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Faute d'une flotte nationale conséquente: Main basse sur le transport maritime

par Z. Mehdaoui



Le transport maritime par des moyens nationaux est devenu une véritable problématique en Algérie. Les armateurs étrangers ont désormais fait main basse sur le secteur, au moment où la compagnie nationale (CNAN) agonise du fait de l'effritement de sa flotte à cause «de l'absence de stratégie et de mauvaise gestion ces quinze dernières années», estiment nombre d'observateurs.

Pourtant la CNAN était classée dans les années 80/90 parmi les 50 premières compagnies maritimes au monde.

 Avec une flotte de près de 80 navires (vraquiers, tankers, chimiquiers, transporteurs de gaz, pétroliers, Multipurpose, RORO, car-ferries), la compagnie nationale en ce temps-là, a pu assurer, avec des capacités propres ou affrétées, une part de 35% des échanges extérieurs du pays en se fixant même comme objectif d'atteindre un taux de 50%.

 Alors que la demande de transport à l'import a littéralement explosé ces dix dernières années, passant de 19 millions de tonnes en 2001 à 37 millions de tonnes à la fin de l'année 2011 (les chiffres de 2012 ne sont pas encore disponibles) la flotte de la CNAN est réduite à seulement 6 navires qui font la navette (quand ils ne sont pas immobilisés pour cause de panne ou de mauvaise conditions climatiques) entre les différents ports algériens et ceux de Marseille, Barcelone, Laspezia, Anvers, Hambourg? etc. Pour ce qui est des autres continents d'Asie et d'Amérique notamment, à l'exception des pétroliers de Sonatrach, aucun navire battant pavillon algérien, n'a accosté depuis des lustres dans ces ports.

 La part de marché de l'armement national en ce qui concerne le transport de marchandises générales est réduite à 1,4% pour ce qui est du tonnage global des marchandises solides et à 1,75% pour le trafic de conteneurs.

 Ces chiffres sont révélés par Abdelhamid Bouarroudj, un ancien cadre dirigeant de la CNAN. Ce dernier, dans un document dont nous détenons une copie, affirme que les cargaisons homogènes sont couvertes dans leur quasi-totalité par le biais d'affrètement majoritairement conclu et contrôlé par les fournisseurs étrangers dans le cadre de leurs ventes CFR aux importateurs algériens.

 «Seule, une part mineure du fret est en effet contrôlée par les opérateurs nationaux dans le cadre de leurs achats en FOB (le fret doit être payé par l'acheteur étranger et non par le vendeur algérien). Aujourd'hui ces opérateurs subissent le diktat des armements étrangers qui refusent de charger les frets payables en Algérie et ceci en l'absence de capacités d'affrètement de l'armement national, seul autorisé à procéder à l'affrètement de navires», est-il écrit dans le document qui note, par ailleurs, que la prise en charge de la majeure partie du transport maritime des marchandises générales à destination de l'Algérie par les armements étrangers, a considérablement modifié le paysage maritime algérien.

 En fait l'Algérie, en l'absence d'une flotte nationale, est devenue très vulnérable, voire même à la merci de transporteurs étrangers. Il s'agit là ni moins ni plus que de la sécurité des approvisionnements, en sus d'une hémorragie des devises sachant que les armateurs étrangers font la pluie et le beau temps en fixant à leur guise les prix de transport vers les ports algériens. La «descente aux enfers» de la compagnie nationale maritime a profité principalement à trois transporteurs étrangers. Il s'agit de la CMA-CGM, MSC et MAERSK, estime Abdelhamid Bouarroudj dans son analyse.

 Les opérateurs économiques algériens sont ainsi contraints de payer plus que leurs homologues maghrébins pour un même service et parfois pour une moindre distance.

