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Impuissance apprise : le piège invisible qui enferme l'Afrique dans le présent

par Rédha Tir*

Quand la pauvreté devient chronique, elle ne détruit pas seulement les revenus : elle rétracte l'horizon, mutile la confiance, désactive le désir. Cette réflexion explore l'hypothèse selon laquelle l'impuissance apprise agit comme une extinction mentale du futur. En Afrique, où l'avenir est souvent vécu comme incertain ou confisqué, croiser psychologie, neurosciences et économie permet de reposer une question oubliée : que signifie encore, collectivement, habiter demain ?

Introduction

L'impuissance apprise, cette résignation intériorisée face à l'absence de contrôle, n'est pas une simple théorie psychologique née dans les laboratoires de Martin Seligman à la fin des années 60.

Elle est aujourd'hui un objet d'étude vivant, au croisement de trois disciplines longtemps restées cloisonnées : la psychologie cognitive, les neurosciences affectives et l'économie du développement.

Dans un continent africain où les transitions politiques tardent à stabiliser les attentes collectives, où les institutions peinent à retisser la confiance, et où les jeunes générations oscillent entre mobilisation sporadique et fatigue anticipée, cette grille de lecture peut renouveler le regard. Car ce qui s'effondre, dans bien des cas, ce n'est pas seulement le revenu : c'est la capacité à désirer encore, à imaginer sa place dans le temps long, à croire que demain puisse être modifié depuis ici.

Cette réflexion part d'un pari : que c'est dans cette intersection encore peu explorée que se loge une des clés de lecture les plus puissantes pour comprendre l'inertie sociale, le désengagement civique et la fracture émotionnelle qui marquent tant de sociétés africaines.

Là où les réponses politiques échouent à réactiver la capacité à désirer, c'est peut-être la science du récit, de la perception, de la cognition et de la projection qu'il faut convoquer.

Notre démarche n'est pas d'opposer le psychique au structurel, mais de penser leur intrication. De montrer que la souveraineté n'est pas uniquement une affaire juridique ou territoriale.

Elle est aussi - peut-être surtout - une affaire de rapport au temps. De sentiment d'agir encore sur sa trajectoire. De capacité à se représenter un futur dans lequel on a place.

Dans cette réflexion, enrichi par les apports de Martin Seligman, Barbara Fredrickson, Antonio Damasio, Lisa Feldman Barrett, ainsi que les données les plus récentes du Gallup Global Emotions Report, nous explorons les effets de la pauvreté prolongée non seulement sur les corps et les revenus, mais sur la cognition, l'émotion, le récit intérieur. En croisant psychologie positive, neurobiologie du stress et économie des capacités, nous posons cette hypothèse simple : que le développement durable en Afrique ne pourra émerger qu'en restaurant, d'abord, le droit collectif d'habiter l'avenir.

L'impuissance apprise: des origines expérimentales à la culture de résignation

1.1. Ce qu'on apprend quand l'effort ne sert plus à rien.

C'est une scène qu'on cite souvent, mais qu'on oublie trop vite. Fin des années 60, Martin Seligman enferme des chiens dans des cages, les expose à des chocs qu'ils ne peuvent éviter. Puis il ouvre les cages. Ils restent là. Ils n'essaient même plus de fuir. Pas par fatigue physique. Par apprentissage. Le monde leur a appris que ça ne servait à rien. Et ils ont intégré cette leçon brutale.

Ce n'était pas juste une anecdote. C'était une bascule. Ce que Seligman découvre là, c'est que l'abandon n'est pas un défaut moral, ni un choix passif : c'est une réponse apprise. Une stratégie pour se protéger quand agir devient inutile. Plus tard, les neurosciences viendront éclairer cette intuition. Bruce McEwen, entre autres, montre que le stress chronique altère durablement l'axe HHS (hypothalamo-hypophyso-surrénalien) Le cerveau finit par désactiver la projection, la planification, le désir.

