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Compétition, guerre et innovation (suite et fin)

par Derguini Arezki

Chaînes de valeur et propensions sociales

L'orientation que peut prendre la compétition dépend des dispositions sociales. Une production nationale fait partie d'une production mondiale, de quelque manière que puissent être géré leurs rapports. Les producteurs locaux font partie des producteurs mondiaux, ils s'inscrivent dans des chaînes de valeur locales et mondiales, où ils occupent une position active et passive, élevée ou subalterne. Les dispositions sociales prédéterminent l'inscription de la société dans ces chaînes de valeur mondiales. Les sociétés diffèrent selon leurs propensions.

On peut distinguer celles à fortes propensions à consommer et à importer et celles à fortes propensions à épargner et à exporter. Les institutions et les politiques prédisposent la société et inversement. Les différentes propensions se complètent à l'échelle mondiale : la forte propension à consommer américaine s'apparentait avec la forte propension à épargner et à exporter de la Chine et de l'Allemagne. Les propensions sont attachées à des préférences individuelles et collectives. La propension à épargner peut être attachée à une préférence pour l'éducation et le logement de nature coûteuse. La propension à consommer peut être attachée à une préférence pour la production locale ou l'importation. Dans un cas, c'est la production sociale qui produit le producteur et le consommateur, le producteur est alors dans le consommateur et inversement, dans un autre, c'est la production mondiale qui produit le consommateur et le producteur, le producteur est alors séparé du consommateur et inversement. Ces dispositions sociales portent la société à former son milieu, ses marchés, à les étendre ou les restreindre, et à s'inscrire dans certaines chaînes de valeur.

Expérience, obsession et propension

La société éprouve, consent ou réprouve, ses propensions. Si ces propensions ne peuvent pas être déterminées de manière extérieure à l'expérience sociale, elles le sont dans et par l'expérience. Une société peut constater la vie que lui apportent ses propensions, la place qu'elle occupe dans les chaînes de valeur du fait de ses propensions. Elle peut adapter ses propensions à ce qu'elle considère comme ses conditions de félicité.

Elle expérimente ses propensions et dans cette expérimentation elle accumule de l'expérience. Mais elle peut s'attacher à des propensions qui réalisaient autrefois son bonheur, mais ne le font plus. Dans la pure consommation, dans la simple jouissance, elle n'accumule pas d'expérience, elle dissipe de la vie. Quand elle s'attache à transformer ses faiblesses en forces, comme transformer sa pure consommation en consommation productive, la société accumule de l'expérience, elle organise la vie, limite son entropie. Quand elle s'attache à des forces qui sont devenues des faiblesses, quand elle reste aveugle à son expérience, elle perd ses forces.

La fin de la colonisation libère une forte propension sociale à consommer fortement comprimée lors de la période coloniale, en même temps que la société souffre de l'absence d'un vecteur d'accumulation. La production était dissociée de la consommation, consommer ce n'était pas produire. La production coloniale répondait à la consommation métropolitaine, la consommation coloniale répondait à la production métropolitaine. Consommer davantage ce n'était pas accumuler, ce n'était pas différer une consommation, c'était exporter davantage de produits, non pas du travail social, mais de la nature, matières premières et main d'œuvre. La compétition sociale postcoloniale démarre sur de mauvais rails, comprimée, elle prendra les voies disponibles. L'accumulation ne pourra pas être portée par la compétition autour de l'appropriation de la terre qui est monopolisée. Et cette monopolisation ne s'accompagnera pas du transfert du domaine de la compétition à d'autres vecteurs d'accumulation. La construction de la société occidentale s'est effectuée autour de la hiérarchie militaire et de l'Etat, mais pour partir à la conquête du monde.

De la différenciation sociale, des hiérarchies et des structures fondamentales

À partir de F. Braudel[2], on peut faire une certaine description de la différenciation sociale qui a mené au capitalisme. Bien avant l'agriculture, la force se dispute l'appropriation de la terre et ce qu'elle porte. Dans les sociétés de classes, la compétition des classes guerrières conduit à la monopolisation de la force et de la terre. Les monarchies émergentes de la formation d'une hiérarchie guerrière et de la propriété éminente, on dirait aujourd'hui de la propriété publique privée. La société guerrière se barricade et s'entoure d'une société marchande qui se développe avec l'extension du domaine de la compétition guerrière et de ses besoins. Avec le développement de la compétition marchande, les armes de la compétition se diversifient, se forment de nouvelles sociétés et leur hiérarchie : à la hiérarchie militaire s'associent des hiérarchies de l'argent, du travail et du savoir. Avec le développement du capitalisme industriel, le monde du travail prend une importance politique.

Les rapports de ces hiérarchies varient d'une société à l'autre et font la différence dans les configurations sociales. On peut dire que ces rapports dessinent un modèle de société selon la hiérarchie qui s'établit entre ces hiérarchies. On peut décrire le socialisme comme une alliance des hiérarchies militaire, du savoir et du travail contre la hiérarchie de l'argent. Le capitalisme qui hérite du féodalisme, organise autour de la hiérarchie militaire une hiérarchie du savoir et une autre de l'argent. Il donnera la prééminence à la hiérarchie que favorisent les dispositions sociales. Le socialisme soviétique sera censé favoriser la hiérarchie du travail. Le socialisme algérien, organisera la société autour de la hiérarchie militaire. Le socialisme chinois organisera les hiérarchies marchande et militaire autour des hiérarchies du savoir et du travail. On peut comme décrire la différenciation sociale autour de formules civilisationnelles. Dans la formule chinoise, le lettré et le paysan ont la prééminence sur le marchand et le militaire. Le modèle soviétique échouera faute de ne pas avoir donné sa place à la société marchande et sa hiérarchie. Le modèle algérien faute de ne pas avoir conduit une différenciation sociale à partir de sa formule de base : la complémentarité du fellah, du semi-nomade marchand et du nomade guerrier. Le développement de cette formule va dépendre de la capacité du fellah et du semi-nomade combattants à entretenir le nomade guerrier au travers d'une différenciation des milieux sociaux. La compétition entre les différents modèles met en jeu la capacité de chacun à expérimenter le monde, à accumuler et à innover. On peut dire aujourd'hui qu'à l'échelle mondiale s'affrontent le modèle socialiste chinois et le modèle capitaliste protestant et que le modèle algérien peine à trouver sa définition au-delà des modèles existants.