 «L'opacité de la facturation, ajoutée à la variété des formes de celle-ci, rend la lisibilité des factures très difficile. Quoi qu'il en soit, les montants payés par les opérateurs algériens aux armateurs de ligne, au titre des frais de débarquement des conteneurs, n'ont aucun rapport, ni avec la réalité des prix, ni avec les frais de manutention payés par ces armateurs dans les ports algériens» soutient l'ancien dirigeant de la CNAN, qui révèle que la surfacturation imposée par les armateurs étrangers aux opérateurs, au titre des frais de manutention en Algérie peut être estimée à près de 9 milliards de dinars, soit environ 110 millions de dollars US par an.

 «Les frets affichent pour leur part, de façon certaine, un excès d'au moins 10% par rapport à ce qu'ils devraient être. D'où un surcoût à ce niveau de l'ordre de 200 millions de US$ par an» lit-on encore dans le document qui note dans le même cadre, que les armateurs étrangers se sont, par ailleurs, mis d'accord pour imposer aux Algériens une période de franchise de 7 jours, soit au minimum la moitié de ce qui a toujours été pratiqué (entre 15 et 30 jours), des taux de surestaries dépassant toute logique et des frais de séjours des conteneurs dans les ports secs pour le moins exorbitants.

 A titre d'illustration, en matière de surestaries des conteneurs, un conteneur de 20 pieds est loué sur le marché international à 1,20 USD dollar/jour, soit une période de 90 jours, 108 USD dollars alors qu'il est facturé aux réceptionnaires algériens selon le barème appliqué actuellement pour la période de 90 jours moins la franchise, à 2.119 USD soit une marge de 1962 %.

 La même source explique que le surcoût, en considérant un seul mois de facturation pour un conteneur de 20 pieds est de 374 US dollars par conteneur, et sachant qu'en 2011 il a été débarqué 903.000 EVP, le coût est estimé à 340 millions de dollars.

 Les pertes sur le fret maritime, estimées à 200 millions de dollars, les surcoûts liés aux surestaries conteneurs et les surcouts liés aux frais de manutentions estimés pour leur part à 110 millions de dollars auraient pu servir à l'acquisition par l'Algérie de dizaines de navires de ligne, estime Abdelhamid Bouarroudj, dans son rapport. Ce dernier conclut que ces surcoûts sont généralement justifiés par les armateurs étrangers par les mauvais rendements de nos ports, eux-mêmes liés au manque d'équipements et à l'inadaptation des infrastructures portuaires.

 Les ports algériens sont restés tels qu'ils ont été conçus au 19ème siècle, avait déclaré il y a quelques jours, un économiste, membre du Forum des chefs d'entreprise (FCE). Alors que les importations connaissent une densification et une hausse extraordinaires, l'infrastructure et le système portuaire algériens n'ont malheureusement pas évolué d'un pouce. Au contraire, certains ports seraient même délabrés.

 Selon le rapport « Doing Business » 2011 de la Banque mondiale, le coût moyen (hors droits de douane et fret maritime) d'un conteneur à l'importation est de 858 dollars en Tunisie, de 950 dollars au Maroc alors qu'il est facturé à l'Algérie 1318 dollars.

 A l'exportation, le même conteneur coûte en moyenne 733 Dollars en Tunisie, 577 dollars au Maroc et 1.248 dollars US en Algérie, soit un surcoût moyen annuel par rapport aux pays voisins de 400 millions de dollars. Cela se passe de tout commentaire.

 Mais cela nous amène cependant à la grande interrogation qui est de savoir qu'est-ce qui s'est passé à la CNAN, qui figurait au top 50 des plus importantes compagnies maritimes mondiales, et qui est devenue une compagnie qui agonise en dépit de multiples tentatives de réanimation, notamment par la création de plusieurs filiales (CNAN ? MED - CNAN-NORD) ?

 Alors que les observateurs s'attendaient à un réel sauvetage de la compagnie nationale, un rapport rédigé par l'IGF (Inspection générale des finances) vient enfoncer davantage l'une des filiales, à savoir la CNAN-NORD dont le rôle est d'assurer le transport maritime de marchandises en lignes régulières desservant l'Europe du Nord, l'Espagne, la Méditerranée orientale et les USA.

