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Michel Raimbaud, ancien diplomate français, conférencier en relations internationales, au «Le Quotidien d'Oran»: Le hirak, l'ANP, la Libye et le reste

par Interview Réalisée Par Ghania Oukazi

« La normalisation est une longue patience, c'est un travail de diplomates », affirme Michel Raimbaud au sujet des relations algéro-françaises. «On ne peut qualifier de « révolutions » des mouvements dont le seul programme consiste à « faire tomber le régime », dit-il lorsqu'il évoque « les printemps arabes ». Partant, il dissèque les crises en Libye, au Mali, en Syrie, « la transaction du siècle », en les inscrivant dans «le remodelage du Grand Moyen-Orient » et en prévoyant « la fin de l'ONU ».

Le Quotidien d'Oran: La diffusion d'un documentaire sur le «Hirak» par des télévisions publiques françaises a provoqué une crise diplomatique entre Alger et Paris. Les relations algéro-françaises sont-elles à ce point fragiles pour qu'un simple travail de journaliste risque de provoquer leur rupture ?

Michel Raimbaud: Près de soixante ans après l'indépendance, les relations entre l'Algérie et la France restent particulièrement intenses. Passionnelles pour ne pas dire volcaniques, elles n'ont jamais pu être stabilisées. Envisager la normalisation impliquerait que l'on veuille bien de part et d'autre tourner la page sur une histoire commune tourmentée. Beaucoup n'y semblent encore pas prêts, préférant ressasser leurs griefs ou leurs obsessions plutôt que d'aborder l'avenir avec modestie, mais dans un esprit constructif. Créer un climat de confiance implique de renoncer de part et d'autre aux conditions préalables et aux surenchères. S'agissant du caractère passionnel des relations entre les deux pays, il est le résultat d'une histoire commune de 130 ans, entre une colonisation et une guerre de libération qui s'est soldée par un nombre élevé de victimes, laissant derrière elle une rancœur et un désir de revanche peu propices à une véritable réconciliation.

Quoi qu'il en soit, la relation bilatérale de maintenant n'est pas seulement de nature politique, diplomatique et économique, elle intègre une dimension culturelle importante, en quelque sorte la « trace » de la France sur l'Algérie, et son caractère passionnel est exacerbé par l'importance des communautés issues d'une façon ou d'une autre de la colonisation ou de la décolonisation. Si la présence des Français en Algérie a fondu à l'indépendance, ce n'est pas sans laisser un impact profond qui se fait sentir jusqu'à présent. En effet, en France, une partie de la population est sensible pour des raisons diverses à la qualité et à la nature du rapport global entre les deux pays. 5 à 6 millions de personnes sont concernées : 1 million de Français rapatriés, Juifs d'Algérie, ex-coopérants, harkis et leurs familles, 1,5 million de soldats français ayant combattu en Algérie, 1 million d'immigrés algériens et leurs familles, mariages mixtes et descendance, binationaux...

Si les relations entre la France et l'Algérie sont comme vous le dites « fragiles au point qu'un simple travail de journaliste risque de provoquer leur rupture », c'est que cet impact évoqué dans les lignes qui précèdent inspire toujours les médias des deux rives et qu'il est en pratique ignoré par ceux - politiques et diplomates ? qui ont pour métier d'élaborer les politiques étrangères et de gérer en conséquence les relations entre les Etats. Or, la normalisation des relations entre deux Etats n'est pas une affaire à traiter par les médias, impatients par nature puisqu'ils doivent informer d'abord de l'actualité. La normalisation est une longue patience, c'est un travail de diplomates.

Si la matière qui inspire les uns et les autres est en quelque sorte commune, la façon de l'aborder est très différente et les objectifs ne sauraient être les mêmes.

La discrétion, la confidentialité voire le secret d'un côté, la publicité faite aux évènements, le scoop de l'autre : le temps court des journalistes poussés par la vitesse de la communication et de l'information moderne, face à la patience supposée et au temps long des diplomates de l'autre.