Guerre et compétition

La compétition, le jeu et la force

Guerre et compétition ne sont pas des termes antinomiques, ils sont complémentaires. L'un soutient l'autre et l'un peut basculer dans l'autre. La guerre militaire fixait les règles, délimitait les champs de la compétition. Aujourd'hui, c'est la guerre hybride, un mélange de compétition et de guerre, de guerre peu discernable et non ouverte, qui le fait. Car ami et ennemi, associé et concurrent, varient et varieront continuellement selon les situations. Un ami dans un jeu à somme non nulle peut se transformer en ennemi dans un jeu à somme nulle, s'il n'accepte pas le cours du jeu et veut forcer le résultat. Mais en forçant le cours du jeu et en se transformant d'ami en ennemi, souvent, celui qui s'y prête ne se rend pas compte de la part des pertes qu'il encourt en faisant trop confiance à ses forces et ne se méfiant pas suffisamment de ses faiblesses. L'exacerbation de la compétition conduit à la guerre, si la tension ne cesse pas de progresser. La guerre vise à remettre la force militaire dans le jeu pour rebattre les cartes d'une compétition désavantageuse. Les USA veulent rebattre les cartes d'une compétition mondiale qu'ils ont initiée, mais dont les conditions ne produisent plus les mêmes effets. La guerre détruit les capacités de la société qui en est victime. Mais séparer la force militaire des autres dont elle dépend n'est pas sans conséquence, car la force militaire ne cadre plus les rapports de forces et la force militaire tient sa force d'autres forces. La compétition peut renverser les rapports de forces qu'elle présuppose, car elle a mobilisé des ressources, des forces qui n'ont pas été présupposées et parce qu'elle pousse à l'innovation. Les rapports de forces peuvent alors être réaménagés avec ou sans recours à la violence.

Guerre hybride: intérieure (civile) et extérieure (militaire)

La guerre d'un environnement sur un milieu peut prendre différentes formes. L'une d'entre elles consiste à activer en son sein un désordre intérieur. En vérité une guerre contre une société aura toujours ces deux aspects de confrontation directe et indirecte. Et à suivre Sun Tzu et non Clausewitz, pour vaincre sans combattre, il faut préconiser la seconde. « Être victorieux dans tous les combats n'est pas le fin du fin ; soumettre l'ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin ». Le choc extérieur de la confrontation aura d'autant plus d'effets et moins besoin d'énergie qu'on en n'aura pas pris l'initiative et que la cohésion intérieure aura été sérieusement entamée par un désordre intérieur. La polarisation politique d'une société la fragilise de l'intérieur. Dans la complexité du monde d'aujourd'hui, étant donné l'étendue des interdépendances, pour maîtriser les conséquences de son usage, la force doit être adaptée à son champ d'exercice, adéquate à la fin qu'elle poursuit. La force est une et diverse, diffuse et concentrée, le rapport de forces n'est jamais absent dans les rapports sociaux, bien que local, il est aussi global, pour le modifier la compétition multiplie les champs et les ressources, la guerre change de formes, elle ne tranche plus dans la compétition. Le rapport de force semble disparaître lorsqu'il consent à participer à un rapport de forces plus grand, lorsqu'il fonctionne sans frictions. On peut y consentir temporairement ou durablement. La guerre change de formes, car la force peut être attaquée dans ses parties civiles par des moyens civils. La force d'une société tient dans le rapport global de ses différentes forces. Elle sera attaquée dans le maillon le plus faible plutôt que de manière globale. Celle qui tient sa force réelle cachée est plus en mesure de triompher de l'adversité.

Nous séparons guerre et compétition, mais ils sont en vérité l'un dans l'autre. La compétition se fait guerre et la guerre se fait compétition. Quand la compétition est poussée jusqu'à un certain point, elle se rompt et bascule dans la guerre. Quand la guerre prend fin, elle fait place à la compétition. Le rapport de forces évolue dans l'une et dans l'autre. Protéger la paix pour la croissance, c'est éviter que la compétition ne parvienne à ses points de rupture.