Et dans les zones marquées par la pauvreté prolongée, ce processus s'ancre. Il se répète. Il s'installe. Faire une demande d'aide, attendre sans réponse, recommencer, se heurter. Des années. Des générations. À la fin, ce n'est pas seulement qu'on arrête d'essayer. C'est qu'on ne voit même plus pourquoi on le ferait.

Ce n'est pas une histoire de paresse. C'est une mémoire du non-effet. Une saturation du vide. Et cela ne touche pas que l'économie. Cela touche l'éducation, la santé, la famille. Cela colonise l'intérieur.

Quand le climat général devient une cage invisible

Avec Christopher Peterson, Seligman théorise ce qu'ils appellent le «style explicatif».

En gros: comment on raconte ses échecs à soi-même. Quand on pense que tout est de sa faute, que rien ne changera, que tout est concerné… on glisse. Lentement. Vers une forme d'impuissance. Et quand ce récit intérieur devient collectif ? Alors ça devient un climat.

Linley et Mikulincer parlent de ce moment où la résignation sort de l'individuel. Elle devient une manière d'habiter le monde. On la retrouve dans les proverbes fatalistes, dans les regards baissés, dans les conseils donnés aux enfants : «n'espère pas trop», «fais profil bas». Ce n'est plus une réaction. C'est un décor mental.

Lisa Feldman Barrett va encore plus loin. Pour elle, les émotions ne sont pas innées. Elles sont construites, socialement, biologiquement, historiquement. Autrement dit, une société qui répète l'impuissance, qui la banalise, qui l'institue, finit par la coder émotionnellement. L'effort devient suspect. Le futur, dangereux. Et quand on regarde certains territoires - en Afrique, au Maghreb, ailleurs - on voit bien que ce n'est pas l'individu qui est défaillant. C'est l'architecture du possible qui est fissurée.

L'histoire, l'État, les politiques de rupture sans suite, les promesses sans portage. Tout cela fabrique un brouillard.

Une mémoire collective du non-changement

Alors la question, aujourd'hui, ne peut plus être: «Pourquoi n'agissent-ils pas?» Elle devient : «Qu'est-ce qui les empêche de se projeter ? Qui a rendu le futur illisible ?» Et si l'on veut rouvrir ce champ, ce ne sera ni une réforme, ni un budget. Ce sera un travail plus lent. Plus profond. Une réactivation de la confiance cognitive. Une réparation du lien entre action et effet. Une pédagogie du possible, là où il n'y a plus que de l'endurance.

Parce qu'avant de reconstruire quoi que ce soit, il faut qu'une phrase redevienne pensable : «Et si demain pouvait être différent?»

La pauvreté comme amputation de l'avenir

2.1. Quand le futur se rétracte

On croit parfois que le présent est ce qui compte. Qu'il suffit d'assurer le maintenant, et que le reste suivra. Mais ce n'est pas comme ça que fonctionne un être humain. L'humain ne vit pas seulement dans ce qui est là. Il vit, surtout, dans ce qui pourrait être. Dans le possible. Dans les détours qu'il imagine. Dans les bifurcations qu'il rêve. C'est ce que Martin Seligman, avec Railton, Baumeister et Sripada, a rappelé dans Homo Prospectus. Le cerveau humain est, avant tout, un organe de simulation mentale. Il ne rejoue pas seulement le passé. Il pré-joue l'avenir. Il construit, encore et encore, des scénarios. Mais dans les situations de pauvreté prolongée, cette capacité s'effondre. Pas par nature. Par surcharge. Par défense. Bruce McEwen l'a montré : sous stress chronique, le cerveau se protège. Il ferme l'accès au cortex préfrontal. Il active les circuits de survie. Il désactive la planification. Et ce n'est pas de la paresse. C'est une réponse biologique. Une économie de l'énergie psychique. Alors, on fait des choix étranges. On refuse une formation longue. On emprunte à taux impossible. On évite d'imaginer l'après. Pas parce qu'on n'est pas rationnel. Parce que le monde ne l'est pas. Parce que dans un environnement instable, trop penser demain fait mal. Et on finit par rester dans l'instant. Le seul endroit encore habitable.

