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Lorsque, de mes
longs périples, je revenais à Sétif, j'aimais bien revoir Ameyar,
un doux rêveur dont certains soupçonnaient à tort la raison vacillante au fil
du temps. Je trouvais intactes sa lucidité et sa mémoire. Il me subjuguait du
haut de son verbe jamais à court de raccourcis, toujours aiguisé à l'endroit de
« nos » gouvernants. Croisé un jour dans l'un des innombrables cafés de la
ville du 8 Mai 45, au quartier d' «El Combatta», il
me tint un discours mémorable.
«Les marsiens déferlent sur la ville. Les partisans du 19 mars, ces ralliés de la 25ème dernière heure gagnent du terrain de jour en jour. Le pays va bientôt leur appartenir. Certains pensent qu'il est déjà en leur possession. De mauvaises langues prétendent qu'ils sont partout, y compris dans les hautes sphères. Ils ont fait de tous les appareils leur propriété exclusive. Leur monopole. Ils ont envahi toutes les activités. Ce sont des sauterelles. De véritables reptiles. On a beau jaser sur leur compte et affirmer qu'ils sucent le sang de la plèbe et puent la corruption, ils s'affichent en grosses bagnoles et construisent des villas inexpugnables. Des forteresses seigneuriales modernes. Ils grossissent leurs comptes dans les grandes capitales bancaires alors qu'ils les fustigent à longueur d'ondes pour le bon peuple? » Je l'écoutais sidéré. Il n'était ni fou, ni aveugle. Il n'était pas barbu non plus. Il était loin de représenter le personnage mythique par la bouche duquel la vérité jaillissait. Décortiquée pour les autres comme si ceux-ci étaient frappés d'ankylose intellectuelle. A force d'analphabétisme. De qui parlait-il ? Qui étaient ces marsiens ? Il me regardait avec des yeux foncièrement étonnés lorsque je lui posai la question. Il ne me répondit pas. Il dressa pourtant un réquisitoire en règle à leur encontre. Il n'arrivait pas à cuver son dépit. Il reprit, à mon intention : «Les vrais patriotes sont morts au champ d'honneur (je trouvais qu'il exagérait). Les marsiens ne sont que des charlatans, des arracheurs de dents de souk. D'ailleurs, seul un marsien ose se pavaner le jour de la fête de l'Indépendance nationale, en prenant des airs de héros auquel le peuple est venu rendre hommage». Une camarilla ? Sur son visage se dessinait de la répulsion. L'arrogance des marsiens le mettait dans tous ses états. Affublés d'uniformes la veille de l'indépendance, ils avaient occupé la cité qu'ils déclarèrent bien vacant. Sans coup férir, devant un peuple encore désemparé car n'ayant pas eu le temps nécessaire pour panser ses plaies et oublier les tortures subies. C'était le début du règne de ce qu'il appelait « le colonelialisme ». J'avais toujours du mal à le suivre dans ses diatribes. « En vérité, je te le dis, reprit-il, une nouvelle race de rapaces qui n'a pas été prévue par Darwin est née : ceux qui tiennent lieu de classe politique. Son discours aseptisé, ses airs de conquérante, sa réputation de budgétivore en font un ensemble de bouffons réunis en conclave. Une camarilla. Attention, ne t'y trompes pas, me lançait-il, derrière l'apparence d'une assemblée de sages notables, ils ne se supportent pas. Parce qu'ils ne parviennent pas à se séparer, ils donnent l'impression d'être unis. Ce ne sont que des clans. Ils ont remplacé les tribus des douars dont ils sont issus. Chacun d'eux a son réseau de complicité (sa clientèle, si tu préfères) pour investir plus facilement tous les postes et fonctions qui leur permettent de se maintenir dans les privilèges qu'ils se sont octroyés. Ce ne sont guère que des profiteurs, des opportunistes, des jouisseurs ». Devant ses réparties énoncées comme une rafale, je gardais toujours le silence. Non pour déguiser une quelconque pensée mais pour maîtriser mes répulsions. Je lui avouais souvent que je ne comprenais pas ce qu'il me disait pour éviter les surenchères. Je l'écoutais sans répliquer. N'assimilant que peu le cheminement de ses pensées, j'étais pourtant tout ouïe. Je représentais pour lui un auditoire de choix, un échantillon de cette jeunesse abusée et désabusée à la fois pour qui l'exil a constitué une autre illusion, dans les banlieues européennes. « Vois-tu, pour eux, l'important c'est d'être étiquetés comme personnalités. D'être identifiés comme tels. Ils veillent à asseoir leur autorité et leur réputation. Ils les entretiennent en camouflant leurs erreurs. Image de marque oblige ». Comment les reconnaître? Hasardais-je C'est une espèce qui meurt pour le désir de paraître, la reconnaissance sociale et l'audience à l'étranger. Tu ne peux pas les rencontrer à n'importe quel coin de la rue. Ils ont leurs quartiers résidentiels, sur les hauteurs d'Alger et autre club des Pins, et leurs gardes corps. Ils considèrent qu'à trop s'exposer, ils risquent de perdre leur autorité. Contrairement à ce que pensent beaucoup d'entre nous, ils fuient les applaudissements des foules. Ils se travestissent en envoyant un des leurs dans la rue, devant les micros des tribunes officielles. Généralement, ils sont tous candidats aux honneurs et font la queue pour accéder aux marches du podium qui y mène. « Attention, ils sont dangereux. Il ne faut pas les sous-estimer. Les faux-semblants, les raisons alibis et