Processus d'innovation intensif

Sans savoir-faire et sans innovation, une société ou une entreprise ne peut survivre à la compétition. D'où procède l'innovation ? D'un processus d'innovation intensif qui implique une transformation importante de la place de l'innovation dans la société et dans l'entreprise[3]. L'entreprise n'est pas isolée de la société, elle développe des dispositions sociales de coopération et de compétition qui la valorisent ou la dévalorisent. L'entreprise confronte des dispositions sociales à des normes de production et d'organisation mondiales. La compétition mondiale met à l'épreuve les capacités des dispositions sociales à s'incorporer les normes mondiales et à produire de la valeur ajoutée. Elle met à l'épreuve la capacité d'apprendre et d'innover de la société. Pour qu'un tel processus d'innovation soit intensif, l'innovation doit être le résultat d'un processus de créativité sociale et non celui d'entreprises isolées de la société qui doivent elles-mêmes émerger de la société. L'entreprise est une objectivation de la création sociale. Le processus de créativité sociale est processus de subjectivation, d'habituation et de déshabituation sociales, et processus d'objectivation d'institutions et d'organisations. À suivre les modèles d'innovations des puissances industrielles qui associent l'innovation aux entreprises et font oublier le milieu social, on déconnecte la production de la dynamique sociale dans une société dont le tissu industriel est encore émergent. C'est la société qui est innovante avant que ne le devienne l'entreprise. Le génie est d'abord collectif, disait Kateb Yacine. Dans le modèle libéral, c'est la compétition qui est le moteur de l'innovation et l'individu qui en est le vecteur. Le modèle ne doit pas faire oublier le milieu dont il est abstrait, ses dispositions sociales, l'état de son tissu industriel. Une société innovante est celle qui a su régler en son sein une compétition intensive. Une société émergente, celle qui réussit à mettre en œuvre un génie collectif. Un de nos héros, parlait de mettre la révolution dans la rue. Une coopétition ne se définit pas indépendamment de ses visées, les règles ne se définissent pas indépendamment du milieu.

Il faut donc remettre l'innovation dans un processus d'innovation intensif[4] et ce processus d'innovation dans la compétition mondiale. Le processus d'innovation intensif est d'abord social avant d'être économique, le fait d'agents économiques et non économiques. La société étant dans l'économie, le militaire dans le civil, partageant le même objectif et le même esprit de coopétition. Un processus d'innovation ne peut pas être intensif s'il ne rencontre pas ses conditions de félicité, s'il n'est pas dans la bonne trajectoire sociale. Un tel processus accumule de l'expérience, il transforme les échecs (inévitables) en réussites.

Si les dispositions sociales sont à l'innovation, à l'incorporation des normes mondiales et au dépassement de soi, au dépassement des normes mondiales ou seulement au mimétisme et à la consommation, les résultats seront d'ordre opposé. Par la forte propension à consommer, le mimétisme et la faible propension à innover qui nous caractérise, nous formons une société de «jeunes vieux», vieux avant d'avoir atteint l'âge et jeunes sans expérience. À l'inverse d'autres sociétés émergentes qui offrent l'image de sociétés de «vieux jeunes», riches de l'expérience des anciens et jeunes par leur désir d'innovation et d'affirmation. Dans un processus intensif d'innovation, une société émergente envoie ses jeunes apprendre des anciens étrangers et les rappelle pour innover auprès de leurs anciens. Dans un tel processus la tradition rajeunit.

Dans les sociétés à forte propension à consommer, la compétition sociale est centrée sur la consommation chez la majorité et l'appropriation privatisation des biens collectifs chez une minorité. Dans les sociétés à forte propension à épargner et à innover, la compétition sociale porte sur une appropriation réappropriation de la production mondiale. Dans un cas, il y a fuite des capitaux, dans un autre il y a accumulation.

Une entreprise innovante suppose donc un milieu innovant qui l'accompagne, un esprit social compétitif. Un milieu innovant crée et soutient l'entreprise innovante. Un milieu innovant imagine, cherche et expérimente. Il essaie des idées et rassemble des compétences. Une entreprise naît d'une expérience qui a réussi, qui a formalisé une offre et trouvé son marché. Un producteur n'a le soutien des consommateurs et des investisseurs que s'il partage avec eux la même perspective, le même horizon d'attente. La pensée occidentale décompose le réel pour le comprendre, le reconstruire selon les modèles disponibles, mécaniques souvent. Elle sépare le producteur du consommateur et de l'investisseur pour les équilibrer dans une macroéconomie. Elle ne prend pas le réel comme un tout, son souci de maîtrise l'incite à composer le tout à partir d'éléments qu'elle croit tenir en main. La pensée chinoise relie les éléments dans une dynamique vivante, elle ne pense pas refaire le monde, elle lui obéit pour composer avec lui. Elle ne dit pas comment doit être le monde, mais comment il peut aller pour favoriser une de ses propensions. Production et consommation, épargne et investissement se séparent avec la différenciation sociale et économique, mais s'ils se disjoignent, ils ne peuvent plus se codéterminer. Un processus intensif d'innovation ne peut pas rencontrer ses conditions de félicité s'il ne réalise pas l'unité complémentaire de ces dimensions économiques, si la trajectoire sociale et économique est mal déterminée.

C'est dans un milieu qu'émergent et se différencient une offre et une demande, des producteurs et des consommateurs, une consommation et une épargne. La relation du producteur et du consommateur d'immédiate en économie de subsistance, cesse de l'être dans une économie de marché. L'épargne du consommateur est à la recherche d'un revenu que produira une entreprise pour une consommation différée qu'il prévoit supérieure à celle à laquelle il a renoncé. La relation du producteur et du consommateur est donc médiée par le milieu dans lequel elle baigne, celui-ci partage ou ne partage pas un horizon d'attente, il lui procure confiance ou défiance dans l'entreprise et l'avenir. Le milieu aligne ou disjoint les dispositions.

Pour que l'émergence de tels producteurs puisse se transformer en entreprises pérennes et innovantes, celles-ci doivent être tout à la fois locales et mondiales. Locales d'une manière et mondiales d'une autre, selon les situations. Elles doivent vivre d'un milieu local et d'un milieu mondial, être entretenues par un milieu local dans un milieu mondial. Elles doivent constituer un centre d'accumulation local dans un réseau mondial de centres d'accumulation, soit constituer d'une certaine manière un centre de gravité local du capital mondial. Au cœur de ce centre de gravité local une population apprenante et innovante, attachée à son milieu et le performant. Mais aussi une population qui souffre et se bat. Qui se bat contre la dissipation, pour l'accumulation.

