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Un ramadan pas comme les autres

par Kmar Bendana

Nous sommes encore sous le choc-de l'attentat du 25 juillet qui a coûté la vie à Mohamed Brahmi, un homme que les Tunisiens ont commencé à connaître comme député à l'Assemblée nationale constituante, par des prises de position mesurées mais fermes, la dernière étant d'encourager la rébellion contre Ennhadha. Puis le carnage des neuf soldats du 29 juillet a éclaté comme une bombe dans l'été tunisien.

Depuis, l'armée qui se démène dans la région du Djebel Chaâmbi est délaissée et les familles meurtries, qui se disent fières des héros morts pour la patrie, refusent la présence officielle des représentants du gouvernement.

Un tournant ?

L'émotion gonfle, accentuant peur et défiance, chaque vague élargissant le cercle des gens atteints, chaque atteinte semant insécurité et crainte de l'avenir. On a appris, depuis 30 mois, que cette émotion persistante n'est pas porteuse du meilleur, qu'elle ne favorise que les cyniques, qu'elle augmente le désordre, qu'elle sème la division dans la vie publique et les familles. Cet été règne une tension qui rappelle les mois de décembre 2010 et janvier/février 2011, la violence et les inconnues, avec un sentiment de déchirure en plus. Je ne sais pas ce que c'est qui me fait sentir qu'on serait dans la deuxième phase importante d'une grande mutation en cours et qu'on ne peut nommer «révolution», tant que ces soubresauts n'aboutissent pas à des changements suffisants pour installer autre chose que les magouilles des plus forts et de la discorde. Entre les nouveaux arrivés (Nahdhaouis) et les anciens (RCDistes), jumeaux et ennemis, la bataille se corse, une équipe est en train de chasser l'autre (ou de noyauter ceux qui y consentent), aux dépens de l'équilibre du pays et de sa sécurité, sans parler des principes moraux et des besoins des plus démunis. Il flotte un air de déjà-vécu avec le même sentiment que l'Etat est asservi par un réseau mafieux, mal préparé au pouvoir mais décidé à le prendre durablement. Nos médias, encore mal outillés font des progrès mais ils sont loin de trier et d'informer avec l'objectivité qui diminuerait opacité et tension. On a vu se multiplier les chaînes de télé et de radio, les journaux (papier et électronique) mais les capacités humaines ont besoin de temps pour meubler ce secteur vidé d'efficacité depuis des décennies. Les journalistes se souviennent encore du renversement du régime le 14 janvier 2011. Ils ont « rattrapé » un palier d'exigence et construit une solidarité qui fait du bien à la corporation et à la liberté d'expression naissante mais il faudra du temps pour créer une information plus analytique, branchée sur les faits et alimentée par une connaissance plus approfondie du contexte social et économique, des débats et des références. Même si elle subit des attaques plus enrobées, les responsables ne lui pardonnent pas de ne pas leur offrir un miroir qui ne reflèterait que l'image qu'ils désirent donner. Entre ce fantasme impossible à assouvir et un professionnalisme clairsemé, les Tunisiens sont pris en tenailles dans la mêlée politico-médiatique.

Alors que la politique politicienne embrase la place avec son lot de mesures, de nominations et de textes, assortis de bulletins laconiques auxquels répondent des communiqués verbeux et inefficaces, la vie quotidienne grouille de situations que les médias et les analystes n'arrivent ni à percevoir, ni à restituer. Les Tunisiens sont en train de vivre des choses neuves, d'éprouver des sentiments inédits, d'aspirer à une et en même temps de sentir une responsabilité au-dessus de leurs moyens, avec des ennemis à peine cachés. Sous l'appellation « société civile », du meilleur et du pire, l'argent étant un moteur opaque, libre de tout contrôle.

Des choses se passent en profondeur, dans les régions, dans divers secteurs et dans plusieurs couches de la société. Le meurtre de Brahmi nous a fait revenir à Sidi Bouzid, une région encore sinistrée. La veuve de Mohamed Brahmi est aussi impressionnante que Besma Khalfaoui, la femme de Chokri Belaïd surgie après l'attentat contre son mari. Il faut voir cette mère de cinq enfants intervenir au cimetière du Jellaz, dans les meetings : son éloquence digne et sa détermination galvanisent sans céder à l'invective. Le poète Sghaïer Ould Ahmed, sensible à l'enfantement d'une rhétorique et d'une force à partir de ces pertes : « Nous avons trois veuves [de Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi] et vous trois présidents. On verra qui l'emportera ». C'est fou ce que les événements sont en train de «révéler» comme personnalités remarquables, de dévoiler des forces cachées et de donner vie à des capacités de formulation et d'action étouffées. Une politisation est visiblement en marche.

Politisation versus division

Un événement est né de cette tension : le sit-in du départ (Er-rahil), posté en face de l'Assemblée nationale depuis 7 jours, s'est aggloméré autour des députés qui ont décidé, après le meurtre de leur collègue de bloquer les travaux de l'Assemblée et de réclamer le départ du gouvernement Laârayadh. Une réplique défendant la « légitimité des urnes » (ashar'iyya) a tenu à occuper la même place, obligeant l'armée à séparer par des barbelés les deux sit-ins qui témoignent spatialement d'une division au sein du pays. Que nous apprend l'observation de ces deux séries de manifestations qui peuplent les soirées ramadanesques, dans l'espace public et dans les médias tunisiens ? Les femmes restent au premier plan et leur présence est un indicateur du spectre des gens qui demandent le changement de gouvernement, qui mêle plusieurs milieux et générations, plutôt citadins mais pas seulement.

