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L'antagonisme ami-ennemi est l'essence même du politique (2ème partie)

par Mohamed Belhoucine*

Les 05 concepts clés constitutionnels de Carl Schmitt : la volonté, la décision, l'exception, la nécessité et l'urgence. Selon Schmitt en effet, c'est dans les «circonstances exceptionnelles » - celles dans lesquelles l'édifice juridique d'un Etat paria s'écroule ou menace de s'écrouler par la liquidation de sa constitution, menacé de tous parts par les insurrections - que se dévoile la vérité de l'ordre juridique. Tout dépend alors, observe t-il, de la volonté, de l'urgence et des décisions que va prendre celui (un chef fort qui incarne la nation) qui affirme sa souveraineté en se plaçant en marge de l'ordre juridique pour décider seul « autant de l'existence du cas de nécessité extrême que des mesures à prendre pour y mettre fin ». (C. Schmitt, la Notion de Politique, p.111 et suivantes).

Contrairement à Hans Kelsen, pour Carl Schmitt le droit ne serait donc pas suspendu à une hypothétique norme fondamentale, mais reposerait sur la décision de celui (Le chef) qui parvient à imposer sa volonté en dehors des prévisions du droit positif (le droit écrit y compris la Constitution).

Une telle conception est la seule réaliste aux yeux de Schmitt. C'est avec une extrême finesse que Schmitt s'est démarqué aussi bien des positivistes Helseniens, qui se voilent la face devant la brutalité de cette scène primitive du droit, que des puristes jus-naturalistes, qui aspirent à occuper cette scène, pour y imposer le respect de ce qu'ils pensent être un « ordre supérieur » au droit positif. (Notion de Politique p.125). Lorsqu'ils y parviennent, leur domination est d'autant impitoyable qu'elle prétend s'exercer au nom de l'humanité entière. (Notion de Politique, p.121).

Notons que c'est Carl Schmitt, le premier qui a dénoncé le danger du néolibéralisme, avant l'heure, analyse finement le régime libéral et de sa tendance intrinsèque d'annihiler le politique (et de ses principales catégories) au profit de catégories proto-fascistes liées à l'éthique et l'économie (l'émergence de milices armées feront basculer le proto-fascisme en fascisme).

Schmitt accorde un rôle déterminant à «l'aptitude de discerner l'ami de l'ennemi» et à la « négation existentielle » de ce dernier, Schmitt s'inscrit dans tout un courant de pensée consistant à appliquer l'idée de sélection naturelle aux groupes plutôt qu'aux individus. Comme tous les intellectuels européens de sa génération, Carl Schmitt hérite de cette vision guerrière Clausewitzienne scientiste de l'humanité, profondément marquée par les guerres intereuropéennes dites guerres totales (où toute l'économie est exclusivement mobilisée pour l'effort de guerre).

Le critère ami/ennemi est la référence et la pierre angulaire de sa théorie du droit (Notion de Politique, p.173). Et de là on peut assurer aisément cette « sortie de loi » dont Carl Schmitt s'est fait le défenseur absolu (ce sera l'objet de la 4e et 5e parties de ce papier).

L'offensive des oligarques créés ex nihilo durant la période du règne du tandem Ouyahya-Bouteflika (1994-2019), a profité du vide du compromis social brisé et violé non pas par une montée des luttes populaires et démocratiques en Algérie, mais par «la stratégie du choc terroriste» entretenue durant la décennie rouge (1993-1999) visant à permettre la liquidation du tissu industriel socialiste et la naissance ex nihilo d'une oligarchie d'affaires et politique qui offrira le lit à une offensive de secteurs privilégiés et de rentes. L'instauration de ce nouvel ordre et entreprise de dépossession de la propriété publique et des richesses nationales par toute une nouvelle génération spontanée d'arrivistes monopoleurs et rentiers donnera lieu à l'accaparement des marchés publics, des privilèges de l'intermédiation internationale, les accès aux monopoles du sucre, de l'huile, des médicaments, à l'exclusivité des représentations de voitures importées, etc.

Cette nouvelle oligarchie a surgi avec l'objectif de concentrer plus de pouvoir, de richesses et plus de capacité d'influer que dans les 4 premières décennies postindépendance où elle était quasiment absente et ne pouvait naître. Tous les espoirs d'ascension sociale individuelle de la classe moyenne ont été détruits. La confrontation politique (au sens « le politique ») est remplacée par la compétition électorale entre de grandes machineries (beaucoup sont sous les ordres des ambassades euro-atlantistes) dont l'opacité financière est totale et qui fonctionnent selon les mêmes règles. Mais cela vient aussi, en grande partie, de la corruption des partis (et aussi de la haute trahison des dirigeants syndicaux qui a suivi l'assassinat de ses éléments intègres, patriotes et non corrompus) avec pour conséquence la concaténation des corps des élites, désormais perçues comme cousines germaines qui proposent les mêmes programmes redondants à dégoût et sans force créative. Aucun résultat tangible de « la politique » n'est apparu pour la collectivité et ont a fait abstraction de la vraie lutte politique à savoir « le politique». Toute idée d'antagonisme dipolaire a été abandonnée selon les vraies catégories du (le) politique : caste/peuple, dominés/dominants, oligarchie/multitude, privilégiés/défavorisés, pauvres/riches, etc.

Et on est passé à une conception selon laquelle la politique a lieu sur un terrain neutre ou les compétiteurs vont lutter pour occuper les postes d'Etat ; mais une fois qu'ils les ont, il n'est plus question de transformer les rapports de pouvoir. L'idée que l'ordre social se construit de façon antagonique se trouve ainsi complètement éliminée. La disparition du « le politique » et la naissance de la métapolitique avec comme toile de fond, l'effondrement de la possibilité de penser à construire des intérêts collectifs et en ?'oubliant'' totalement que « le politique » se fait par la construction de l'intérêt général.