Quand le futur fait peur

Et parfois, c'est pire. Ce n'est pas seulement que le futur s'éloigne. C'est qu'il devient menaçant. Il fait peur. Il rappelle ce qu'on a perdu. Ce qu'on a tenté, sans succès. Ce qui n'est jamais venu. Alors on évite. On cesse d'espérer. Par réflexe de protection.

Lisa Feldman Barrett dirait que l'émotion, ici, est reprogrammée. On n'associe plus l'avenir à une promesse. On l'associe à une douleur possible. Et donc on ne planifie plus. On se replie. On survit.

Dans les zones de guerre, les camps, les quartiers sans lendemain, ce réflexe devient structure. On n'élabore plus. On tient. On attend. On résiste. Mais sans narration. Sans après. Et ça, ce n'est pas une faille personnelle. C'est une désactivation collective de la capacité à se projeter.

Et quand les institutions - les vraies, les proches, les concrètes - confirment cette absence de lien, quand elles deviennent distantes, floues, arbitraires, alors tout s'efface. L'individu cesse de croire que ses gestes comptent. Il ne se sent plus inscrit dans un temps partagé.

Et pourtant, malgré tout, des choses émergent. Des poches de réinvention. Petites. Fragiles. Mais puissantes. Des ateliers de narration. Des espaces d'écoute. Des épargnes villageoises. Des radios locales animées par des jeunes qui refusent de taire le futur. Ce ne sont pas des exceptions. Ce sont des débuts. Ce sont ces lieux qui, doucement, reconfigurent le rapport au temps. Qui restaurent la capacité d'habiter demain. Non pas dans l'illusion. Mais dans l'effort partagé de l'inventer. Ensemble.

Désapprendre la résignation : la psychologie positive comme levier de reprise d'agir

3.1. L'optimisme, pas comme injonction mais comme muscle oublié.

On s'est longtemps dit qu'il suffisait de compenser. D'ajouter ce qui manque. Des aides, oui. Des postes. Des dispositifs. Mais au bout du compte, quelque chose ne prend pas. Quelque chose reste figé. Comme si l'intérieur, lui, ne suivait plus.

L'optimisme, chez Seligman, ce n'est pas un mot doux. C'est un outil de résistance. Une mécanique du possible. Il parle de «learnedoptimism», non pas pour faire joli, mais parce qu'il y voit une reconstruction. Pas un sourire forcé. Une rééducation du regard. Réapprendre, patiemment, que demain ne sera pas toujours une répétition d'hier. Et ça, ce n'est pas de l'idéalisme. C'est du muscle mental. Qu'on peut travailler. Qu'on peut réveiller. Dans les quartiers oubliés, dans les zones rurales saturées d'attente, cette approche devient vitale. Parce que la résignation qu'on voit, elle ne vient pas de nulle part. Elle est là, parce que trop souvent, essayer n'a rien produit. Et donc, c'est logique, on arrête.

Barbara Fredrickson a insisté là-dessus : les émotions positives ne sont pas une cerise sur le gâteau. Elles sont une ressource. Elles ouvrent le champ mental. Elles redonnent du jeu. Du souffle. Du lien.

Et ce n'est pas abstrait. Les chiffres de Gallup sont là. Inquiétude. Stress. Tristesse. Ces émotions s'installent quand il n'y a plus de réponse. Quand les efforts ne trouvent pas d'écho. Et dans certains pays africains, ces taux battent des records. Ce n'est pas une crise morale. C'est un effondrement du récit intérieur. Mais il y a des frémissements. Au Rwanda, au Ghana. Des ateliers modestes. Des programmes qui demandent aux gens : qu'est-ce qui fonctionne en vous ? Pas ce qui manque. Ce qui reste. Ce qui bouge encore. Et quand on aide quelqu'un à raconter sa vie autrement, parfois, il relève les épaules. Pas tout de suite. Mais il recommence à bouger.

