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Débat :
Le cessez-le-feu traitre : Ghaza sous les projecteurs, la Cisjordanie dans l'ombre
par Lounis Oukaci* ![]() Au cours de la récente
conférence internationale qui s'est déroulée à Charm
el-Cheikh, l'attention mondiale s'est focalisée sur l'impératif d'un
cessez-le-feu humanitaire à Ghaza, considéré comme
une étape préliminaire vers la stabilité régionale et la reconstruction
post-conflit.
Il y a eu de nombreux appels à la trêve, à la protection des civils et à la reprise d'un processus politique « inclusif ». Cependant, derrière cette rhétorique se cache une réalité. Et de la compassion émerge une autre réalité : l'accent mis presque exclusivement sur Ghaza a engendré un effet collatéral aux conséquences significatives - l'effacement diplomatique de la Cisjordanie du débat international. Cette marginalisation n'est en aucun cas fortuite. Cette mise à l'écart n'est ni fortuite ni conjoncturelle. Elle révèle une recomposition stratégique du dossier palestinien, où la centralité du territoire historique et politique de la Palestine se voit progressivement dissoute dans une gestion humanitaire fragmentée. Ghaza devient ainsi le laboratoire d'une paix sous contrôle, tandis que la Cisjordanie, soumise à une colonisation accélérée, disparaît du radar diplomatique. Ce déplacement du regard traduit un changement profond de paradigme : l'urgence humanitaire supplante la question politique, et la paix cesse d'être un droit pour devenir un instrument de neutralisation du droit. En substituant la logique de secours à celle de souveraineté, la communauté internationale contribue, volontairement ou non, à redéfinir la cause palestinienne dans les termes mêmes de son affaiblissement. Derrière le vocabulaire de la reconstruction, c'est la reconfiguration silencieuse du projet national palestinien qui s'opère. La conférence de Charm el-Cheikh, sous couvert de solidarité, s'inscrit dans une dynamique où les paramètres traditionnels du conflit - occupation, frontières, autodétermination - sont remplacés par une approche managériale de la paix : contrôle des flux, stabilisation temporaire, gouvernance externalisée. En d'autres termes, la question palestinienne glisse du politique vers l'humanitaire, du droit vers la gestion, et de la souveraineté vers la tutelle. Ce glissement, plus que tout bombardement ou trêve, constitue aujourd'hui la véritable ligne de fracture du Proche-Orient contemporain. I. LA PAIX DIFFÉRÉE : GHAZA MÉDIATISÉE, CISJORDANIE ANNEXÉE Depuis le déclenchement de la guerre à Ghaza, la communauté internationale n'a cessé d'appeler à une trêve et à la protection des civils. Mais pendant que les caméras du monde se concentrent sur la bande de Ghaza, la Cisjordanie connaît l'une des phases les plus intenses de colonisation et d'annexion de fait depuis 1967. Selon les rapports successifs des Nations unies et de plusieurs ONG internationales, plus de 800 000 colons israéliens vivent désormais en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, répartis dans plus de 250 colonies et avant-postes, souvent légalisés a posteriori par la Knesset. Cette expansion n'est pas un phénomène isolé, mais l'expression d'une stratégie planifiée d'intégration territoriale visant à rendre irréversible la présence israélienne dans les territoires occupés. Les zones dites « C », qui représentent plus de 60 % de la Cisjordanie, sont progressivement absorbées dans l'espace administratif et sécuritaire israélien. Routes séparées, infrastructures exclusives, extension du mur de séparation et juridictions différenciées composent les contours d'une annexion rampante, où la distinction entre occupation temporaire et souveraineté effective s'efface jour après jour. Sur le terrain, cette dynamique se traduit par une géographie fragmentée, où les localités palestiniennes sont confinées dans des enclaves discontinues, dépourvues de continuité territoriale et de maîtrise sur leurs ressources naturelles. Ce morcellement planifié - qualifié par certains observateurs de « bantoustanisation » de la Palestine - traduit une stratégie d'ingénierie territoriale où