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Culture :
« La Monstruosité de notre siècle » de Amir Nour: Quand l'Occident baisse le rideau... et qu'un autre monde commence
par Laâla Bechetoula Suite et fin
Il y a des moments où le monde ne change pas par un sommet, un traité ou une grande déclaration. Il change dans un grondement sourd, presque silencieux, que seuls entendent ceux qui collent l'oreille contre le cœur de l'époque. Le chapitre que commente cette deuxième partie se situe exactement là : au point où l'Occident n'arrive plus à cacher ce qu'il est devenu, et où l'ordre international qu'il a bâti commence à se fissurer de l'intérieur. Pas par une révolution spectaculaire, mais par l'épuisement lent d'une fonction : celle de référence morale. La fin d'une autorité morale, pas seulement d'une puissance Amir Nour ne décrit pas la « chute de l'Empire » comme dans les livres d'histoire. Il montre autre chose : la perte de crédibilité d'une parole. Ce que les États-Unis sont en train de perdre, note-t-il, ce n'est pas seulement un rang ou un PIB. C'est quelque chose de plus subtil et de plus décisif : la capacité de dire au monde ce qui est vrai et ce qui est propagande, qui est « du bon côté de l'Histoire » et qui ne l'est pas, quelles victimes méritent pleurs et quelles autres se contenteront de statistiques. L'Amérique ne dirige plus vraiment le monde. Elle dirige ce qui reste de la croyance qu'elle le dirige encore. Et sur le plan politique, cette dissociation entre réalité et perception est plus dangereuse qu'une défaite sur un champ de bataille. Quant à l'Europe, le livre la décrit comme une salle d'attente : on entend des pas, on sent des hésitations, mais aucune sortie claire ne se dessine. L'Europe prend des positions qu'elle ne croit plus vraiment, répète des slogans moraux qu'elle n'a plus la force d'assumer et laisse sa politique étrangère se diluer dans des compromis qui lui coûtent son dernier capital : celui de l'exemplarité. Là encore, il ne s'agit pas de jubiler. Il s'agit d'énoncer une vérité nue : l'Occident a cessé d'être une boussole morale pour le reste du monde, même s'il continue de parler comme s'il l'était encore. Un monde sans centre unique : le vide ne dure jamais longtemps Un ordre décline, un autre cherche sa forme. Le livre suit ce mouvement sans lyrisme, presque comme un médecin qui lit un scanner. À mesure que le centre occidental se fissure, d'autres dynamiques s'affirment : une Chine qui avance sans grands discours, une Russie qu'on croyait isolée et qui recompose des zones d'influence, une Inde qui s'installe dans une autonomie stratégique, une Turquie et un Iran qui reviennent comme puissances régionales incontournables, un Sud global qui refuse de rester figé dans la posture du spectateur. Ce n'est pas encore un monde multipolaire stable. C'est une transition chaotique pilotée, où l'idée même d'un monde gérable depuis une seule capitale occidentale se dissout. L'Occident était cette « salle de contrôle ». Il ne l'est plus. Plus grave encore : nous retournons, souligne le livre, vers un moment pré-westphalien, c'est-à-dire vers un univers où les concepts que l'Occident avait imposés - souveraineté, droit international, frontières intangibles - ne fonctionnent plus réellement comme garde-fous. La force n'a plus besoin de la légitimité. Les institutions sont contournées, instrumentalisées, vidées de leur sens. Le cycle occidental ne s'effondre pas d'un coup. Il se termine. Et le monde entre dans un espace sans centre clair, sans langage partagé sur ce que sont le droit, la justice, la vérité. Le véritable champ de bataille : l'être humain lui-même Mais là où «La Monstruosité de notre siècle» devient le plus inquiétant, c'est lorsqu'il quitte les cartes géopolitiques pour entrer dans un territoire bien plus fragile : l'architecture intérieure de l'être humain. Ce que le livre montre, avec une patience glaçante, c'est que la transformation la plus radicale de ce siècle ne touche ni les frontières ni les alliances... mais la définition même de l'humain. Ceux qui se tenaient autrefois au centre du droit, de la morale, de la justice, sont en train d'être discrètement déplacés vers la marge. Ils sont de moins en moins considérés comme une fin, et de plus en