Ce n'est pas spectaculaire. Mais c'est là que tout commence.

3.2. Sans appui, le souffle retombe

Mais on ne peut pas reconstruire seul. Pas dans le vide. Pas dans un couloir sans main tendue. Si autour, ça ne suit pas - si personne ne regarde, n'entend, ne croit - alors l'élan s'épuise. Même le plus beau.

Il faut des appuis. Pas des murs froids. Pas des bureaux muets. Des lieux vivants. Ce que certains appellent «institutions capacitantes». Ce mot peut paraître technocratique. Mais en vrai, c'est simple. C'est un endroit où l'on peut entrer sans avoir peur. Où l'on n'est pas une gêne. Où l'on peut dire «je n'y arrive pas» sans être rabaissé.

Aujourd'hui, trop d'institutions ne font plus ça. Elles contrôlent. Elles classent. Elles refusent d'écouter. Et dans ce silence, l'impuissance s'installe. Encore.

Mais parfois, on voit autre chose. Des maisons de la jeunesse, au Sénégal, où l'on écoute vraiment. Des tribunaux de quartier, en Afrique du Sud, où l'on répare plus qu'on ne punit. Ce ne sont pas des utopies. Ce sont des respirations. Et dans ces lieux-là, les gens recommencent à penser qu'ils comptent.

Parce qu'une institution, ce n'est pas juste une machine. C'est un reflet. Si elle vous regarde comme une charge, vous vous tassez. Si elle vous voit comme une possibilité, vous vous redressez.

Peut-être que la vraie réforme commence là. Dans ce moment fragile où une personne dit «je veux encore essayer» - et que, pour une fois, on lui répond autrement que par un formulaire.

IV. Reconfigurer la souveraineté par la psychologie prospective : un tournant africain

Ce qui manque, ce n'est pas l'aide - c'est l'horizon

Les dernières données de l'indice Gallup (2023-2024), lorsqu'elles sont regroupées par Communauté économique régionale (CER), révèlent une réalité qui dépasse les contextes particuliers : sur l'ensemble du continent, les émotions négatives - inquiétude, stress, tristesse, douleur, colère - sont durablement installées. Cette saturation affective, commune à la CEDEAO, à la CEEAC, à l'UMA et à la SADC, n'est pas une anomalie passagère. C'est une structure émotionnelle profonde, qui témoigne d'un désalignement entre le vécu des populations et les récits collectifs proposés par les institutions.

Le rapport Gallup 2024 est clair : cette détresse généralisée, même dans des zones bénéficiant d'infrastructures ou d'un certain niveau de développement humain, signale une rupture avec l'idée même de futur. Là où le progrès est visible mais la signification absente, l'angoisse s'installe. Gallup note que cette souffrance émotionnelle n'est pas liée au niveau de revenu uniquement, mais à une perte de lisibilité, de prévisibilité, et surtout, de sens. À l'échelle des CER, ce que l'on observe est une fragmentation de la confiance cognitive. Les gens n'attendent plus. Ils se détachent. Ils ne rejettent pas forcément. Mais ils ne se sentent plus concernés. Ce n'est pas de la défiance agressive. C'est un désengagement sourd. Un effacement. Et cela, plus que toute donnée macroéconomique, est un indicateur de souveraineté en déclin. Gallup conclut qu'aucun développement durable n'est possible sans restauration du lien affectif entre citoyens et avenir. Tant que les structures collectives ne permettent pas aux individus de voir, de sentir, de vérifier qu'un effort produit un effet, la dynamique psychique restera celle de la fermeture. Et dans ce contexte, la souveraineté ne peut pas être une affirmation. Elle doit devenir un terrain sensible, partagé, cultivé.

Ce que ces chiffres nous imposent, ce n'est pas plus d'ajustement. C'est une autre manière de penser ce qu'est un peuple souverain : un peuple qui croit encore que demain lui appartient, et qu'il peut, ensemble, l'écrire.