la fragmentation géographique devient un instrument de domination politique. En transformant les territoires palestiniens en enclaves discontinues, dépendantes économiquement et encerclées militairement, le projet vise à neutraliser toute continuité souveraine. Ghaza, isolée sous tutelle humanitaire, et la Cisjordanie, émiettée par les colonies et les checkpoints, illustrent cette logique de confinement progressif. La « bantoustanisation » n'est pas seulement une réalité spatiale : c'est un processus de dépolitisation systématique, où l'on substitue à l'idée d'un État viable celle d'un archipel d'administrations locales, privées de moyens, de frontières et de représentation internationale. Cela rappelle l'expérience sud-africaine de l'apartheid, où les bantoustans désignaient des territoires prétendument autonomes attribués à la population noire. Ce terme, issu de « Bantou » et du suffixe persan « -stan » (pays), symbolise aujourd'hui une fragmentation territoriale imposée, dissimulant une domination politique et économique sous l'apparence d'une autonomie locale. - vide le futur État palestinien de toute substance politique et territoriale. La Cisjordanie devient un espace administré, non un territoire autonome ; une entité gérée, non un État en devenir. L'annexion ne s'exprime plus par la conquête militaire, mais par le droit, l'économie et l'administration. Chaque décret, chaque permis de construction, chaque autorisation de route ou d'avant-poste constitue un acte de souveraineté unilatérale. En ce sens, l'« annexion silencieuse » se révèle plus redoutable que l'occupation armée : elle légalise la dépossession sous couvert de normalité juridique et de sécurité nationale. Face à cela, la communauté internationale reste prisonnière de son propre paradigme : elle condamne les violences à Ghaza tout en ignorant la recomposition structurelle de la Cisjordanie. Cette dissociation du regard contribue à institutionnaliser la séparation entre les deux territoires palestiniens, faisant de Ghaza une question humanitaire et de la Cisjordanie un espace d'administration coloniale. La paix, dans ce contexte, devient un horizon repoussé, une paix différée où la reconnaissance de l'État palestinien est sans cesse conditionnée à un équilibre géopolitique qui n'existe plus. Ainsi, la guerre à Ghaza ne suspend pas le processus de colonisation : elle le couvre et le légitime, transformant la trêve en écran et la diplomatie en outil d'annexion. II. LE PIÈGE DIPLOMATIQUE DU CESSEZ-LE-FEU HUMANITAIRE Le cessez-le-feu à Ghaza, soutenu par plusieurs capitales occidentales et présenté comme un impératif moral, apparaît à première vue comme une mesure de bon sens. Mais, au-delà de la compassion affichée, il s'impose comme un outil de reconfiguration politique. Derrière le langage du droit humanitaire se cache un piège diplomatique, celui qui consiste à transformer une question nationale en crise humanitaire, et une cause politique en problème de gestion des secours. En privilégiant la logique de la trêve à celle du règlement global, la diplomatie internationale déplace le centre de gravité du conflit : elle désamorce la dimension politique du dossier palestinien et en fait une simple question de cessation des hostilités. Ce glissement sémantique et diplomatique permet d'aborder Ghaza non plus comme un symbole de la lutte nationale palestinienne, mais comme un territoire à stabiliser. Ainsi, Ghaza devient un « dossier humanitaire », déconnecté de la question historique de 1967, du droit au retour, et du statut de Jérusalem. Cette approche a une conséquence majeure : la fragmentation du dossier palestinien. Ghaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est se transforment en trois entités négociées séparément, chacune renvoyée à un cadre de traitement distinct - humanitaire pour Ghaza, sécuritaire pour la Cisjordanie, religieux et symbolique pour Jérusalem. Ce morcellement méthodique affaiblit le cadre national palestinien et renforce la position d'Israël, qui peut ainsi négocier par segments, sans jamais faire face à la question centrale d'un État souverain. Le cessez-le-feu devient donc un