les paravents justifications sont leurs spécialités. Méfie-toi d'eux comme de la peste car ce sont des forts en gueules, mais aussi en tortures. Ils veulent élire domicile dans tous les foyers et assiéger toutes les places et les rues. «Songe donc, ils veulent investir chaque famille en ayant un représentant par le biais de l'un des membres de celle-ci. Ainsi, ils se tiennent informés de tous les faits et gestes des éléments localisés comme subversifs. Rappelle-toi l'histoire de cet étudiant qui écrivit une lettre à un ouvrier, travaillant alors pourtant dans une usine de l'Etat. Pour son congé payé. Il a été incarcéré pour tentative d'organisation d'un syndicat parallèle ! Ni plus, ni moins ». Il accompagna son propos d'une mimique qu'il voulait éloquente. Pour signifier qu'il fallait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Il poursuivit : L'Algérie, un bien vacant? «Comme la bourgeoisie européenne, ils se sont constitués en seigneuries, taillés des fiefs et suscités une cour dont la mièvrerie dévouée, la docilité besogneuse, le calcul cynique et la soumission répétée, à chaque occasion, sont devenus des rites connus. Ils considèrent l'Algérie comme leur planète à léguer à leur progéniture. L'Algérie est devenue leur bien vacant, l'Etat leur propriété privée. Ils sont, d'ailleurs, l'objet de dérisions dans les cafés par les jeunes. Au moment de leur désoeuvrement. Sans vergogne, ils se sont vêtus de l'immoralité qui leur sied. Ils installèrent la pénurie, en criant à la crise venue de l'extérieur et laissant à la plèbe, qu'ils méprisent, la débrouillardise. « Tu veux que je te dise ? L'arme absolue contre tous ces magouilleurs en tout genre, c'est l'humour qui nous permet de nous gausser de la loi régissant les rapports entre eux : le copinage, tous azimuts, et l'utilisation envers leurs supérieurs de la pommade, de l'encens et de la brosse. Apprends que la bassesse et le recul sont leur arsenal préféré. Ils restent tapis dans l'ombre pour organiser leur curée. Si tu es humble devant eux, ils te bouffent et font preuve d'un pédantisme dont l'outrecuidance dépasse toutes les bornes. Le rabâchage fuse par leurs bouches comme des vérités cinglantes et prêtes à être imprimées et diffusées, brochures à mettre sur nos tables de chevet et à psalmodier chaque soir ». J'étais ébaubi par tant de lucidité. N'ayant pu mener à terme ses études en philosophie, il fit un bref séjour dans un asile en Europe. Depuis, il vit de petits boulots pour être en conformité avec ses idées, répétait-il souvent. Derechef, il m'asséna: «On nous traite de schizophrènes, alors qu'ils sont de véritables mégalomanes. Désormais, le désarroi, la crise de conscience et la révolte qui dormaient en nous doivent se réveiller. Les magouilles, les manœuvres, les intriques, les complots, les coups bas et autres recettes auxquelles ils se livrent, à longueur d'année, doivent être mis en lumière et dénoncés. En un mot, il faut conjurer le désespoir qu'ils cherchent à institutionnaliser. «Observe un peu les services multiples qu'ils se rendent, les fraudes auxquelles ils se livrent et les cadeaux qu'ils se font. C'est de la comédie. Une hypocrisie entretenue par tout un chacun d'eux. Les uns espèrent sinon amadouer, du moins neutraliser les récalcitrants et les gagner à leur camp. Se frayer un chemin dans la jungle dont ils connaissent seuls les lianes inextricables? Impossible pour le commun des mortels de les égaler ». Il se tut et mit ses mains jointes sous son menton. Comme à chaque fois qu'il voulait marquer une pause ou changer de sujet. Pour ne pas indisposer son interlocuteur. Il me confia, avec un sourire narquois et amer : «Tu te rappelles quand nous étions jeunes ? Nous attendions, à midi tapant, les filles qui sortaient du lycée. Nous nous regardions comme des bêtes curieuses, désolés de ne pouvoir nous satisfaire. Les plus téméraires d'entre nous mesuraient leurs chances en accompagnant à distance leurs dulcinées. Houries inaccessibles. Je pense que cet état de choses n'a pas bougé d'un iota. Ces pratiques exécrables perdurent dans beaucoup de régions ». Il parla d'un trait. Comme pour se décharger d'un fardeau. Dans la voix, il avait un ton qui camouflait mal une rage à peine contenue. Il avait presque les larmes aux yeux quand il évoquait ces souvenirs douloureux. Surtout lorsqu'il pensait que les médias ne manquaient pas une occasion pour nous rappeler que nous étions souverains, dans une patrie indépendante. Il poursuivit amèrement : «Et ce gradé dont le fils a été jugé inapte à poursuivre ses études au lycée par le conseil de classes des professeurs. Tu sais ce qu'il dit, avec une virulence inouïe, au proviseur lorsque celui-ci, par excès de zèle ou par dignité de nationalise anachronique comme dirait feu Lacheraf, lui rappelle que la loi est la même pour tous ? Je te le donne en plein: Tu laisses la loi de côté et tu réintègres l'enfant. Apprends pour ta gouverne que nous faisons la loi dans ce pays. Si tu tiens au pain de ta famille, tu appliques ce qu'on te dit et tu te tais ». Heureusement que ces situations sont rares, m'étais-je hasardé. «Pauvre naïf, me dit-il, on dirait que tu ne vis pas dans ce pays ». |
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