Penser, dès l'enfance, que le futur nous regarde

La capacité de se projeter ne vient pas naturellement. Elle s'apprend, ou elle s'éteint. Elle naît de conditions précises : un environnement suffisamment stable, des modèles accessibles, un espace pour essayer sans être puni. Si tout ce qui entoure l'enfant lui apprend que l'avenir est flou, menaçant, inaccessible, alors il ne s'y aventurera pas. Et s'il ne s'y aventure pas, il ne le construira jamais.

Seligman l'a formulé sans détour dans Homo Prospectus : simuler le futur n'est pas un privilège cognitif. C'est un travail. Un exercice. Une compétence. Et cette compétence, comme l'ont montré Antonio Damasio ou Lisa Feldman Barrett, dépend étroitement de la qualité du climat affectif. Pas de l'intelligence individuelle. Du climat collectif. Ce n'est pas l'enfant seul qui imagine. C'est l'enfant traversé par ce que son milieu autorise ou empêche de rêver. C'est pour cela que l'école ne peut plus être uniquement un lieu d'acquisition de contenus. Elle doit redevenir un espace où le futur se teste, se raconte, se manipule. Où l'on apprend à se tromper sans être sanctionné. Où l'on s'essaye à des scénarios- même absurdes. Même fragiles.

Et cela commence à émerger, timidement, dans certains territoires. Des universités populaires de l'avenir. Des ateliers de narration politique. Des fablabs où les jeunes imaginent des solutions à partir de ce qu'ils vivent. Ce n'est pas du design. Ce n'est pas de l'innovation. C'est de la souveraineté cognitive. C'est l'idée, simple et radicale, que chacun a le droit de fabriquer un demain à sa mesure.

Dans un continent où l'histoire a souvent été dictée, effacée, surcodée par l'extérieur, cela n'a rien d'anecdotique.

C'est une reprise d'auteur. Un refus du destin. Une façon de dire : «Nous ne savons pas ce que sera l'avenir. Mais nous savons que nous avons le droit d'y penser.»

Refaire institution : le récit du futur comme infrastructure sociale

Un État, s'il n'offre pas d'horizon, ne fait plus que gérer. Il administre le présent, sans jamais indiquer d'après. Il distribue. Il ajuste. Mais il ne fait plus lien. Il ne propose plus de direction. Et sans direction partagée, il n'y a pas de communauté possible.

Les transitions avortées, les alternances sans vision, les promesses à court souffle laissent toutes la même trace : une fatigue narrative.         Une absence de sens. Une dépolitisation du futur. On ne croit plus. On attend à peine. On glisse dans une forme de mutisme temporel. Face à cela, le véritable enjeu n'est pas l'invention technique. C'est la repolitisation du récit. L'intégration du futur dans les débats, les décisions, les institutions. Non comme un exercice de planification abstraite. Mais comme une parole vivante, collective, plurielle.

Cela implique de mobiliser les données émotionnelles, non pour mesurer les individus, mais pour écouter les seuils de rupture. Si les gens sont en colère, s'ils s'isolent, s'ils se taisent, c'est souvent qu'ils ne se reconnaissent plus dans ce qui leur est proposé. Il faut traiter le récit comme une infrastructure. Aussi réelle, aussi stratégique que l'eau, l'électricité ou les routes. Sans récit, une société ne peut pas tenir. Elle peut fonctionner. Mais elle ne se projette plus. La souveraineté psychologique ne se proclame pas. Elle s'incarne. Dans la possibilité pour chacun d'imaginer un rôle, une place, un chemin. Dans la capacité, partagée, d'élaborer un futur non hérité. Un futur habité. Où personne ne soit simple figurant. Et cela commence par une question simple, posée à haute voix, dans chaque institution, chaque école, chaque quartier : «Quel avenir voulons-nous écrire ensemble ?»