Q.O.: «Avec Alger, Paris entretient traditionnellement une relation difficile, refusant la repentance qui ouvrirait la voie à un traité d'amitié(...). La France se cherche des prétextes pour revenir dans le pré carré aux portes de l'Algérie, laquelle a l'impression de se retrouver ainsi, une fois encore, sous la menace de l'ingérence occidentale» écrivez-vous dans votre livre «Tempête sur le Grand Moyen-Orient». Les deux pays s'affrontent-ils actuellement dans cette logique ?

M. R.: Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai écrit dans «Tempête sur le Grand Moyen-Orient» sur la relation difficile entre Paris et Alger: ce qui était vrai en 2015 l'est toujours en 2020 et le sera sans doute encore dans quelques années. Et c'est un fait bien connu que la « repentance » qui ouvrirait la voie à un traité d'amitié du côté d'Alger est un concept qui pose problème dans divers milieux politiques ou secteurs de l'opinion en France, notamment dans ceux où s'est développée et se cultive une sensibilité exacerbée quant aux relations entre France et Algérie. Ceci a été explicité précédemment... En fait, le mot de « repentance » soulève un tollé dans bien des milieux. Il faudra du temps...

De même, je ne récuse pas ce qui est écrit dans l'ouvrage en référence « quant aux prétextes que se cherche la France pour revenir dans le pré carré ». Le propos n'était pas d'y voir une intention de la France concernant l'Algérie.

Il se trouve seulement que le Mali et le pré carré se trouvent bel et bien « aux portes de l'Algérie », et que celle-ci peut légitimement avoir « l'impression de se retrouver ainsi, une fois encore, sous la menace de l'ingérence occidentale ». Il serait néanmoins abusif d'en déduire que les deux pays « s'affrontent dans cette logique » : c'est une donnée du contexte géopolitique.

Dans l'esprit de la Françafrique et de ses avatars contemporains, le Mali et les autres pays de la bande sahélienne (de la Mauritanie au Tchad) qui ont fait partie de l'Empire colonial français, puis de la mouvance française, font partie du « pré carré ». Ce n'est évidemment pas un concept juridique ou politico-diplomatique reconnu, encore moins conforme au droit international ou à la Charte des Nations Unies...

Mais c'est une notion à laquelle les « médias » ont recours pour évoquer les intentions ou les ressorts de la politique française en ce XXIème siècle.

La Libye, c'est autre chose. Elle n'a jamais fait partie de la « mouvance » française. Néanmoins, politiquement, diplomatiquement et militairement, la France a joué un rôle très actif dans l'intervention de l'OTAN qui, sous couvert d'une résolution des Nations Unies et de la « responsabilité de protéger », a éliminé Kadhafi, détruit l'Etat libyen et son économie, instauré le chaos que l'on sait, déstabilisant tout le voisinage. Le chaos a gagné toute la région du Sahel, mais la situation en Libye est plus instable que jamais, avec l'arrivée de nouveaux intervenants et le retour annoncé de l'OTAN, soi-disant pour stabiliser la situation (sic).

Q.O.: Dans le même ouvrage, vous mettez «les révolutions arabes» entre guillemets. L'appellation ne cadre-t-elle pas avec ce qui s'est passé dans certains pays de la région ? Sinon, de quoi s'est-il agi sans trop risquer de se tromper ?

