Dès
l'indépendance, et les plus pauvres s'en souviennent, ce sont les centimes qui
ont disparu de la circulation monétaire de la nouvelle nation. Ensuite ce fut
le tour des douros, durant les années 70-80. L'inflation aidant, les pièces de
20 centimes, ensuite celles de 50 centimes connaîtront le même destin de
ferraille. Avec les années 90-2000, on cessera de parler de millions de
centimes pour retenir la valeur moins ridicule de millions de dinars. C'est
pourtant avec les ossements de Khalifa Abdelmounène qu'on va dater,
abusivement, le début du comput avec le milliard de milliards. Dès ce moment,
ou surtout avant, les Algériens cesseront de s'intéresser à l'exactitude des
chiffres, pour n'en retenir que l'effet émotif en vrac et le poids à la pesée.
L'usure du sens des chiffres se confirmera parallèlement avec la manipulation
du «nombre» lors de la décennie de la fausse guerre civile. Ce démantèlement de
la véracité touchera tout le monde et surtout les affreux bilans sécuritaires
sur les chiffres des morts: vingt selon le 1er journal, deux cents selon le
second, un demi selon l'Etat, rien selon un passant. Aujourd'hui, l'usure de
l'entendement se fait sentir et relire dans les comptes rendus des procès de
détournements bancaires qui, paradoxe du gigantisme, ont cessé d'intéresser les
Algériens à propos de leur argent. On a même de la peine à suivre les longs
comptes rendus des confrontations entre banquiers et juges, révélations et
neurasthénie, dinars et comique. A la limite floue de la conscience collective,
ces chroniques sont effectivement martiennes. Dans l'ensemble, l'Algérie est
perçue confusément comme un gros sac sans berger où ceux qui ne puisent pas
quand ils ont l'occasion sont les enfants figés du Tahya et du Hourra
indépendantistes. Le syndrome de la mise en scène touche aujourd'hui non
seulement les procès de ces cas de détournements mais aussi le sens du nombre
dans sa globalité. Eparpillés à l'intérieur de notre périmètre, nous en sommes
déjà à la géographie symbolique et impossible à industrialiser de
l'innombrable, du vrac, de l'indistinct, de l'impossible à quantifier, de
l'approximatif. C'est une forme de cécité qui touche généralement les peuples
en phase d'accroupissement final, empêche l'industrialisation et l'invention de
la machine à vapeur, frappe de nullité la valeur absolue de la vie humaine et
la valeur consensuelle de la monnaie nationale et du sens de la richesse. Aucun
chiffre n'est plus jamais exact depuis longtemps: de ceux de Bouteflika, à ceux
du procès de la BNA ou ceux des anciens moudjahidine, des futurs nouveau-nés ou
de l'argent que l'Etat nous met de côté pour lui-même. Obscurément, l'Algérien
ne compte plus que jusqu'à dix. Après, il sait qu'il s'agit des doigts de son
voisin ou des orteils de celui qui écoute le même prêche du vendredi à ses
côtés, et cela ne le concerne pas. Dans le tas, il ne reste que football. C'est
là que les Algériens aiment compter, puis klaxonner, puis devenir variables et,
en fin, infinis.