C'est l'aptitude de la société à faire et défaire ses habitudes, ses entreprises, à composer et recomposer ses capitaux, qui lui permettra de préserver ses centres d'accumulation en s'adaptant aux mouvements de l'accumulation du capital mondial.

Toute société est composite.

Par milieu, il faut entendre le milieu biophysique et le milieu social. Avec nos artefacts nous nous transformons et transformons le milieu naturel. Nous considérons la société comme composée d'éléments humains et non humains. Les humains ne s'agencent pas les uns aux autres, ne s'organisent pas, ne fonctionnent pas indépendamment des éléments non humains qui la composent. Le cantonnement des humains dans une société, leur institution comme des sujets, et le cantonnement des non-humains dans la nature, leur institution comme des objets, ne rend pas compte du double processus de dissociation et d'association par lequel se compose la société. Le véhicule à moteur améliore la circulation sur la route qui lui préexiste, qu'il transformera dans le même temps. Il s'insère dans un équipement de la société qu'il transforme, dans un fonctionnement de la société qu'il accélère. Il descend d'un ancêtre auquel il succède. Le véhicule produit en Europe et importé en Afrique appelle la création de routes qui ne lui préexistaient pas, ces routes appellent des agglomérations qui ne lui préexistaient pas. Ces sociétés africaines ont été sorties de leurs routes qu'elles n'amélioreront pas. Les villes ont été juxtaposées à leurs villages qui ont été détruit, leurs nouvelles infrastructures n'obéissent pas à leur logique, elles se dégraderont. Elles ont abandonné leurs collectifs et leur fonctionnement, elles sont prises dans des collectifs qu'elles prennent autrement qu'il ne devrait. Elles se dérèglent. En s'équipant, la société transforme son fonctionnement. La transformation produit fragmentation et cohésion. L'une finit par l'emporter sur l'autre. Les non-humains comme les humains relèvent d'une certaine généalogie. Ils ont des affinités sélectives, des associations s'imposent et d'autres s'excluent. Une certaine interdépendance les lie, une certaine asymétrie aussi. La question est de savoir comment ces non-humains s'insèrent dans le fonctionnement global de la société, comment ils « vivent » en compagnie des humains, autrement dit quelles associations, quels rapports de compétition et de coopération forment-ils avec les humains ? Certaines associations, pas toujours les plus fructueuses, l'emportent sur les autres. Les pesticides et les abeilles ne vont pas ensemble. Certains non-humains ne vont pas avec certains humains, ils s'excluent. Les rapports de compétition, de substitution peuvent l'emporter sur les rapports de coopération, de complémentarité. Il faut donc voir la société comme un ensemble vivant d'associations d'humains et de non-humains, qui fonctionnent ensemble dans un processus dynamique qui dissocie et associe humains et non-humains continuellement.

On pourra se trouver en présence d'un processus d'innovation social intensif en mesure de permettre à la société de s'adapter au monde et de performer, de s'insérer dans le processus mondial d'innovation, ou à un processus intensif d'innovation mondial aux effets négatifs qui désarticule la société, où vivants et non vivants composent un corps malade et un milieu malade, qui ne peuvent se soutenir par eux-mêmes et qui ne tiendront que parce que soutenus par un échafaudage externe, une dynamique extérieure plutôt qu'intérieure.

Trajectoire historique

Il faudrait entendre par « société », en sus d'un ensemble composé d'humains et de non-humains à égalité, un ordre social qui se répète le long d'un trajet historique[5]. Un ordre social qui se reproduit et fonctionne pour son propre compte, selon une logique et une identité qui est celle de son héritage et de son destin, de sa trajectoire historique. Une société est essentiellement une répétition, une tradition ; elle répète une lignée « ancestrale ». Sa trajectoire historique répète son héritage en l'actualisant constamment dans un environnement qu'elle change et qui la change. Ce qui passe dans sa trajectoire c'est son héritage, sa trajectoire c'est ce qui subsiste de son héritage ; ce qui fait la cohérence et l'allure de sa trajectoire c'est le développement de son héritage dans le cours des choses. On peut dire que l'héritage c'est le capital, non pas l'argent, mais l'expérience ; la trajectoire c'est celle de l'accumulation du capital. La dynamique des sociétés postcoloniales ne laisse pas de trajectoire sociale et historique perceptible ; dans l'héritage occidental, elles ont égaré leur propre héritage. L'Occident a hérité du monde, le monde après l'Occident doit hériter de l'Occident. Ce sera au tour de nouveaux postulats, de nouveaux héritages de reprendre l'héritage occidental dont les postulats deviennent toxiques.

L'histoire c'est donc toujours un peu refaire la même histoire sans quoi il n'y aurait pas de trajectoire historique. La même histoire dans des contextes de développement différents donne des histoires différentes. Il y a accumulation, lorsqu'il faut expérimenter différents environnements. Dans les sociétés de subsistance qui avaient une expérience sociale stabilisée, chaque génération refaisait la même histoire, mais pour elle-même. Chacune d'elle vit une histoire, que le poète souhaiterait même réinventer, surpasser. La vie ne peut se souhaiter répéter une histoire autrement que dans des cycles. En la répétant, elle s'en écarte, car elle ne la répète pas dans les mêmes termes. L'expérience accumulée avant elle, la sagesse collective, s'efforce d'offrir à la nouvelle génération les conditions de félicité de son expérience. Elle ne les garantit pas ni ne les impose. Mais dès lors que le monde se met à changer, à empêcher une expérience de se reproduire dans les mêmes termes, l'expérience d'une génération à une autre change, s'y mêle de nouveaux éléments, on refait l'histoire de la génération précédente qui a accumulé et transmis une expérience, dans une nouvelle expérience avec de nouveaux éléments et de nouveaux arrangements. La nouvelle génération qui a été éduquée par la précédente, a hérité d'une transmission, fait l'expérience d'un nouveau monde, met une ancienne expérience à l'épreuve d'une nouvelle. Elle devra distinguer dans son héritage ce qu'elle peut elle-même transmettre, mais elle ne pourra ni transmettre ni disposer d'un capital qu'elle n'a pas hérité. Elle prolongera ou pas une trajectoire.