M.R.: Oui, je ne suis pas le seul à mettre les « révolutions arabes» ou les «printemps arabes » entre guillemets. En effet, on ne peut qualifier de «révolutions» des mouvementsdont le seul programme consiste à «faire tomber le régime », dont les meneurs sont manifestement inspirés et téléguidés par l'étranger, formés en Occident (par des « ONG » américaines spécialisées dans la promotion de la démocratie et les droits de l'homme), qui bénéficient du soutien occidental politique, diplomatique, militaire, par le biais des services secrets, des conseillers spéciaux, des forces armées, etc., qui sont pris en charge par les forces extrémistes de l'islam politique, parrainées et soutenues par l'OTAN, la Turquie et les régimes du Golfe, dont le label démocratique est plus que douteux, et l'inspiration révolutionnaire très problématique, qu'appuient toutes les forces réactionnaires. Regardons les résultats, pays après pays, et écoutons les aveux de tous ceux, islamistes ou occidentaux ou autres, qui ont participé à ces opérations de changement de régime...

Q.O.: A propos des «révolutions arabes », vous écrivez que «Paris a joué au poker menteur(...). Se tromper de siècle est toujours plein de risques. (...), la France est tombée du mauvais côté de l'Histoire». Pourriez-vous nous indiquer ce côté?

M.R.: La France n'est pas le seul pays à avoir joué, à jouer encore au « poker menteur » et à se tromper de siècle : le temps de la colonisation est révolu, malgré les retours de printemps ou les nostalgies de certains dirigeants. Ce sont des entreprises perdues d'avance, même si les prétextes invoqués sont hypocrites et mensongers, prenant l'apparence de motifs tout autres que la volonté coloniale : la « responsabilité de protéger» par exemple afin d'avoir le champ libre pour des aventures militaires et l'objectif de changer les régimes en place hostiles ou rétifs à l'emprise US ou atlantique. Or les temps ont changé et le monde, dont l'équilibre est en train de basculer, ne se prête plus à de tels projets : c'est ce que j'appelle tomber du mauvais côté de l'histoire : combattre pour des causes injustes, inacceptables, en violant le droit international et, en outre, sans aucune chance de réussir.

Q.O.: Le «Hirak» algérien est-il, selon vous, ce «printemps» qui est arrivé en retard par rapport à ceux de certains pays arabes ? S'inscrit-il dans la même logique des «révolutions arabes» et « des pokers menteurs de la France»?

M. R.: L'Algérie avait connu en janvier 2011 une tentative de « révolution » à la mode des « printemps arabes », mais le mouvement avait été de très courte durée, les autorités ayant été particulièrement vigilantes.

Je m'abstiendrai de porter un jugement sur le « Hirak » algérien de maintenant. Je noterai seulement qu'il n'arrive pas seul et s'inscrit dans une nouvelle vague ayant affecté notamment le Soudan et le Liban. Le retour de « printemps » présente le double visage déjà noté dans les évènements de 2010/2011 : des revendications populaires qui ne sont sans doute pas dépourvues de fondement, mais également et prenant assez rapidement le pas sur les premières, des tentatives de manipulation de l'étranger pas très différentes de celles d'il y a dix ans. On doit toujours, me semble-t-il, se méfier des exigences trop simplistes et trop radicales visant à « renverser le régime » et tous ses symboles afin de « donner le pouvoir au peuple », sans se soucier de la permanence de l'Etat. C'est peut-être la logique des « révolutions arabes » de 2011, cette vague qui a échoué face à la résilience de la Syrie et au « front de la résistance ».

Q.O.: La crise en Libye évolue-t-elle selon le programme de la « Feuille de route pour l'avenir de la Libye (...), dont vous parlez dans votre livre et que vous qualifiez de «programme que l'on espère transposer en Syrie, en attendant de conduire l'assaut contre le régime iranien». S'agit-il d'un agenda aussi précis ? Qui en sont les auteurs ?

M.R: Etant donné la tournure expéditive qu'avaient prise les « révolutions arabes » à partir de l'exemple tunisien en décembre 2010, puis égyptien dès le début de 2011, où des chefs d'Etat apparemment indéracinables et bien adossés à l'Occident étaient balayés comme des fétus de paille et « dégageaient » sans résistance, ce que beaucoup voulaient faire passer pour un « printemps » semblait être un mouvement irrésistible. L'évolution de la crise libyenne à partir de février 2011 n'avait fait que renforcer l'impression que le « vent de l'histoire » était à l'œuvre.