 Le rapport, remis aux autorités concernées, est en effet édifiant sur la gestion de cette filiale.

 «Mauvaise gestion des arrêts techniques de navires», «opacité dans la conclusion des contrats pour la réparation des navires», «gestion anarchiques des conteneurs», «graves anomalies dans la gestion des comptes escale» «affrètement douteux de bateaux?..» sont quelques griefs parmi d'autres qui sont retenus dans le rapport de l'IGF qui évoque des violations systématiques de la réglementation et de la loi.

 Une instruction judicaire se poursuit à ce jour sur la gestion de la CNAN et plusieurs cadres dirigeants ont été mis en prison. Le dossier n'a pas encore délivré tous ses secrets, assurent des sources proches du dossier.

 Mais le plus dramatique est sans aucun doute la saisie de plusieurs navires par les douanes de pays étrangers, notamment à Barcelone (Espagne), Anvers (Belgique) et Marseille (France).

 Des bateaux, battant pavillon algérien, ont même été purement et simplement abandonnés dans des ports étrangers. A défaut de certificats de navigabilité, les navires en question continuent de pourrir à l'étranger.

UNE NOUVELLE EQUIPE, UNE NOUVELLE STRATEGIE

Depuis quelque temps, une nouvelle équipe a été mise en place à la tête de CNAN Groupe. L'objectif est fixé d'entrée de jeu par les plus hautes autorités de l'Etat : «la renaissance de la compagnie» qui faisait la fierté de tous les Algériens dans le passé.

 CNAN Groupe, à travers ses filiales, s'engage désormais dans un plan de développement extrêmement ambitieux.

 Nous avons réussi en exclusivité à avoir les principaux «contours» de ce plan par le premier responsable du groupe Larbi Cherif. Ce dernier a accepté de nous recevoir dans son bureau et a même réuni ses collaborateurs mais aussi les responsables des filiales CNAN MED et CNAN NORD.

 En fait, pour être honnête, il faut reconnaître dans le nouveau PDG de la CNAN une grande humilité. L'homme nous a ouvert toutes les portes alors qu'on s'attendait à faire toute une gymnastique pour accéder à ces informations.

 Ceci dit, le PDG de la CNAN réfute toutes les accusations colportées par la presse sur une prétendue mise à mort de la compagnie maritime nationale.

 Si la CNAN a perdu l'essentiel de sa flotte c'est parce que les navires ont atteint leur âge limite (plus de 30 ans) et que l'Etat n'avait pas investi dans le renouvellement de cette flotte, soutient le PDG.

 Le dernier navire acquis par la compagnie remonte à 1986, ajoute notre interlocuteur qui explique que les coûts d'entretien de tels navires sont immenses et excessifs.

 La réparation d'un seul navire coûte entre 1,5 et 2 millions de dollars, révèle le premier responsable de CNAN Groupe qui précise que ce montant doit être versé dès l'entrée en chantier du bateau.

 Pour le directeur général de CNAN Nord, le commandant Ali Merrah, un bateau qui n'est pas utilisé coûte 6.000 dollars par jour. La perte de marché de la compagnie réside dans le fait que la flotte n'a pas été renouvelée mais aussi concerne les lenteurs et un manque de liberté dans la prise de décision.

 En plus de la vétusté des bateaux, il faut souligner que le type et le mode de transport ont évolué, soutient le DG de CNAN Nord qui rappelle que les navires que détenait la compagnie étaient construits pour transporter des palettes alors qu'aujourd'hui ces palettes sont remplacées par des conteneurs.

 «En l'absence d'une flotte nationale, les armateurs étrangers fixent les prix» reconnaît le responsable de cette filiale détenue à 100% par le groupe CNAN.