La famille, une structure fondamentale

Dans une société de subsistance, la dépendance des enfants aux parents et des parents aux enfants est centrale. La famille est la structure qui permet la reproduction de la société. Un bébé doit être protégé de son environnement pour qu'il puisse adulte protégé ses vieux parents. Avec le développement de l'économie de marché et l'État social, l'enfant et le vieux ne dépendent plus directement de la famille, mais de la société. Il semblerait alors que la famille ne soit plus la structure fondamentale de la société à travers laquelle se refait l'histoire. Cela n'est vrai qu'en partie. La famille reste centrale dans la reproduction de la société.

Dans l'expérience salariale, l'individu s'émanciperait de la famille. Mais cette réalité ne concerne que le monde du travail, pas celui de la propriété. Dans ce dernier monde, la famille reste au centre de l'expérience, c'est elle qui accumule l'expérience et les moyens d'expérimenter. En fait dans la société de classes, chaque classe refait la même expérience dans des conditions différentes. Le premier monde refait une certaine expérience, celle du travailleur non propriétaire qui vit de l'idéal de l'émancipation. Le salarié refait l'expérience du serf, ses enfants ne lui appartiennent pas, il n'appartient pas à ses enfants, d'une manière certes différente, mais avec le même idéal. Il n'accumule pas, ne transmet pas d'héritage.

Dans le monde des propriétaires, se refait et se transmet la même expérience dans des conditions différentes. Dans la société de classes où la liberté est indissociable de l'individu et de la propriété, où une classe possède et une autre est dépossédée, au centre de la reproduction de la société, il y a la transmission de l'héritage, du patrimoine, du capital, non pas l'idéal d'émancipation, mais l'idéal de possession. Mais l'un ne pouvant aller sans l'autre, car posséder c'est déposséder, car vouloir posséder c'est accepter de se faire déposséder. La société de classes stabilise les rapports de possession et de dépossession, elle anime la société des possédants d'un idéal de possession et la société des possédés d'un idéal d'émancipation.

Tant que l'Occident pouvait étendre sa possession du monde, les deux idéaux ont progressé simultanément. L'idéal d'émancipation pouvait composer avec l'idéal de possession. Le possédé pouvait posséder une maison individuelle. En vérité idéal de possession et idéal d'émancipation, sont l'un dans l'autre à des degrés divers, ils s'excluent et se complètent. Ils deviennent antagoniques quand ils s'excluent. Avec la rétrocession des possessions aux dépossédés à l'échelle mondiale, idéal d'émancipation et idéal de possession se tourne l'un contre l'autre dans la société de classes. La compétition des anciennes puissances coloniales se fait davantage interne qu'externe, elle se remet à concentrer les revenus et les patrimoines. Des guerres se profilent pour redistribuer les cartes du jeu social.

Ce qui ne tue pas ...

Ce dont les sociétés ont hérité de l'Occident, qui les a colonisées, a commencé par les empoisonner. Mais, à l'image du vaccin, ce qui ne tue pas rend plus fort. La survie d'une société dépend de ses aptitudes à s'adapter aux variations de son environnement. Deux modes de réponse à une transformation du milieu sont possibles : une indifférence au milieu ou une métamorphose de la société elle-même. Les sociétés postcoloniales peuvent être caractérisées par une indifférence et une métamorphose simultanées. Une indifférence fondamentale et une métamorphose superficielle. Un retour aux structures fondamentales, seul peut leur donner une prise sur le cours des choses. Mais un tel retour attend son heure.

La compétition mondiale impose aux sociétés un réel processus d'innovation intensif dans lequel elles sont prises. Les sociétés postcoloniales ne sont pas préparées à entrer dans un tel processus. Elles subissent un tel processus, plutôt qu'elles ne le comprennent aux deux sens du terme, physique et symbolique. La rapidité du changement dont fait preuve le processus ne leur laisse pas le temps de se retourner sur leur héritage et d'observer les effets de ce qu'elles ingèrent. Le rythme du changement les bouscule, les empêche de prendre en compte leur héritage, de l'actualiser et de le transmettre.

Trajectoire introuvable

La séparation disjonction de la société et de la nature, des humains et des non-humains, en milieu postcolonial est au départ d'une trajectoire introuvable, d'une société introuvable. Pour qu'une société ait une trajectoire, il faut qu'elle puisse se reprendre et se reconstituer chaque fois qu'elle s'incorpore un élément allogène qui la déstabilise. La méthode occidentale qui consiste à dissocier humains et non humains de la main droite (société : lois humaines, démocratie/ nature : lois aveugles) pour les associer de la main gauche (laboratoires, entreprises), est amputée de la main gauche en milieu postcolonial. Dans le continuum de la nature dans lequel la société est comprise, on sépare pour disjoindre et non pour conjoindre. Elle disjoint les éléments indigènes pour les rendre disponibles à la logique des éléments allogènes. La trajectoire historique d'une société démarre d'un héritage, d'une unité des différentes composantes de la société et de leur codétermination. L'incorporation d'éléments allogènes n'a pas renforcé le rapport de codétermination des éléments indigènes. Le rapport de codétermination des éléments indigènes ayant déjà lui-même été largement rompu par l'occupation coloniale, les éléments indigènes n'ont plus la cohésion nécessaire pour embrigader les éléments allogènes importés dans leur combat. Le butin devient poison. La composition de la société reste hétéroclite, la société ne soutient pas sa propre dynamique et sa trajectoire reste indéterminée. Nous avons perdu le rapport à la terre et au ciel et égaré notre chemin. Notre horizon d'attente ne prolonge pas une trajectoire, ne valorise pas un héritage. Il est dans la dispersion et la fragmentation sociales.