La Jamahiriya, son leader résolu et charismatique et ses performances économiques et sociales allaient tenir plusieurs mois au lieu de quelques semaines, mais l'intervention directe et éhontée de l'OTAN avec l'aval des NU et sans opposition aucune allaient marquer l'efficacité de « la feuille de route pour l'avenir de la Libye », au point de la juger « transposable » pour les étapes suivantes : Syrie, Iran le cas échéant. La «feuille de route pour l'avenir de la Libye» devait initialement servir en Syrie, puis dans l'assaut contre le pouvoir de la République islamique.

L'échec des agresseurs contre la Syrie malgré dix ans de guerre et des assauts maintes fois renouvelés avec sadisme et maniaquerie par l'Amérique et ses alliés a démontré que le « modèle libyen » n'était pas transposable forcément. De même l'offensive contre l'Iran s'est avérée infiniment plus dangereuse que prévu, et l'idée a été mise de côté, comme on le constate maintenant que Téhéran est passé à la contre-attaque contre Washington.

Mais la feuille de route pour l'avenir de la Libye n'a pas été déchirée pour autant. Elle est toujours là, prête à servir à nouveau, pour la nouvelle vague des révolutions qui est en cours depuis deux ans. Elle risque même de reprendre du service contre la Libye et le clan Haftar. L'Algérie sera directement concernée.

Q.O.: Comment voyez-vous la fin de la crise en Libye ?

M. R: Je ne vois pas d'issue pour le moment. Il y a trop d'intervenants et des ambitions trop violentes et trop diverses, dans un contexte déjà inextricable, pour que la Libye y trouve un avantage.

Quand a-t-on vu une organisation qui est à l'origine du chaos revenir sur le lieu de ses crimes dix ans plus tard pour y « rétablir l'ordre et la stabilité » ? C'est pourtant ce que s'apprête à faire l'OTAN, qui mandatera sans doute Erdogan pour maintenir le pays de Kadhafi dans la barbarie et le désordre, pour le plus grand profit des pétroliers et de l'Empire atlantique.

Q.O.: L'Algérie doit-elle participer à la restauration de la paix en Libye ? Que doit-elle faire dans ce cas?

M.R: Il est avéré et annoncé que l'OTAN, à l'origine de la destruction complète de l'Etat libyen, de son système, de son économie et de ses réalisations, a planifié son retour en Libye. On notera avec intérêt, dans le cadre de l'organisation atlantique, une ingérence que l'on n'attendait pas vraiment. La Turquie fait son retour dans les trois ex-régences ottomanes et Erdogan ne cache pas son intérêt pour toutes les anciennes provinces de la «Sublime Porte».

On peut penser que ce regain d'intérêt, né de l'échec patent du nouveau sultan dans ses entreprises syriennes, a de quoi intéresser Alger, et que la non-ingérence a ses limites face aux ingérences. Il est un fait bien établi : l'armée algérienne est la mieux dotée du Maghreb et de l'Afrique septentrionale. Elle dispose de moyens de surveillance et de logistique considérables.

Sa capacité de déploiement est largement reconnue par les experts, sur le continent africain et en Europe. Suite aux évènements de la décennie 1990, elle est évidemment très sensibilisée face aux problèmes de sécurité et de défense. Ce statut militaire est adossé à un rayonnement politique certain et à une ambition diplomatique qui s'est souvent traduite par un rôle médiateur incontestable. En bref, du fait de son histoire, de sa situation géopolitique et de ses choix, l'Algérie occupe une place naturellement importante au sein du grand Maghreb, du monde arabe et du monde musulman, mais également dans le cadre méditerranéen et sur le continent africain. Sans même parler du prestige lié à ses positions internationales traditionnelles. C'est sur ce socle solide que l'Algérie peut imaginer un rôle pour son armée, en Libye ou ailleurs.