plus comme un moyen, un fichier, un «cas», un chiffre. Le langage du système l'exprime déjà : un mort devient un «dommage collatéral», un peuple assiégé devient un «dossier» au Conseil de sécurité, une ville détruite devient un «sujet» dans un rapport, une génération traumatisée devient une «donnée» dans une étude. Ce n'est pas une simple dérive. C'est un projet : la dé-centralisation de l'être humain, son déplacement de sujet moral vers objet de gestion. Reprogrammer la conscience : voir tout, ne plus rien interrompre Comment produit-on un être humain qui tolère l'injustice sans se lever, qui regarde la destruction en direct sans changer de trajectoire, qui continue à « fonctionner » dans un monde absurde sans le remettre en cause ? Le livre avance une réponse : en remodelant sa conscience. Par l'excès d'images, la surcharge d'informations, la fragmentation du temps, la transformation de la douleur en spectacle, l'algorithme en arbitre de ce qui mérite attention ou oubli. Ainsi naît un nouveau type d'être humain : un témoin sans mémoire, ou plutôt : quelqu'un qui se souvient des faits mais a perdu la capacité d'en être bouleversé. La violence la plus dangereuse n'est plus celle qui vise le corps, note le livre, mais celle qui vise la conscience. On peut rebâtir une ville. On peut soigner un blessé. Mais une conscience reconfigurée ne revient pas à son état initial. Le nouveau monde n'a pas besoin d'éliminer massivement l'être humain. Il a besoin d'un être humain qui ne résiste plus. L'humain arabe et musulman au centre de la cible À ce stade, le livre touche un point particulièrement sensible pour nous : la figure de l'humain arabe et musulman. Ce n'est pas parce qu'il serait par nature victime, mais parce qu'il porte encore une mémoire morale vivace, un héritage éthique qui refuse l'idée que certaines vies valent moins que d'autres, et une narration du monde qui contredit le récit dominant. Le système n'a pas nécessairement besoin de le faire taire. Il lui suffit de : fragmenter sa conscience, l'enfermer dans des débats secondaires, transformer sa colère en simple commentaire, noyer son énergie dans le flux interminable du futile et de l'urgent. Ce n'est pas une théorie du complot. C'est une architecture de vie quotidienne : la manière dont nous informons, discutons, consommons, « réagissons » sans agir. Et maintenant ? Lire pour ne pas être reconstruit sans le savoir À la fin, «La Monstruosité de notre siècle» n'est pas un livre à lire «pour s'informer». C'est un livre à lire pour ne pas être reconstruit à son insu. Il offre un vaccin contre une forme très particulière de colonisation : la colonisation de la conscience. Il permet de comprendre ce qui se prépare derrière les fils d'actualité, derrière les éléments de langage, derrière les alignements automatiques. Après ce livre, écrit Nour, l'Occident ne pourra plus jouer son rôle ancien sans être mis en question. Et le monde glissera, qu'on le veuille ou non, vers : la fin de la centralité morale occidentale ; l'émergence de systèmes de savoir alternatifs ; l'éveil ou la rechute de la conscience arabe et musulmane ; le début du démontage de l'« humain dépendant », cet humain façonné pour croire sans vérifier, voir sans s'indigner, savoir sans agir. Dans ce contexte, remercier l'auteur n'est pas une politesse. C'est reconnaître que, dans un âge où les consciences sont anesthésiées avant les corps, écrire un tel livre est un acte de résistance. Et il faut aussi remercier les rares tribunes qui acceptent de porter ce débat. Car publier ce type de réflexion, c'est déjà briser un maillon dans la chaîne qui veut gérer ce que nous voyons, ce que nous pensons, ce que nous osons encore espérer. Ces articles ne sont ni une attaque de l'Occident, ni une défense automatique de l'Orient. C'est une tentative modeste mais nécessaire de remettre l'être humain au centre de l'histoire, après qu'un siècle de monstres l'a relégué au rang de dommage collatéral. Si ce livre révèle le vrai visage de notre époque, notre responsabilité, à nous lecteurs, journalistes, écrivains, n'est plus de fermer les yeux. Parce que la vérité n'est pas ce que le monde nous montre, mais ce que le système n'arrive plus à cacher. |
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