instrument de temporisation diplomatique. En substituant la suspension des combats à la recherche d'une solution politique, les puissances occidentales instaurent une paix d'attente, où l'urgence humanitaire neutralise la revendication de souveraineté. Cette stratégie, que certains observateurs qualifient de « pacification sans paix », traduit une volonté de geler le conflit sans le résoudre, de contenir la violence sans en traiter les causes. Dans cette perspective, Ghaza risque d'être placée sous une tutelle internationale déguisée, administrée à travers des mécanismes de financement, de reconstruction et de sécurité sous supervision étrangère. Une telle évolution, si elle se confirmait, reviendrait à institutionnaliser la séparation entre Ghaza et le reste de la Palestine, à faire du cessez-le-feu un outil de division, et à remplacer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes par un régime d'assistance contrôlée. Le cessez-le-feu humanitaire, loin d'ouvrir la voie à la paix, pourrait ainsi consacrer la dépolitisation définitive de la question palestinienne, en la réduisant à un problème de gestion technique - celui des vivres, des abris et des reconstructions - sans jamais rétablir la question du territoire, du droit et de la justice. III. L'OMISSION DE LA SOLUTION DES DEUX ÉTATS : UN TOURNANT HISTORIQUE L'un des éléments les plus troublants de la conférence de Charm el-Cheikh réside dans l'absence totale de référence explicite à la solution des deux États dans les frontières de 1967. Ce silence, en apparence diplomatique, est en réalité lourd de signification : il marque la fin d'un paradigme, celui qui a longtemps structuré la diplomatie au Proche-Orient depuis les accords d'Oslo (1993). Pendant près de trois décennies, la « solution à deux États » - Israël et la Palestine vivant côte à côte dans la paix et la sécurité - a constitué le socle normatif du droit international et le point de convergence minimal du consensus mondial. Or, l'effacement de cette référence lors de la conférence traduit un glissement stratégique majeur : la communauté internationale semble désormais s'adapter à la logique du fait accompli israélien plutôt que de la contester. Ce tournant reflète un passage du droit à la realpolitik, du cadre onusien à la gestion régionale. En évitant toute mention du principe des deux États, les promoteurs du plan entérinent implicitement la fragmentation territoriale et politique de la Palestine, et renoncent à exiger la restitution des territoires occupés depuis 1967 y compris Jérusalem-Est, dont le statut demeure au cœur du conflit. Cette omission n'est pas accidentelle : elle s'inscrit dans une stratégie de contournement du droit international. En éliminant la référence à la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité, qui consacre le principe de l'« inadmissibilité de l'acquisition de territoires par la guerre », le nouveau discours diplomatique vide de sa substance juridique le concept même de décolonisation. L'objectif n'est plus de restaurer la souveraineté palestinienne, mais de stabiliser un statu quo asymétrique sous couvert d'aide humanitaire et de reconstruction. Cette mutation du langage politique traduit aussi un changement de cap dans la conscience collective internationale : la cause palestinienne, autrefois symbole universel de la lutte anticoloniale et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, devient aujourd'hui un dossier périphérique, abordé à travers le prisme humanitaire plutôt que politique. L'absence de référence à la solution des deux États n'est donc pas un simple oubli. C'est une normalisation du déséquilibre. Elle officialise une ère post-Oslo, où les grandes puissances se résignent à une paix sans État palestinien, à une coexistence sans souveraineté, à une stabilité sans justice. Sur le plan symbolique, ce silence représente une rupture avec la légitimité historique et morale du processus de paix. Il consacre la victoire d'une diplomatie pragmatique, dénuée de principes, qui privilégie la gestion du présent à la réparation du passé. En d'autres termes, l'ordre international accepte désormais la permanence