Cette séparation disjonction empêche la société d'être dans un processus d'innovation intensif. Elle l'empêche de produire les innovations qui améliorent son fonctionnement, transforment et ajustent les habitudes et les équipements. Elle équipe les humains de non-humains pour les exproprier de leur savoir, de leur énergie. Avec la révolution numérique et l'intelligence artificielle, la société confie sa mémoire et son intelligence à des puissances extérieures. La disjonction empêche la société de produire une organologie performante, les non humains n'objectivant pas de nouveaux organes au corps humain, n'intensifiant pas, ne régulant pas leur travail. Elle révèle son plus grand travers dans l'image d'une société vivant hors-sol et une dépendance extérieure croissante.

Le combat, la discipline et les institutions

Le milieu a été marqué par une séparation du milieu social et du milieu naturel, du civil et du militaire, conformément à la conception occidentale qui a conquis le monde. Il faut voir que derrière le civil et le militaire occidental, il y a la division fondamentale de classes entre guerriers et paysans. Le combattant devenu civil ou militaire a cessé d'être un combattant. Il s'agissait de dominer la nature et non de coopérer, d'intensifier les rapports avec elle. Le colonialisme et la guerre de libération ont militarisé la société algérienne. La force organisée qui s'est imposée à l'indépendance et à qui revenait la production d'ordre n'a pas communiqué sa capacité d'organisation au reste de la société, elle se l'est comme réservée. Séparant le civil et le militaire, les deux formes convertibles du combattant, l'organisation militaire a introduit une rupture dans la société au lieu de s'étendre à l'ensemble de la société et de se soumettre à son épreuve. Son organisation ne s'est pas transformée pour produire les institutions civiles adéquates à la compétition, sociale et mondiale. Guerre et compétition, institutions civiles et militaires, se sont désolidarisées. La société ne s'est pas transformée en caserne, le modèle de la caserne séparant l'organisation de la société et n'engendrant pas de nouvelles institutions adaptées aux tâches du nouveau combat. L'organisation a rompu son lien avec la puissance sociale, s'est vidée du sentiment de puissance, les institutions se sont trouvées mal déterminées. Le processus de militarisation civilisation a été mal conduit[6].

Le combat social n'a pas été professionnalisé. La discipline n'a pas gagné le civil au travers du militaire se faisant à nouveau combattant. La discipline militaire s'est dissociée de la discipline sociale, la société et la discipline ont cessé de s'éprouver. On a oublié que la discipline militaire est la discipline appliquée à un champ particulier. Le nouvel ordre de combat social ne pouvait émerger de leur séparation. Comme organisation supérieure et exemplaire, elle n'a pas inspiré de disciplines civiles en s'adaptant aux nouveaux champs de la compétition sociale et mondiale. Elle n'a pas vaincu l'indiscipline sociale. La supériorité de l'organisation n'a pas été partagée, cela a donné lieu à des collectifs sans disciplines collectives. Bref, la discipline militaire n'a pas contribué à discipliner la société, mais tout compte fait, d'un certain point de vue, on pourra dire qu'elle s'est attachée à contenir une certaine indiscipline de la société et à préserver la supériorité de son organisation ; d'un autre, on dira qu'elle s'est laissée gagnée par l'indiscipline sociale. En vérité, on ne pouvait faire mieux dans l'état que connaissait l'expérience sociale, mais on s'est mépris quant au point de départ. Car en réalité les séparations société et nature, civile et militaire sont des séparations factices si on pense qu'elles sont étanches. Il y aura toujours dans une société de la nature et de la société dans la nature, du civil dans le militaire et du militaire dans le civil. Et la société la plus résiliente et la plus efficace est celle qui de civile peut devenir militaire et de militaire peut devenir civile[7]. Autrement dit, celle qui peut recomposer ses différentes formes de capitaux dans les formes les plus appropriées à la situation de combat. Le militaire en temps de paix est un professionnel comme un autre. Le civil en temps de guerre ne peut se comporter comme en temps de paix. Les enfants étaient l'arme de combat des Palestiniens contre leur lent génocide ... les Israéliens tuent les enfants.

À la différence des sociétés postcoloniales qui ont réussi à s'industrialiser, la force organisée n'a pas impliqué la société dans la compétition internationale de sorte à créer chez elle une demande d'organisation et chez la force organisée une offre d'organisation pour la susciter et lui répondre. Pas de capitaines d'industrie. Aussi, lorsque le modèle hiérarchique de l'entreprise militaire a été confronté aux entreprises civiles, à l'entreprise de production, la compétition ne l'a pas contraint à s'adapter au champ de la compétition sociale et de la coopération économique. Le modèle incapable de s'adapter a fabriqué des consommateurs de sécurité plutôt que des producteurs innovateurs. D'abord parce que la société était pauvre (les producteurs avaient un trop faible revenu) alors que l'État était riche de la propriété collective ; ensuite parce qu'ils en conserveront les habitudes malgré la hausse des revenus et l'absence de stratégie de différenciation sociale. Il n'y aura pas émergence de hiérarchies sociales en mesure d'organiser et de diriger les compétitions civiles. La société a été ainsi contenue dans une compétition interne autour des ressources disponibles, qui a conduit à une différenciation sociale par la consommation ostentatoire de ces ressources. Le milieu social postcolonial a ainsi été marqué par une forte propension à consommer à l'inverse des sociétés qui ont dû obtenir leur consommation de leur propension à l'épargne et à l'innovation.