Q.O.: La géopolitique oblige-t-elle l'armée à remettre de l'ordre là où l'OTAN et plusieurs autres armées conventionnelles et non conventionnelles ont semé le chaos ?

M. R.: A ce qu'il me semble, la doctrine militaire algérienne en vigueur jusqu'ici est résolument non interventionniste : elle exclut a priori toute idée d'opérations de l'armée nationale hors des frontières, ce qui fait pendant à l'opposition ferme à toute ingérence militaire de pays extérieurs - lisons «français» - dans son «étranger proche», y compris dans la zone sahélienne fortement déstabilisée depuis maintenant une bonne dizaine d'années, depuis la destruction de la Jamahiriya libyenne sous l'égide de l'OTAN.

Depuis lors, il est à la mode dans les capitales européennes de déplorer (hypocritement ?) la réserve de l'Algérie au prétexte qu'elle serait le seul Etat ayant les capacités militaires et politiques de maintenir la paix et la stabilité de la région. On l'aura deviné, la « région » en question est le fameux pré carré de la France dont il a été question précédemment. Au départ, il s'agissait évidemment de tenter de régler la crise politique et sécuritaire au Mali qui ravage le pays depuis 2011, dans le sillage de l'affaire libyenne.

On se rappellera qu'à trois reprises en quinze ans (1992 - 2006 - 2016) ce sont des accords d'Alger qui ont permis d'ébaucher des solutions ou d'instaurer des trêves fragiles entre les belligérants, mouvements de libération de l'Azawad ou groupes terroristes islamistes (AQMI, Ansarullah, MUJAO, Boko Haram) d'une part et le gouvernement central de Bamako d'autre part. Or, dans le projet de nouvelle Constitution à l'étude en Algérie, semble se profiler une mise à jour de cette doctrine qui n'a ni empêché les ingérences extérieures, ni permis de ramener paix et stabilité. Le fait que le législateur envisage de donner à l'armée algérienne une certaine capacité de projection dans la zone que la France considère comme sa zone naturelle d'influence ou d'intervention est de nature à inquiéter les nostalgiques.

Q.O.: Devra-t-elle le faire aussi pour extirper le Mali de l'emprise des groupes terroristes et pousser l'armée française à quitter le Sahel ?

M. R.: Il semble assez logique qu'une doctrine plus interventionniste, si elle se concrétise comme l'estiment certains observateurs, amène à examiner les moyens d'éradiquer l'influence des groupes terroristes au Mali, dans la mesure où ces groupes cités plus haut constituent une menace pour toute la région (et au-delà), dans la mesure également où l'on connaît les circonstances de la naissance de l'AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique).

Q.O.: La cause palestinienne semble avoir été diluée dans ce que vous appelez le «remodelage du Grand Moyen-Orient» voulu par les Etats-Unis et Israël. Trump, Netanyahu et Ben Salman réussiront-ils à échanger la Palestine occupée contre une « transaction du siècle » ?

M. R: Toutes les « révolutions» de la première génération (à partir de 2010) visant à la destruction ou la fragmentation des Etats musulmans, les opérations de changement de régime, et les nouvelles vagues de « révolutions » actuellement à l'œuvre, font partie intégrante du plan de remodelage du Grand Moyen-Orient annoncé par George W. Bush après les attentats du 11 septembre dans le cadre de sa « guerre contre la terreur ». Il en va de même pour les diverses opérations de harcèlement menées contre la Syrie avant 2011, et les guerres livrées par Israël au Liban et à Gaza dans les années 2000...