Les milieux pro-nahdhaoui-s (mais pas toujours salafistes) qui défendent la «légitimité des urnes» comprennent des femmes et s'efforcent de les arborer mais l'image des reportages traduit un manque de naturel ; la présence et la prise de parole féminines sont plus rares et parfois surfaites. Les jeunes reprennent une certaine présence partout (délinquants et barbus compris évidemment), une forme d'énergie que l'on espère plus durable et constructive qu'au cours des deux années précédentes. Après la phase «révolutionnaire», tout a été aspiré par les politiciens et le système a repris le dessus, avec les tics de la politique, les anciens réflexes et la résistance des vieux modèles. On soupçonne beaucoup de jeunes derrière les pages facebook mais comment apprécier cette participation et peut-elle apporter du nouveau sur le plan politique à part la facilité de transmettre informations et rumeurs ? De visu, les adeptes de la légitimité, mot d'ordre d'Ennahdha sont incontestablement moins nombreux, moins féminisés, moins jeunes que les adeptes du départ. Ils manquent souvent de spontanéité, posent surtout à faire la prière ou à haranguer les foules. A l'image, ils sont moins convaincants et mécaniquement agressifs dans la parole. Oui c'est un ramadan pas comme les autres : en plus des morts absurdes et violentes, les mosquées se vident pour la prière des tarawih, habituellement appréciées en ces soirées d'été. Les discours violents ont lassé les pieux ordinaires et les gens en ont marre de voir de la politique partout, sans voir des améliorations. Les ruptures de jeûne dans la rue, forme d'expression de la saison, se propagent de ville en ville, du nord au sud avec des cérémonies d'hommage aux militaires et aux martyrs. Les manifestations pour et contre la dissolution de l'ANC et le départ du gouvernement témoignent que les Tunisiens se politisent softly, à leur manière, en investissant le rythme ramadanesque et familial habituellement pépère. Ce qui n'empêche pas l'appréhension face à la violence qui monte... L'ambiance festivalière (à Carthage, Hammamet, Médina?) a repris après les deux deuils successifs : tout le monde est conscient qu'il faut vivre et résister par l'activité tout en espérant que la pression de cette volonté de changement exprimée par tant de gens un peu partout, fasse son effet pacifique.    Ennahdha essaye d'être impassible mais on devine la division dans un mouvement dont la compacité héritée de la clandestinité n'a pas été fendillée par la prise de pouvoir. On suppose débats, calculs et rivalités mais aucune brebis ne sort du troupeau. Entre les positions récemment acquises et la crainte de perdre influence et avantages, le silence a prévalu. Après une éclipse des ténors de deux ou trois jours, on ré-entend des émissaires banaliser la crise : le terrorisme est un phénomène international, les différends politiques sont le lot des démocraties, on a fait un héritage difficile... L'objectif de gagner du temps est une recette rhétorique qui a fait ses preuves alors qu'on sait de façon de plus en plus avérée (des syndicats de policiers parlent) que les élus et responsables gouvernementaux favorisent l'installation de la violence, phagocytent le ministère de l'Intérieur et les postes de commandement partout, pratiquent la désinformation. Le système de Ben Ali étant compact et hiérarchisé, l'objectif est de le confisquer sous le parapluie d'une «victoire électorale» qui n'autorisait les élus qu'à écrire une constitution et à préparer des élections en une année... En 21 mois, 3 assassinats politiques, blessés et morts collatéraux, des soldats tués par les terroristes, une politique étrangère désastreuse notamment face au jihadisme en Syrie et en Libye, et des suspicions lancées envers l'Algérie, sans oublier les atteintes à la liberté de penser et les menaces sur les droits des femmes, l'absence de réformes et le déni des problèmes économiques de fond. Kasserine et Sidi Bouzid ont rompu le ban avec le pouvoir central (une expérience d'autogestion est née ?) tandis que d'autres coins échappent à tout contrôle (tenus par les trafiquants de drogue et/ou les jihadistes revenus de l'étranger). L'ambiance du pays est lourde car le flou de l'autorité et l'inertie estivalo-ramadanesque ne rassurent pas. L'absence de règles et la culture des passe-droits dans laquelle on baigne sont des sables mouvants qui handicapent les initiatives. Une bonne nouvelle en cet été chaud et pénible : Amina a été relâchée le 1er août. Elle comparaîtra libre à son procès en octobre (?). C'est la moindre des choses après les accusations accumulées qui lui ont valu plus de deux mois de prison déjà. Dans une semaine, jeudi 8 août c'est l'Aïd : que va-t-il se passer sachant que les Tunisiens sont généralement pris dans leurs familles ? La mobilisation qui s'est coagulée depuis le 25 juillet pourra-t-elle se poursuivre ? Pourra-t-elle avoir un effet et persuadera-t-elle les gouvernants de l'envie des Tunisiens de sortir de l'ornière de cette phase et de la spirale négative engagée par cette équipe gouvernementale ? Usant d'une ruse basique, Ennahdha a demandé comme d'habitude du temps, espérant une fois de plus (et comme après Chokri Belaïd), calmer le jeu, vider les demandes de leur sens, aspirer la colère pour avancer des pions, forcer les impasses? voire préparer une riposte.

Qui a parlé de «transition» ?

Hammam-Lif le 2 août 2013.