de l'occupation sous une forme administrée, en échange d'une trêve humanitaire et d'une promesse de reconstruction économique. Ainsi, la conférence de Charm el-Cheikh n'a pas seulement omis la solution des deux États : elle a acté la transition d'une paix négociée à une paix imposée, où la souveraineté palestinienne n'est plus une finalité, mais une variable d'ajustement. Ce tournant historique ouvre une nouvelle ère ; celle d'un Proche-Orient post-palestinien, où l'idée même d'un État palestinien indépendant devient un vestige diplomatique, éclipsé par la rhétorique de la stabilité et du développement. IV. VERS UN NOUVEL ORDRE ISRAÉLO-PALESTINIEN SANS PALESTINE POLITIQUE Ce qui se dessine sous nos yeux n'a plus rien d'un processus de paix, au sens politique ou historique du terme. Ce qui se met en place, à travers les conférences successives et les plans de « reconstruction humanitaire », relève plutôt d'une reconfiguration géopolitique programmée du territoire palestinien. Un nouvel ordre israélo-palestinien où la Palestine subsiste comme réalité démographique, mais disparaît comme entité politique. 1. De la paix négociée à la paix administrée La transition est subtile, mais profonde : on ne parle plus de souveraineté, de frontières ni de droit au retour, mais de corridors humanitaires, de gestion des flux et de stabilisation régionale. Autrement dit, la paix n'est plus conçue comme un accord politique entre deux peuples, mais comme une gestion technique d'un espace en crise, administré par des puissances extérieures sous couvert de coopération internationale. Ghaza deviendrait ainsi une enclave sous tutelle, gérée conjointement par un comité international dominé par les États-Unis et leurs alliés régionaux, pendant que la Cisjordanie, morcelée et encerclée, s'intègrerait progressivement au système administratif, économique et sécuritaire israélien. Ce glissement marque la fin du paradigme de la négociation et l'entrée dans une ère de paix post-politique, où l'objectif n'est plus de résoudre le conflit, mais de le neutraliser. Ce modèle de « paix administrative » permet de maintenir un calme relatif sans remettre en cause les structures d'occupation. C'est une forme de pacification coloniale moderne : une paix sans justice, une coexistence sans égalité. 2. La dissolution de la souveraineté palestinienne Dans ce nouvel ordre, la souveraineté palestinienne se dissout dans une multiplicité d'autorités fragmentées : l'Autorité palestinienne à Ramallah, les structures locales à Ghaza, les ONG humanitaires, et les médiateurs internationaux. Aucun de ces acteurs n'a la légitimité ni les moyens d'incarner un État. Ce morcellement institutionnel n'est pas accidentel : il sert une logique de contrôle différencié, où chaque territoire palestinien est géré selon une fonction spécifique - Ghaza comme espace humanitaire tampon, la Cisjordanie comme zone d'intégration économique et sécuritaire, Jérusalem-Est comme espace sanctuarisé sous contrôle israélien. Ainsi, l'État palestinien disparaît sans être officiellement aboli. Il s'efface sous le poids d'une gouvernance multilatérale qui remplace la politique par la gestion, le droit par l'assistance, et la souveraineté par la dépendance. Ce processus constitue une forme inédite de domination : un colonialisme administré collectivement, légitimé par le discours humanitaire et la rhétorique de la reconstruction. 3. La dépolitisation comme stratégie de domination La grande innovation de ce nouvel ordre réside dans sa capacité à dépolitiser la question palestinienne. En présentant Ghaza comme une crise humanitaire à gérer, et non comme un territoire occupé à libérer, on transforme un conflit de décolonisation en un dossier de gouvernance régionale. L'ennemi devient la pauvreté, pas l'occupation ; la solution devient la reconstruction, pas la restitution. Cette dépolitisation progressive neutralise le discours du droit international et rend toute revendication nationale obsolète. C'est un basculement profond dans la hiérarchie du discours mondial : la Palestine cesse d'être un symbole de résistance pour devenir un terrain d'expérimentation du multilatéralisme sous tutelle. Les institutions internationales, en participant à ces mécanismes, se trouvent piégées dans une logique de gestion du statu quo. Elles administrent la souffrance sans en traiter la cause. 