Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La domination monétaire à l'ère numérique

par Hélène Rey*

PARIS - Depuis plus de 80 ans, le dollar américain jouit d'une suprématie inégalée dans le commerce et la finance au niveau mondial, grâce à une combinaison d'atouts propres aux États-Unis : taille de l'économie, institutions crédibles, marchés financiers profonds et liquides, puissance géopolitique, mais également effets de réseaux absolument déterminants.

Une nouvelle variable intervient néanmoins aujourd'hui, qui s'apprête à refaçonner l'ordre monétaire international : l'intégrité des données.

Les technologies numériques créant les rails sur lesquels l'argent circule de façon croissante – grâce aux stablecoins, aux actifs tokenisés et aux monnaies numériques de banque centrale – la résilience et la crédibilité des réseaux monétaires reposent maintenant non seulement sur les fondamentaux macroéconomiques, mais également sur la puissance technologique et la sécurité de l'infrastructure en question.

Les fondamentaux macroéconomiques conservent bien entendu leur importance, et les monnaies numériques soulèvent certains défis macroéconomiques classiques. En privatisant encore plus le seigneuriage -revenu lié à l'émission de la monnaie-, et en facilitant l'évasion fiscale, les stablecoins risquent notamment d'impacter négativement les recettes budgétaires des États. Par ailleurs, si un stablecoin -jeton numérique sensé être échangeable à parité contre un autre actif, comme une monnaie fiduciaire- perdait son ancrage – en raison de réserves de liquidité insuffisantes par exemple – sa crédibilité pourrait s'effondrer, ce qui provoquerait des retraits massifs. Si les interconnexions de ce stablecoin avec d'autres actifs sont importantes, les conséquences seraient systémiques. Une panique autour des stablecoins ancrés au dollar américain -émis par des acteurs privés et soutenus en grande partie par les bons du Trésor américain– pourrait entraîner des perturbations particulièrement importantes. L'opacité ou la non existence de données concernant les stablecoins, ainsi que les réglementations insuffisantes dans certaines juridictions, viennent accentuer les risques.

Ces problèmes « classiques » de crédibilité ne constituent toutefois qu'un début. Le monde pourrait en effet également connaître une « cyberpanique », provoquée par les fragilités de l'infrastructure numérique qui sous-tend les actifs numériques. Il ne sera pas facile d'atténuer ce risque, le National Institute of Standards and Technology du département américain du Commerce nous avertissant en effet depuis 2016 sur le risque de voir les ordinateurs quantiques parvenir bientôt à briser bon nombre des systèmes de cryptage à clé publique actuellement utilisés. Autrement dit, une infrastructure qui semble aujourd'hui solide pourrait demain se révéler fragile.

Les conséquences pour l'ordre monétaire mondial pourraient être considérables. En tant qu'émetteur de la monnaie internationale dominante, les États-Unis jouissent depuis des décennies d'un « privilège exorbitant », notamment de la possibilité d'emprunter à des taux d'intérêt bas même en périodes de stress économique, et d'enregistrer des déficits commerciaux systématiquement élevés. L'administration du président Donald Trump semble parier sur la capacité des États-Unis à conserver ce privilège, l'actuel statut mondial du billet vert se traduisant par une demande de stablecoins ancrés à celui-ci, et par conséquent potentiellement une demande accrue de bons du Trésor américain -cela dépend de la substitution de la demande avec d'autres actifs en dollars- , ce qui conduirait à la baisse des coûts de financement du Trésor des États-Unis.

Le privilège exorbitant de l'Amérique repose en fin de compte sur la confiance dans ses institutions, sur ses cadres juridiques et sur sa capacité budgétaire. Or, dans un monde au sein duquel l'argent circule sur des plateformes programmables, la crédibilité et l'intégrité du code, la qualité des normes cryptographiques et la résistance des systèmes face au piratage revêtent autant d'importance que n'importe lequel de ces facteurs. Cette évolution transforme fondamentalement la logique de la compétition monétaire : si son avance technologique est suffisamment significative, c'est la monnaie la mieux protégée contre les cybermenaces – pas nécessairement celle qui est soutenue par l'économie la plus puissante ou la banque centrale la plus crédible – qui devient la plus attrayante.

Les stablecoins sont utilisés dans un nombre croissant de paiements transfrontaliers, et en tant que porte d'entrée et de sortie pour les investissements spéculatifs en cryptoactifs, mais nous connaissons très mal leur degré de sécurité et leur gouvernance. Il incombe par conséquent aux régulateurs et aux citoyens de soulever ces questions. Qui est responsable de la gouvernance des registres numériques? Dans quelle mesure le système est-il protégé contre les acteurs malveillants ? Que se passe-t-il si l'épine dorsale cryptographique d'une monnaie est compromise par les avancées de l'informatique quantique ?

Il est important pour la stabilité monétaire nationale et internationale que des réponses satisfaisantes soient apportées à ces questions. Si les dirigeants politiques n'agissent pas, nous risquons de nous retrouver confrontés à un système monétaire volatil et fragmenté, comparable à celui du XIXe siècle, lorsque l'émission incontrôlée d'argent privé provoquait paniques, retraits massifs, manipulations et effondrements.

Quoi qu'il en soit, nous nous dirigeons probablement vers un système monétaire multipolaire, dans lequel certaines monnaies – et leurs écosystèmes numériques associés – bénéficieront d'une « prime d'intégrité », fondée sur leur capacité à minimiser leur vulnérabilité, ainsi qu'à maximiser la vérifiabilité des données. Les monnaies les plus prospères seront celles qui offriront l'architecture financière la plus solide, couvrant toutes les étapes, de la validation des transactions jusqu'à la protection de l'identité des utilisateurs, en passant par l'historique des transactions. Une monnaie soutenue par un État mais présentant des cyberdéfenses insuffisantes ou des normes technologiques opaques pourrait se retrouver dans les cordes, tandis qu'une zone monétaire technologiquement avancée, aux normes d'intégrité exigeantes, pourrait prospérer.

Ce nouveau paysage technologique peut avoir des conséquences géopolitiques majeures. De la même manière que la suprématie navale se traduisait autrefois par une domination commerciale, le contrôle de l'infrastructure des paiements pourrait de plus en plus déterminer la souveraineté économique. La valeur stratégique des données relatives aux paiements – non seulement en matière de politique monétaire, mais également de contrôle, d'application des lois, et de sanctions – signifie que les monnaies numériques ne sont pas des technologies neutres, mais bel et bien des espaces de pouvoir disputés. Les monnaies qui domineront le système international de demain seront celles dont les écosystèmes numériques inspireront le plus confiance – à la fois dans leurs institutions et dans leur code. Dans un tel contexte, la préservation de la stabilité monétaire internationale nécessitera plus que de l'innovation technologique. Il sera essentiel de coordonner au niveau mondial les normes de tokenisation, de confidentialité des données, et de résilience face aux avancées de l'informatique quantique. L'alternative, une situation dans laquelle proliféreraient des réseaux balkanisés, régis par des règles contradictoires et exposés aux chocs systémiques, constituerait la recette parfaite de l'instabilité.



*Professeur d'économie à la London Business School et vice-présidente du CEPR (Paris).