La « transaction du siècle », facilitée par l'idylle des régimes du Golfe avec Israël vise bien entendu à la liquidation de la cause palestinienne, en faisant de cette question, de politique internationale par excellence, une vulgaire transaction commerciale, financée d'ailleurs par les pétroliers du Golfe. La transaction, négociée entre l'Amérique et Israël, ignore le peuple palestinien et équivaut à un ethnocide. Cette tentative est hautement symbolique : faire disparaître la cause sacrée des Arabes ne revient-il pas à consacrer le démantèlement du monde arabe, ce que souhaite bien entendu Israël ?

Q.O.: La Russie et la Chine peuvent-elles forcer la main aux Etats-Unis pour recréer un monde multipolaire ? Ou alors c'est la route de la soie qui va tracer les trajectoires des relations internationales dans le futur ?

M.R.: Le monde multipolaire n'a en fait jamais existé. De 1946 à 1991, c'est l'ordre bipolaire de la guerre froide qui prévaut, sur la base d'un équilibre de la terreur entre le bloc socialiste conduit par l'URSS et le camp occidental dirigé par les Etats-Unis. Il passe par des moments de crise grave et des épisodes plus calmes. Le passage de la Chine au communisme et son attitude ambigüe vis-à-vis de Moscou, sous couvert de conflit idéologique, de même que la décolonisation donnant naissance au Mouvement des Non-alignés, souvent allié aux pays socialistes, ne changeront guère la problématique globale. Mais en 1991, le paysage est bouleversé par la chute imprévue de l'URSS et la disparition de son Pacte de Varsovie. L'Amérique reste seule maîtresse du monde, à jamais pensent ses dirigeants néoconservateurs : l'Histoire est finie, écrit Fukuyama. Ce sera le « moment unipolaire » qui durera en tout et pour tout vingt ans. Il sera à l'origine d'une extrême injustice et d'infinis dégâts (cf. supra).

En 2011, ce monde unipolaire américain enregistre sa première défaite, le premier double véto russo-chinois au Conseil de sécurité, qui interdit toute intervention militaire officielle en Syrie. Ce ne sera que le premier d'une longue série. La Russie de Poutine renaît de la ruine de l'Union soviétique et la Chine prend son envol. Moins d'une décennie plus tard, on peut tirer quelques conclusions de cet affrontement global. Tout d'abord le déclin progressif mais rapide de l'Empire atlantique américain face à ses deux challengers. Economiquement, la Chine est devenue le numéro un en matière de PIB, et « l'usine de la planète » dans tous les domaines (elle produit 80% des médicaments). Son projet des Routes de la Soie est pour Pékin « la grande stratégie nationale du siècle ». Concernant les trois continents de l'Ancien Monde, il reflète son ambition planétaire de faire contrepoids aux Etats-Unis, et en particulier de proposer une vision concurrente, radicalement différente, du Grand Moyen-Orient de George W. Bush...

Sur le plan militaire, et selon de nombreux critères, la Russie semble avoir rétabli la parité, voire surclassé l'Amérique, tout en devenant la puissance de référence au niveau politique et diplomatique, non seulement dans ses zones traditionnelles d'influence et son « étranger proche », mais aussi dans des régions où Washington était roi (Moyen-Orient, Afrique, Amérique latine).

Les Etats-Unis, qui conservent une énorme capacité de nuisance, notamment par le biais de l'extraterritorialité du droit et des normes, et grâce au statut du dollar ou ce qu'il en reste, ont perdu leur crédit moral et leur ascendant intellectuel. Héritée de la Seconde Guerre mondiale et imposée au « monde libre » dans le cadre de la lutte contre le communisme, cette autorité idéologique avait fini par subjuguer la « communauté internationale » après l'implosion de l'URSS, mais le coronavirus aura ruiné l'image de l'Amérique et de l'Europe. La plupart des pays, même les plus inattendus, ont cherché assistance auprès de l'Organisation de Coopération de Shanghai (Chine, Russie, partenaires asiatiques), ou de Cuba.