4. Le nouvel équilibre régional : normalisation et absorption Ce modèle s'inscrit dans un nouvel équilibre régional fondé sur la normalisation arabo-israélienne. Sous l'impulsion américaine, plusieurs pays arabes sont intégrés dans une architecture de sécurité régionale où Israël devient un partenaire stratégique, tandis que la question palestinienne est reléguée au second plan. Ce réalignement traduit une nouvelle priorité : la stabilité régionale avant la justice historique. Dans ce cadre, la « question palestinienne » devient un simple paramètre d'ajustement dans les équilibres du Golfe, du Levant et de la Méditerranée. La Palestine n'est plus un acteur, mais une variable. L'ordre nouveau qui se dessine vise à neutraliser les foyers d'instabilité par la croissance, la coopération économique et la dissuasion militaire, sans pour autant restaurer la souveraineté des peuples concernés. Ce modèle, soutenu par Washington, Tel-Aviv et certaines capitales arabes, cherche à transformer le conflit politique en un problème de sécurité gérable. Autrement dit, àenterrer la question palestinienne sous la promesse de la stabilité. 5. Vers une « solution sans État » : l'ère du post-palestinisme Ce nouvel ordre israélo-palestinien repose sur une idée implicite : on peut résoudre le conflit sans État palestinien. On parle désormais de « zones autonomes », de « continuité humanitaire », d'« administration conjoint », mais jamais de souveraineté. La paix se mesure en flux financiers, non en droits politiques. C'est la victoire de la logique managériale sur la logique historique. Cette évolution prépare une ère du post-palestinisme, où la Palestine n'existe plus que comme référence mémorielle ou comme enjeu symbolique, mais non comme acteur de son destin. Ce basculement s'inscrit dans un projet plus vaste : celui d'un Moyen-Orient redéfini selon les lignes d'intérêts des puissances régionales et des acteurs économiques globaux. Ainsi, la « paix » promue à Charm el-Cheikh n'est pas une réconciliation, mais une réorganisation du déséquilibre. Elle consacre la transformation du peuple palestinien en sujet administré, sous la tutelle d'une gouvernance internationale. Ce n'est pas la fin du conflit : c'est la fin de la politique palestinienne telle qu'elle existait depuis 1948. V. GHAZA SOUS TUTELLE, LA CISJORDANIE EFFACÉE : LA PAIX ADMINISTRÉE DU XXII SIÈCLE Le plan Trump pour Ghaza : paix sous contrôle ou tutelle internationale ? Le 9 octobre 2025, lors de la conférence de Charm el-Cheikh, l'ancien président américain Donald Trump a présenté un plan en vingt points censé « restaurer la paix et la stabilité » à Ghaza. Derrière les formules diplomatiques et les promesses de reconstruction, le projet esquisse en réalité une paix sous tutelle, où la souveraineté palestinienne se trouve dissoute dans un dispositif international dirigé par les États-Unis et leurs alliés régionaux. Sous couvert d'un cessez-le-feu durable et de corridors humanitaires, le plan institue une administration conjointe de Ghaza placée sous la supervision d'un « Comité international de stabilisation » incluant les États-Unis, Israël, l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite. L'Autorité palestinienne y est mentionnée de façon secondaire, comme un partenaire administratif plutôt qu'un acteur politique légitime. Mais le silence le plus lourd est celui concernant la Cisjordanie. Nulle mention n'est faite du démantèlement des colonies, de Jérusalem-Est ou du droit au retour des réfugiés. Le cœur du conflit - l'occupation et la négation du droit à l'État palestinien - disparaît ainsi du texte, comme si Ghaza pouvait être pacifiée en dehors de son contexte politique global. Ce glissement sémantique traduit un changement de paradigme : le conflit israélo-palestinien n'est plus traité comme une question de décolonisation et de souveraineté nationale, mais comme un problème humanitaire et sécuritaire à gérer. Or, sans