La capacité d'apprendre et d'innover de la société n'a donc pas été mise à l'épreuve et l'éducation n'a pas pu prendre la place qu'une telle capacité exigeait dans les préférences collectives. Les frères combattants d'hier ont tourné le dos au combat postcolonial, à la compétition internationale, leurs faiblesses leur ont fait craindre la défaite, fatigués, ils ne se sont pas engagés à accumuler les forces, à transformer les faiblesses en forces. Kateb Yacine fait allusion à des frères devenus monuments. La société croyait probablement le combat terminé, elle avait terriblement souffert du colonialisme. Et le président Boumediene me parait aujourd'hui avoir été bien seul. De la fatigue de la société, il fera d'abord une force qui lui permettra de triompher de ses compétiteurs. Au contraire de ces compétiteurs, il était alors dans le cours que pouvaient prendre les choses. Mais il oubliera cette faiblesse ensuite, il ne veillera pas à la transformer en force et elle se retournera contre lui, comme elle s'est retournée contre ceux qui demandaient plus tôt à la société de mener un combat qu'elle ne pouvait pas entreprendre. Il se trompa de force. Car comment demander à une société fatiguée, usée par le colonialisme, d'épargner au lieu de consommer, d'apprendre au lieu de travailler, de risquer pour expérimenter au lieu d'assurer ? Il ne fallait pas se tromper de forces. Le politique ne peut dicter aux choses leur cours ; il est dedans, probablement au-dessus, mais juste localement et pas d'un bout à l'autre, bouts par lesquels le cours des choses lui échappe. Il ne peut choisir que parmi des ouvertures, des options, des opportunités.

L'organisation qui a permis de triompher de la compétition ne s'est donc pas diffusée aux nouveaux champs de la compétition, car elle n'a pas pris en compte ses propres forces et faiblesses et celles de la société. La société a consommé les ressources dont elle est propriétaire et qu'elle ne (re)produit pas. Elle a partagé ses forces et ses faiblesses avec d'autres institutions, l'école et la justice, et cela n'a pas discipliné la société par l'étude et le travail. L'organisation a méconnu la société et la société a méconnu l'organisation. L'organisation et la société se sont associées dans leurs faiblesses. Les séparations initiales de la société et de la nature, du civil et du militaire ne produiront pas les effets attendus par le modèle occidental, elles feront de la nature une faiblesse et non une force, de la société et du civil une faiblesse et non une force du militaire.

Pour retrouver un milieu innovant, il faut remettre la société dans la nature, le combattant dans la société et le civil et le militaire dans le combattant. Le capital accumulé est aujourd'hui l'arme de la compétition, une arme d'abord mondiale. Le capital, la force du combat, ne peut provenir que de la transformation de la faiblesse, d'une substitution de la force à la faiblesse. Il doit être aujourd'hui le fait d'un processus d'innovation social intensif. Le processus d'innovation social intensif est le combat, le processus de transformation de la faiblesse en force, de la propension à consommer en propension à épargner et à investir, à apprendre et innover. Ce capital est à la fois humain et biophysique, social et mondial. Ses formes répondent aux différentes formes du combat. Les différentes formes de combat correspondent aux différentes capacités de transformation des faiblesses en forces, de substitution de forces à des faiblesses.

Une société ne devrait livrer que les combats qu'elle est en mesure d'emporter, c'est la condition de félicité de la transformation de la faiblesse en force. Et cette transformation, selon Sun Tzu, nécessite préparation, intelligence et adaptation. On n'emporte pas de combat que l'on n'a pas ou mal préparé. On prépare mal et on s'adapte mal si on n'a pas la connaissance des forces et des faiblesses de la société et du monde. La faiblesse de l'une peut servir ou être la force de l'autre et inversement. L'autonomie de décision suppose une capacité à discriminer les champs de la compétition, ceux favorables à une progression et ceux défavorables. Ainsi avec la politique d'import-substitution on est tombé dans des champs défavorables ; avec une politique d'exportation visant une remontée de filière ou une création de filières, d'autres se sont placés dans des champs favorables.

Le combat, le combattant, les armes du combat

L'unité du social et du naturel, du civil et du militaire, sont les conditions de l'établissement d'un processus social intensif et innovant. L'économie est un système physique de transformation de la nature et de la société. Le militaire est une figure spéciale du combattant qui apprend du combat d'une multitude en temps de paix où il va chercher ses armes, et qui en temps de guerre se donne tout entier. Il est l'exemple par excellence. Mais de quels guerriers une société peu combattante peut-elle disposer ? Quel exemple et quelles armes proposera-t-elle ? Une armée qui va chercher ses armes, sa détermination hors de sa société, ne sait pas exactement contre qui ces armes seront tournées. Une armée invincible est celle qui réussit à mobiliser toute l'énergie, toute l'intelligence de sa société. Séparer le combat du militaire du combat des civils, c'est l'appauvrir et réduire la force du combat social dont il sera diminué. Un combat qui importe ses armes ne livre pas son propre combat. Un combat qui importe des armes pour son propre combat doit disposer d'armes qui lui permettent d'asservir celles qu'il importe à son propre combat.

Il faut le répéter, c'est le combat que l'on s'assigne qui doit produire sinon définir les armes qui doivent permettre de le mener. Ce ne sont pas les armes importées qui doivent définir le combat, les armes doivent être adéquates au combat. J'aimerai ici évoquer l'exemple d'un combattant. On retient de Kateb Yacine le propos selon lequel la langue française était un butin de guerre, on oublie qu'il délaissera ce butin à l'indépendance. « La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puissance étrangère, et j'écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français », déclarait-il en 1966[8]. On ne peut mieux définir l'arme du combat. La langue française lui a permis de s'introduire dans la société française et de parler aux Français en faveur de l'Algérie, des Algériens. À l'indépendance, ce n'est plus aux Français qu'il voulait s'adresser mais à sa société, il laissa tomber le butin de guerre. Révolutionnaire, il voulait remettre la société dans sa langue, la poésie dans la société, l'héritage et l'innovation en marche[9].