Ainsi donc peut-on affirmer que l'épisode du coronavirus aura eu un lien (lequel restera à définir) avec la bataille qui fait rage entre les Etats-Unis et leurs alliés et le bloc conduit par la Russie et la Chine, rassemblant les pays ci-dessus mentionnés, l'enjeu étant la structure du monde à venir, un monde multipolaire véritable, objectif qui ne sera pas facile à atteindre.

Q.O.: La crise entre Washington et Pékin provoquera-t-elle l'affrontement que le monde redoute ? La fin de vie du Covid-19 amorcera-t-elle l'avènement d'un Nouvel ordre mondial moins ou plus vorace de ce qu'il a été depuis toujours ?

M.R: L'affrontement est déjà en cours, entre Washington et Moscou d'une part, entre Washington et Pékin de l'autre, d'autres puissances émergentes ayant aussi leur mot à dire.

Je ne serais pas surpris qu'après coup la géopolitique s'avère plus décisive, plus réelle qu'une science surréaliste rendue presque virtuelle à force d'instrumentalisation.

Un nouvel ordre mondial moins ou plus vorace que l'existant ? Cela dépendra des vainqueurs de la compétition géopolitique, de leurs options pour l'avenir et des aspirations des peuples, que l'on ne saurait oublier.

Q.O.: Qu'est-ce qui vous laisse affirmer face à des médias que «l'ONU est finie, de facto» ?

M.R: L'ONU est en faillite, puisqu'elle a failli dans la plupart de ses tâches, notamment dans la période la plus récente.

Sa faillite est étroitement liée à la dévastation du droit international, à la fin de la légalité universelle, remplacée par une loi de la jungle implacable : la loi du plus fort, c'est précisément ce que le système des Nations Unies était censé interdire, avec des principes simples désormais outrageusement violés par des membres du Conseil de sécurité supposés en être les gardiens : la souveraineté et l'égalité souveraine des Etats, la non-ingérence dans les affaires des autres pays, l'obligation de négocier et l'interdiction du recours à la force, le droit à l'autodétermination des peuples, le droit des Etats à choisir leur régime... et le respect du rôle majeur du Conseil de sécurité en matière de défense de la paix et de la sécurité ou en ce qui concerne le règlement des conflits.

Le Conseil de sécurité comporte cinq membres permanents et dix non permanents (élus pour deux ans par l'Assemblée générale). Seuls les cinq permanents (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne) ont le droit de veto. Ce Conseil n'est plus représentatif des réalités du monde et doit être réformé, mais il est la seule instance échappant à la tutelle des Trois occidentaux.

Q.O.: Pensez-vous que l'ONU entraînerait dans sa chute les institutions internationales et régionales comme celles de Bretton Woods, l'Union européenne, la Ligue arabe, l'Union africaine ?

M.R: On voit comment des organisations régionales entrent en crise et se déconsidèrent : l'Union européenne, la Ligue arabe de maintenant. Comment d'autres, telles que l'Union africaine, s'avèrent plus « résistantes ». Pourquoi l'ONU échapperait-elle à la fatalité du changement ? A nouvel ordre international nouvelle direction...

Pour le reste, le système onusien et la jungle d'organisations qui en forment la trame est, de naissance et de facto, au service de l'Amérique.

Les institutions de Bretton Woods et celles de la justice internationale (CPI) en font partie. On peut penser que la fin de l'ONU signifierait la mort de ces organismes. Encore faudra-t-il recréer un nouveau système, allant de pair avec la mise au point d'une nouvelle règle du jeu. Après tant de tempêtes, l'heure de remettre les montres à l'heure ne serait-elle pas venue ?



- Michel Raimbaud, ancien ambassadeur (retraité), conférencier et essayiste, auteur notamment de : Le Soudan dans tous ses Etats (2012), Editions Karthala - Tempête sur le Grand Moyen-Orient (1ère édition 2015 -2ème édition 2017), Editions Ellipses - Les guerres de Syrie (2019), Editions Glyphe