justice, il n'y aura pas de paix durable. En négligeant la Cisjordanie et la référence explicite aux frontières de 1967, le plan Trump entérine de facto une solution à un seul État dominant et un peuple administré - un statu quo maquillé en paix. Le rêve de deux États, inscrit dans le droit international et rappelé par les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité, s'éloigne encore davantage. Cette omission n'est pas une maladresse, mais une stratégie : transformer la question palestinienne en simple dossier de gestion régionale, sous contrôle américain et israélien, en neutralisant toute dimension politique ou historique. En conclusion, la conférence de Charm el-Cheikh révèle moins un désir de paix qu'une recomposition géopolitique du Moyen-Orient, où la cause palestinienne sert désormais de variable d'ajustement. Entre normalisation, sécurisation et marginalisation de l'ONU, le sort de Ghaza devient le miroir d'un nouvel ordre régional sous contrôle. C'est dans ce cadre que la conférence de Charm el-Cheikh s'est déroulée, mobilisant une mosaïque d'acteurs internationaux aux motivations souvent contradictoires. VI. LES ACTEURS ET LES ÉQUILIBRES DIPLOMATIQUES DE LA CONFÉRENCE DE CHARM EL-CHEIKH « Rien de durable ne se construit dans l'absence des grandes puissances. L'exclusion est toujours le prélude à l'instabilité. ». BoutrosBoutros-Ghali, ancien Secrétaire général de l'ONU. La Conférence internationale pour la paix à Ghaza, tenue à Charm el-Cheikh, a rassemblé un large éventail d'acteurs institutionnels et régionaux, révélant les nouvelles lignes de fracture du système international. Le président du Conseil européen, António Costa, représentait l'Union européenne à l'invitation conjointe du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et du président américain Donald Trump, témoignant de la volonté occidentale de maintenir un rôle visible dans la médiation régionale, malgré des positions souvent divergentes sur la reconnaissance d'un État palestinien. La présence du Secrétaire général des Nations unies et de celui de la Ligue des États arabes a conféré une légitimité multilatérale à la rencontre, mais aussi une certaine ambiguïté. D'un côté, ces deux institutions incarnent l'esprit du multilatéralisme et la recherche d'un règlement global fondé sur le droit international. De l'autre, leur participation a semblé valider- au moins implicitement - une approche pragmatique et contrôlée du dossier palestinien, centrée sur la reconstruction de Ghaza, tout en laissant dans l'ombre la question centrale de la Cisjordanie et du rêve fondateur des deux États dans les frontières de 1967. Cette présence, à la fois nécessaire et troublante, illustre le dilemme des organisations internationales : participer pour infléchir la dynamique, ou s'abstenir au risque d'être marginalisées. Elle traduit également l'épuisement d'un multilatéralisme qui oscille entre légitimité symbolique et impuissance politique. Mais au-delà des présences, ce sont les absences qui ont donné toute leur signification géopolitique à la conférence. L'absence remarquée de la Russie et de la Chine - tous deux membres permanents du Conseil de sécurité- a souligné la fracture croissante entre le bloc occidental et les puissances eurasiatiques, qui refusent désormais les initiatives unilatérales conduites sous tutelle américaine. L'absence de l'Union africaine, pourtant directement concernée par la stabilité régionale et les flux migratoires induits par le conflit, traduit quant à elle la marginalisation du continent africain dans les processus décisionnels globaux. Ces silences diplomatiques ont transformé Charm el-Cheikh en un théâtre partiel de la diplomatie mondiale, où la paix se discute sans toutes les puissances, et où l'équilibre se redessine sans véritable concertation universelle. VII. LES ABSENTS DE CHARM EL-CHEIKH : LE SILENCE STRATEGIQUE DE LA RUSSIE, DE LA CHINE ET DE L'UNION AFRICAINE En écartant les grandes puissances émergentes et les organisations continentales, la conférence de Charm el-Cheikh apparaît moins comme un forum de consensus que comme le théâtre d'une légitimation d'un