Les hommes s'assemblent sous des identités sociales, sous l'effet d'affects, de forces passionnelles collectives, dont Spinoza donne le principe le plus général et le plus achevé : l'Imperium- « ce droit que définit la puissance politique de la multitude». Spinoza (Traité politique, PUF, 2005). L'apport de plus d'un demi-siècle de praxis dans la profession de la chose publique, ajoutée aux aptitudes personnelles d'Abdelmadjid Tebboune sont incontestables. Tebboune a décelé très tôt, de façon instinctive en tant que politique et professionnel de la chose publique, que les identités collectives sociales sont des identités politiques (nous l'avons remarqué très tôt au cours de ses premières prestations télévisées). Sur ce registre, les détracteurs de Tebboune lui prêtent à tort une volonté et des gesticulations populistes, car ils n'ont pas compris que le social vient avant la politique et que commencer par la construction politique, c'est commencer la construction de la maison par le toit. Tebboune était trop en avance sur ce système moribond et métapolitique.

Il a compris que l'idée de représenter des identités déjà existantes est complètement erronée dans la mesure où la représentation est en même temps la constitution d'identité. L'erreur est de croire qu'il existe des identités déjà données, et que l'homme politique ou le parti n'aurait plus qu'à les représenter.

La politique consiste à construire des identités. Il y'a donc un double mouvement : du représenté vers le représentant et du représentant vers le représenté.

Aujourd'hui les miséreux, les « sans dents », les « gueux », les sans travail, les maltraités, les appauvris, les mal-nourris, les sans propriétés, les sans parts, les sans abris, les sans santé, les sans médicaments, les sans soins, les opprimés, « ceux qui ne sont rien », clament et implorent haut et fort : nous sommes aussi des hommes dignes, valeureux, braves et résolu, alors,

« Frères Tebboune et Aoun ne nous laissez pas tomber face à l'oligarchie et la caste ! »,

car ils savent que cette nouvelle fenêtre d'opportunité depuis avril 2019 - il est à noter que le ministre, militant et patriote Aoun est très sensibilisé et conscient de l'émergence du (le) politique dans la scène sociale car il a diagnostiqué in situ et en grandeur nature comment l'oligarchie traître et compradore, incrustée dans l'appareil d'Etat, a cannibalisé Saidal au détriment de l'intérêt collectif - est étroite et profonde, et, ne restera pas toujours ouverte, appellent qu'il est bien temps que les gens de notre pays aient un gouvernement à leur service et pas au service des privilégiés, car de larges secteurs des puissants oligarques s'appliquent à la restreindre ou à l'occuper afin de restaurer leur ordre d'en haut. L'extrême vigilance est de mise. (Voir l'excellent ouvrage d'Ernesto Laclau qui décrit parfaitement cette transition politique dans son ouvrage, la Raison Populiste, Paris Edit.Seuil, 2008).

Le « social » est un terrain privilégié pour la construction politique, antérieur et prioritaire par rapport au terrain institutionnel et, évidemment, au terrain des échanges économiques. La principale force de Tebboune et Aoun, c'est qu'ils ont compris contrairement à tous leurs prédécesseurs que les volontés collectives populaires se construisent et se cristallisent à partir du bien commun et que la construction du pouvoir doit être faite en faveur des majorités appauvries ou maltraitées (hogra), à partir des souffrances de ceux qui vivent en position de subalternes. Ces derniers ne disposent de rien pour qu'émane une essence commune, si ce n'est leur même opposition à une situation existante, à des dominateurs, et leur espoir en un avenir meilleur.

Il faut se souvenir que la révolution russe, par exemple, s'est déroulée en contradiction avec ce qu'enseignaient les manuels à l'époque (Marx incarnait à la fois le politique (créateur de la 1e internationale ouvrière 1864-1876) , le scientifique (via son œuvre Le Capital, Marx désosse scientifiquement tout l'appareil capitaliste et impérialiste) et le philosophe (Matérialisme Dialectique et Historique); Marx le politique avait exclu qu'une révolution, pût avoir lieu en Russie, pays trop féodal, arriéré où il n'y avait rien à distribuer car la classe ouvrière n'était pas dominante et conquérante, mais le triomphe de la révolution d'octobre de 1917 lui a donné tort. Idem pour Cuba, l'Algérie, le Vietnam et la Chine.

Ce concept du social est insuffisamment tiré au clair au niveau des pratiques et de la philosophie politique en Algérie. Le social est un champ de pratiques sédimentés, c'est-à-dire des pratiques qui occultent les actes originaires de leur institution politique contingente. Nous insistons sur le fait que le pouvoir est constitutif du social, car il ne pourrait y avoir de social sans les rapports de pouvoir qui lui donnent forme. Ce qui est à un moment donné, est considéré comme un « ordre naturel » - avec « le sens commun» des identités collectives qui l'accompagnent - est le résultat de pratiques hégémoniques sédimentées, ce n'est jamais la manifestation d'une objectivité plus profonde, externe aux pratiques qui l'ont généré.

C'est pourquoi la société ne doit pas être perçue comme le déploiement d'une logique qui lui serait extérieure ; pour Marx, les forces de production, pour Hegel le développement de l'esprit absolu, ou bien les lois de l'histoire pour divers courants positivistes.

A suivre

*Dr en physique et DEA en économie