 En réalité, les responsables de la CNAN avec lesquels nous nous sommes entretenus étaient unanimes pour affirmer que le non-renouvellement de la flotte est la cause principale des pertes de parts marché de la compagnie nationale.

 Pourquoi des navires sont saisis ou carrément abandonnés à l'étranger ? Pour Larbi Cherif, n'importe quel armateur est passible de saisie du moment qu'il n'arrive pas à payer à temps ses redevances envers le pays hôte. Pour le cas de la compagnie nationale il s'agit de 7 bateaux qui ont été saisis car la CNAN était dans l'incapacité de payer, souligne M. Cherif qui précise néanmoins que les avocats ont pris l'affaire en main au niveau des juridictions d'arbitrage international à Londres et à Paris notamment.

57 MILLIARDS DE DA POUR L'ACHAT DE 25 NAVIRES

 C'est un véritable «plan de sauvetage» qui est mis en place par les autorités pour remettre à l'eau la CNAN, à travers ses deux filiales.

 Ce plan consiste notamment en l'acquisition de quelque 25 navires de différents tonnages (18 pour la CNAN Nord et 17 pour la CNAN MED) dans le but de reconstituer la flotte. Un millier de personnes (400 officiers et 600 subalternes) vont être recrutés par la CNAN, nous a fait savoir le DG de CNAN MED, Kamel Benzaoui.

 Un institut sera mis en place pour former le personnel navigant, explique encore le PDG de CNAN Groupe dont l'objectif est d'arracher 25% des parts de marché (transport des équipements) dans un premier temps, après l'acquisition des bateaux.

 Le même responsable mise également sur le marché de transport de céréales et des aliments de bétail. «Avec les 7 vraquiers que nous allons acquérir, nous voulons prendre en charge les 5 millions de tonnes importées par l'OAIC et l'ONAB» dira Larbi Cherif pour qui la CNAN restera toujours un partenaire crédible qui ne cache pas l'ambition de transporter les 27 millions de tonnes de produits secs importées chaque année par l'Algérie.

 L'acquisition de tous ces navires se fera graduellement, explique notre interlocuteur qui affirme que la CNAN doit absolument profiter de la crise qui secoue le secteur du fret maritime pour acheter des navires qui ont entre 0 et 5 ans.

 Le PDG de la CNAN affirme que le moment est plus que jamais propice pour acquérir ces navires qui coûtaient 68 millions de dollars avant la crise de 2008 et qui sont proposés actuellement à 24 millions de dollars à cause de l'effondrement des coûts de fret.

 Selon le PDG de la CNAN Groupe, la compagnie nationale réceptionnera avant la fin de l'année 2013, deux cargos pour le transport de marchandises générales dont l'âge ne dépasse pas les 5 années. Avec l'acquisition de ces navires, dont les financements et les crédits seraient déjà débloqués, la CNAN ne cache pas son ambition de reprendre sa place de «leader» dans le pourtour méditerranéen.

 Ce sentiment de refaire surface est largement partagé par les dirigeants de la compagnie nationale qui semble ainsi renaître peu à peu de ses cendres alors que paradoxalement nombre d'armateurs étrangers vivent l'effet inverse et s'enfoncent dans la crise, sauf quand il s'agit de la destination Algérie.

 En tous les cas en mettant sur pied un plan de développement, qui est en fait une sorte de «plan Marshal maritime», les autorités ont selon toute vraisemblance compris l'importance de la reconstitution d'une flotte nationale, sachant que la dépense nationale de transport consacrée aux marchandises générales s'élève à 3 milliards de dollars.

 Mais le plus alarmant en sus d'importer tout ce que nous consommons, c'est le fait de voir le pays resté trop longtemps tributaire d'armateurs étrangers sans scrupules qui dictent leur loi et profitent de la moindre faille pour amasser plus de dividendes. Gageons seulement que la leçon a été bien apprise cette fois-ci.