaines entières puissent voir des immeubles s'effondrer sur des familles, des hôpitaux rasés, des enfants alignés dans des morgues improvisées - puis refermer l'écran et continuer la journée comme si de rien n'était ?

Amir Nour ne traite pas les lecteurs comme des monstres sans cœur. Il dit quelque chose de plus inquiétant : on a rétréci l'espace intérieur où la douleur de l'autre a le droit d'exister.

Par la répétition d'images traumatiques, par l'inflation des crises, par la transformation de la tragédie en « contenu », par le défilement sans fin des notifications, on a façonné un nouveau type d'être humain : une être qui voit tout, mais qui ne bouge vers rien. Non parce qu'il est indifférent, mais parce que sa capacité à refuser l'inacceptable a été peu à peu, méthodiquement anesthésiée.

Là encore, le livre ne hurle pas. Il tend un miroir. Et le reflet qu'il renvoie n'est pas celui d'un « monde informé », mais celui d'un monde géré : gestion des images, gestion des émotions, gestion de la mémoire. La monstruosité, ici, n'est pas seulement dans ce qui est fait aux peuples bombardés, annihilés. Elle est dans ce qui est peu à peu fait à notre propre conscience.

Ce texte n'est pas une critique de livre : c'est une mise à feu. Ce premier article n'est pas une recension. Ce n'est pas un résumé du travail d'Amir Nour. C'est, au mieux, le premier impact, la première brèche dans un mur beaucoup plus vaste.

Il fallait commencer par là : Gaza comme miroir, Israël comme révélateur, les médias comme machine de neutralisation.

Mais le livre va plus loin. Beaucoup plus loin.

Il pose des questions que l'Occident n'ose plus se poser à voix haute :

Que devient un ordre international qui ne parvient plus à se cacher derrière ses propres mythes ?

Que reste-t-il d'une civilisation quand elle perd le monopole de définir ce qu'est la vérité, ce qu'est la justice, ce qu'une vie « vaut » ?

Que devient l'être humain quand il n'est plus le centre de la morale, mais une donnée dans des rapports, un chiffre dans des bilans, un détail dans les négociations ?

Le prochain volet ne racontera pas seulement le livre. Ils tentera d'entrer dans ses strates les plus enfouies : la fabrication du spectateur passif et insensible, la fin de la centralité occidentale, la reconstruction silencieuse du monde - et du « type humain » qui doit l'habiter.

Car en définitive, si Gaza a redéfini la mort, «La Monstruosité de notre siècle» nous oblige à redéfinir la vie.

A suivre

(1) Amir Nour, «The Monstrosity of Our century: The War on Palestine and the Last Western Man», Clarity Press, Inc, Georgia, USA, 2025 (https://www.claritypress.com/product/the-monstrosity-of-our-century-the-war-on-palestine-and-the-last-western-man/).