projet préécrit - celui d'une paix sous tutelle. Comme le rappelait Boutros Boutros-Ghali, « Lorsqu'une paix se construit sans ceux qui subissent la guerre, elle devient une architecture du silence, non de la justice. » Lecture géopolitique d'une conférence sous influence La conférence internationale pour la paix à Ghaza, tenue à Charm el-Cheikh, a réuni un certain nombre de dirigeants occidentaux, arabes et institutionnels. Mais elle a surtout été marquée par des absences majeures : celles de la Russie, de la Chine et de l'Union africaine. Trois acteurs pourtant incontournables dans tout équilibre mondial, et dont le silence en dit long sur les fractures du système international actuel. Membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie a observé la rencontre à distance, dénonçant en coulisses une initiative « sélective » dominée par les États-Unis et leurs alliés. Moscou considère depuis longtemps que toute démarche de paix au Proche-Orient contournant le cadre onusien n'a pas de valeur juridique réelle. Cette position s'inscrit dans la continuité d'une politique étrangère axée sur la défense de la souveraineté des États et la dénonciation des « solutions imposées » issues de coalitions ad hoc. La Chine, quant à elle, a choisi la discrétion, préférant activer ses propres canaux de médiation régionale, notamment avec l'Iran et l'Arabie saoudite. Pékin reste fidèle à sa diplomatie prudente et pragmatique, fondée sur la non-ingérence et le respect du droit international. Elle refuse d'appuyer un plan de paix qui néglige la question centrale de l'État palestinien et des frontières de 1967, piliers du consensus international. L'absence de l'Union africaine, enfin, souligne une autre réalité : la marginalisation croissante du continent africain dans les grandes discussions sur la sécurité mondiale. Pourtant, l'Afrique subit directement les répercussions humanitaires, politiques et migratoires des crises du Proche-Orient. Cette exclusion traduit l'existence d'un multilatéralisme à deux vitesses, où le Sud global demeure spectateur d'un ordre international redessiné sans lui. Ces absences cumulées affaiblissent la portée politique du sommet. Elles donnent l'image d'une conférence occidentalo-centrée, davantage préoccupée par le contrôle du terrain diplomatique que par la recherche d'une paix durable et juste. En écartant les grandes puissances émergentes et les organisations continentales, la conférence de Charm el-Cheikh apparaît moins comme un forum de consensus que comme le théâtre d'une légitimation d'un projet préécrit - celui d'une paix sous tutelle. VIII. LA LIGUE ARABE A L'ÉPREUVE : UNE PRÉSENCE SANS MANDAT, UN SILENCE LOURD DE CONSÉQUENCES « Quand les institutions parlent sans mandat, elles ne représentent plus les peuples, mais les puissances. » - Mohamed Hassanein Heikal, journaliste et penseur arabe égyptien La participation du Secrétaire général de la Ligue des États arabes à la conférence de Charm el-Cheikh a suscité de vives interrogations diplomatiques. Ni mandat clair des États membres, ni consensus préalable n'ont précédé cette présence pourtant présentée comme « institutionnelle ». Or, la majorité des pays arabes - notamment ceux historiquement attachés à la cause palestinienne, à l'image de l'Algérie - n'étaient pas représentés à ce sommet, préférant exprimer leur désaccord avec une initiative perçue comme un prolongement du « plan Trump » et une tentative de normalisation forcée. Cette participation soulève donc une question de légitimité : qui a autorisé le Secrétaire général à s'exprimer au nom d'une organisation divisée, alors même que son mandat est censé traduire la volonté collective des États membres ? En l'absence d'une délibération préalable du Conseil ministériel, son geste peut être interprété comme une initiative personnelle - ou pire, comme un alignement implicite sur les orientations des puissances initiatrices de la conférence. Pour de nombreux observateurs arabes, cette démarche unilatérale fragilise davantage une Ligue déjà minée par les rivalités internes, les agendas divergents et l'absence d'un projet panarabe cohérent. Elle risque