Conclusion

Rompre avec la pauvreté… ce n'est pas seulement réparer. Ce n'est pas injecter plus. Ce n'est même pas redistribuer mieux. C'est redonner de l'épaisseur à l'intérieur. À la conscience. À ce lieu fragile où se construit, ou non, l'idée d'avoir encore prise sur demain. Les neurosciences affectives nous disent aujourd'hui ce que certains avaient pressenti sans pouvoir le nommer. Antonio Damasio, dès les années 1990, montrait que l'émotion n'est pas un surplus du cerveau, mais son socle décisionnel. On n'agit pas sans ressenti. On ne projette rien sans un minimum d'écho intérieur. Si l'émotion s'éteint, le choix s'effondre. Le temps aussi. C'est exactement là que la pauvreté frappe le plus fort. Pas uniquement dans le ventre vide. Mais dans le cortex préfrontal sous-activé par le stress chronique, comme l'a montré Bruce McEwen. Dans les circuits de la mémoire prospective altérés. Dans ce que Lisa Feldman Barrett appelle les « émotions construites » : ces assemblages appris, façonnés, socialisés - et que l'exclusion peut figer dans la peur, la résignation, l'effacement.

Martin Seligman, avec Homo Prospectus, a posé une hypothèse forte : le propre de l'humain, c'est sa capacité à simuler des avenirs. À bricoler des possibles. Mais cette fonction mentale, la plus fondamentale peut-être, est terriblement vulnérable. Elle se contracte, se désactive, sous le poids du non-contrôle. C'est là qu'intervient l'impuissance apprise. Non pas comme pathologie, mais comme stratégie d'économie psychique. Pour survivre au silence du monde.

C'est pourquoi, comme le dit Barbara Fredrickson, il ne suffit pas de traiter le traumatisme. Il faut générer ce qu'elle appelle des «micro-moments» d'émotions positives : des étincelles cognitives qui rouvrent l'élan. Pas pour faire oublier la douleur. Mais pour relancer l'attachement au réel, à l'autre, à demain.

Et cela, l'Afrique peut le penser depuis elle-même.

Pas depuis les modèles froids. Pas depuis les audits importés. Mais depuis ses propres failles, et ses propres ressources. Ce continent, trop souvent sommé d'appliquer ce qui a échoué ailleurs, pourrait devenir le lieu d'une nouvelle grammaire du développement. Une grammaire affective. Narrative. Prospective.

À condition de ne pas confondre technocratie et politique. Et de se rappeler ce que Richard Davidson nous dit depuis des années : la plasticité émotionnelle est une capacité collective. Elle se cultive. Elle s'organise. Elle s'apprend.

Cela suppose que l'éducation cesse de produire des exécutants du présent, et commence à former des auteurs de futurs. Cela suppose que les institutions ne soient pas des machines à procédures, mais des incubateurs de confiance. Cela suppose, surtout, que l'on considère la santé cognitive, émotionnelle, projective, comme une infrastructure. Aussi vitale que l'eau, l'électricité ou la route. Les données du Gallup sont là. Inquiétude, colère, fatigue mentale. Elles ne disent pas seulement un malaise. Elles indiquent un effondrement narratif. Une atrophie collective du possible.

Alors non, ce n'est pas un appel à plus d'austérité. Ni même à plus d'aide. C'est un appel à la souveraineté intérieure. Pas la souveraineté proclamée. Mais celle qu'on ressent. Celle qu'on régénère. Celle qui permet, un jour, de dire : Je vois plus loin. Je m'y vois encore.

Car c'est là que tout commence. Dans la tête. Dans le cœur. Dans le cerveau social, comme dirait Mikulincer. Dans la capacité à dire «nous», sans ironie. Et à dire «demain» sans trembler.

Et tant que cette phrase ne sera pas possible - «nous avons un futur» -alors aucun projet, aucun plan, aucune aide ne suffira.

Mais le jour où cette phrase redevient croyable, vivable, partageable… alors oui, on peut commencer à reconstruire. Non pas le monde d'avant. Mais quelque chose d'autre. De plus profond. De plus digne. Un avenir qui vienne, enfin, de l'intérieur.



*Dr. Ancien Président du Conseil National Économique, Social et Environnemental (CNESE)-Algérie