On le répétera aussi, entre la compétition et la guerre, il n'y a de différence que de degrés et d'effets. Le combat ne fait que culminer dans la violence avec la guerre qui par la violence exacerbée interrompt la compétition. La guerre n'est qu'une compétition dans laquelle la violence intervient. La guerre intervient quand la force veut imposer des règles, des champs à la compétition. Sous l'hégémonie occidentale, la violence a fixé les règles (le Droit) et les conditions de la compétition. Ce n'était pas la compétition mondiale qui fixait les règles, mais les règles que se fixaient à elles-mêmes les puissances occidentales dans la compétition mondiale, le droit n'était pas immanent au champ de la compétition, il était un Droit imposé par la compétition occidentale dans la compétition mondiale. Mais dans ces compétitions réglées par la force, le vainqueur est connu d'avance. Contrairement à la stratégie chinoise où les compétiteurs n'ont pas besoin d'une entité extérieure détenant le monopole de la violence pour faire respecter un droit au-dessus des compétiteurs. Il suffit de respecter l'égalité et la réciprocité. Les compétiteurs co-déterminent les règles de la compétition en fonction de ses attendus. La Chine peut remettre en cause les règles de la compétition en poussant la compétition à son maximum sans recourir à la guerre, il peut-être dit qu'elle tient cette disposition de la confiance qu'elle a en sa compétitivité. Elle ne peut perdre une compétition basée sur l'égalité, le respect et la réciprocité. Et cela jusqu'à ce que le monde ait appris d'elle les raisons de cette confiance et les lui emprunte.

En guise de conclusion

J'aimerai terminer ce texte sur une note particulière : un héritage se fabrique, un héritage croit ou dépérit. Un héritage s'accumule toujours à partir d'un point de départ particulier, un point de départ non disputé, non chahuté que l'on le reprend constamment. Il aura une bonne ou mauvaise prise sur le cours des choses, il fait corps ou non avec le cours des choses. Un destin se fabrique dans le cours des choses, il dessine une trajectoire, un trajet parcouru dans le cours des choses. Il est consistant ou inconsistant. Un héritage est donc une part de passé et une part d'avenir. La question qui se pose alors est, dans les temps qui courent, que signifie accumuler, qu'est-ce qui peut s'accumuler, qu'est-ce qui peut durer, faire du vivant consistance ? Qu'est-ce que du passé peut servir l'avenir ? Qu'est-ce-que de l'accompli peut encore s'accomplir ?

Les guerres ramènent au point de départ, elles détruisent pour redistribuer les cartes de la compétition. On considérera le point de départ comme ce qui s'est accumulé et ne cesse de s'accumuler malgré les destructions. C'est ce qui reprend vie même dans des ruines. Entre compétition, guerre et innovation, chacun des trois termes peut conduire aux autres. Subir une compétition, c'est subir une destruction progressive qui éloigne du point de départ ou y ramène. Dans notre cas, l'innovation a poursuivi la guerre qui a été faite à notre société par le colonialisme, nous y avons égaré notre point de départ et par conséquent le pouvoir d'accumuler. Il est encore disputé par le point de départ que le colonialisme a imposé.

Le point de départ, ce sont des dogmes ou des postulats, sur lesquels on s'appuie, se barricade ou se développe. Pas besoin d'opposer strictement dogmes et postulats, tous deux ne sont interrogés que par leurs conséquences. Un postulat se transforme en dogme et un dogme en postulat, tout dépend de ce que l'on en fait. Un postulat qui cesse d'être fécond se transforme en dogme. Un dogme qui affronte l'expérience se transforme en postulat. Le point de départ a un idéal, l'idéal d'une trajectoire réussie, d'un accomplissement. Le point de départ peut-être plus sûrement ce que l'on peut appeler des structures fondamentales et que développera une expérimentation du monde.

Notes :

[1] Bernard Lahire. Les structures fondamentales des sociétés humaines. La Découverte. Pais. 2023.

[2] Voir en particulier La dynamique du capitalisme. Arthaud, 1985 et Flammarion, 1988 ; 2018.

[3] Armand HATCHUEL, Benoît WEIL, MASSON Pascal LE .Les processus d'innovation : conception innovante et croissance des entreprises. Hermès&Lavoisier. 2006.

[4] Ibid. Je préfère parler de processus intensif plutôt que d'innovation intensive étant donné la différence de contexte entre la France et l'Algérie en matière de tissu industriel. Dans un tissu industriel constitué, l'innovation est l'affaire des entreprises, dans un milieu dont le tissu industriel ne fait qu'émerger et a des difficultés à émerger, le problème est social avant d'être économique.

[5] J'emprunte sans difficulté cette définition au philosophe pragmatiste Whitehead. Voir Didier Debaise. Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité de Whitehead. Vrin. 2006

[6] La différenciation occidentale de classes s'est appuyée sur un processus de militarisation civilisation particulier.

[7] Israël est un exemple édifiant. Les EAU suivant l'exemple.

[8] Wikipedia

[9] Voir Le génie est collectif in Kateb Yacine, éclats de mémoire. IMEC, Paris, 1994 et https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/kateb-yacine-grace-a-la-langue-francaise-j-ai-ete-pris-d-une-espece-de-passion-de-la-poesie-7141034.