d'être perçue comme le symptôme d'une implosion institutionnelle, où le secrétariat général agit sans mandat politique clair, affaiblissant la crédibilité de l'organisation dans la défense des causes arabes fondamentales. L'absence de l'Algérie, fidèle à sa ligne historique de soutien indéfectible au peuple palestinien, souligne d'autant plus la portée symbolique de ce désaccord silencieux. En se tenant à l'écart, Alger a réaffirmé son attachement à une approche fondée sur la légalité internationale, la souveraineté et le principe de non-ingérence. La participation du Secrétaire général, au contraire, apparaît comme une forme d'irrespect politique envers les États membres non consultés, et comme le signe préoccupant d'une Ligue arabe en déconnexion avec ses propres fondements. Si la voix collective arabe n'est plus portée par son institution, alors c'est l'idée même d'une solidarité arabe qui vacille. CONCLUSION : GHAZA COMME ÉCRAN, LA CISJORDANIE COMME ENJEU La focalisation exclusive sur Ghaza fonctionne comme un écran de légitimation, détournant l'attention des enjeux structurels de l'occupation et de l'annexion en Cisjordanie. Sous couvert d'urgence humanitaire, la diplomatie internationale neutralise la souveraineté palestinienne, transformant un conflit de décolonisation en un simple problème de gestion administrative. Chaque décret, chaque colonie, chaque corridor humanitaire s'inscrit dans un processus subtil de morcellement territorial, effaçant progressivement le droit historique au retour et à un État indépendant. La vraie paix ne viendra pas d'une suspension temporaire des combats, mais de la restauration effective du droit : reconnaissance des frontières de 1967, fin de l'annexion rampante et respect des droits fondamentaux des Palestiniens. Tant que la Cisjordanie restera ignorée et que Ghaza sera instrumentalisée comme vitrine humanitaire, toute trêve ne sera qu'une paix simulée, dépourvue de justice et d'horizon politique. Cette conférence révèle une nouvelle ère géopolitique : la Palestine existe désormais comme réalité démographique, mais disparaît comme acteur politique. La paix durable ne peut surgir que lorsque le droit cesse d'être subordonné à la gestion et que l'ensemble du territoire palestinien redevient le cœur d'un projet souverain et juste. Ghaza ne peut être le miroir de la paix ; c'est dans la Cisjordanie, et dans le respect de la légalité internationale, que se joue l'avenir du peuple palestinien. Un nouvel ordre mondial en gestation La conférence de Charm el-Cheikh ne se limite pas à la question palestinienne : elle révèle les prémices d'un nouvel ordre mondial bipolaire. Le premier bloc, constitué par les États-Unis et leurs alliés régionaux, a montré ses cartes, imposant un agenda sous tutelle, où la paix humanitaire masque une recomposition stratégique du Proche-Orient. Le deuxième bloc, incarné par la Russie, la Chine et l'Union africaine, s'est absenté, laissant transparaître sa dissidence et son refus de légitimer un processus unilatéral. Cette dualité - un noyau actif et un contrepoids absent- esquisse les contours d'un monde sous lequel la diplomatie se jouera désormais entre blocs, avec pour conséquence directe la marginalisation des peuples et des territoires dans les décisions qui affectent leur avenir. Charm el-Cheikh pourrait donc marquer non seulement un tournant dans le conflit israélo-palestinien, mais aussi le début d'une ère de confrontation bipolaire, où la légitimité et la souveraineté des États seront redéfinies selon les intérêts stratégiques des puissances en présence. *Professeur - Université de Constantine 2. Références et sources - Résolution 338 du Conseil de sécurité de l'ONU (1973). - Résolution 2334 du Conseil de sécurité de l'ONU (2016). - Rapports de l'OCHA, ONU, 2023-2024. - Déclarations officielles de la Conférence internationale de Charm el-Cheikh (2025). - Human Rights Watch, Rapport sur la Cisjordanie, 2024 - Références : Résolutions 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil de sécurité des Nations unies ; conférence Charm el-cheikh octobre2025. |
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