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Crise ukrainienne: La justice et le droit en temps de guerre

par Abdelhak Benelhadj

Dès le début du conflit, plus précisément depuis la découverte de « Boucha » on a vu une multitude de juges d'instruction, de policiers spécialisés, d'enquêteurs... partout exercer leurs compétences en Ukraine.

A chaque fois qu'une bombe russe tombe quelque part ces procureurs, ces fonctionnaires ordinairement affairés autour de crimes ou délits civils... sans compter la nuée de photographes et de reporters, se précipitent pour observer, consigner les faits et instruire des enquêtes en vue d'un jugement et d'une peine prononcée par un tribunal dont il s'agissait de déterminer la compétence, voire d'un tribunal ad hoc qu'il fallait improviser.

L'Ukraine avait réclamé, en vain, à plusieurs reprises l'érection d'un « Tribunal spécial » destiné à juger des crimes (de guerre, contre l'humanité, génocide...).

Cette exigence fait partie des 10 conditions que liste le plan du président ukrainien pour envisager la paix à la mi-novembre dernier.

Des soldats russes traduits devant un tribunal à Kiev ont été condamnés à la va-vite dans des conditions juridiquement discutables.

Voilà maintenant que le chef d'Etat russe est à son tour condamné par la CPI.

Vendredi17 mars, à la demande du procureur de la CPI, Karim Khan, la Cour Pénale Internationale a émis des mandat mandats d'arrêt contre Vladimir Poutine et la commissaire russe aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova, « crimes de guerre présumés de la déportation d'enfants des territoires ukrainiens occupés vers la Fédération de Russie ».

Satisfaction des chefs d'orchestre, à Washington, à Londres...

Les réactions viennent évidemment après l'énoncé du mandat pour garantir l'indépendance de la justice en régime démocratique. Mais il faut bien naïf pour sous-estimer la hiérarchie réelle des pouvoirs et ne pas présumer de la subordination des juges aux ordres des politiques.1

- Pour le président J. Biden, lapidaire, le mandat d'arrêt de la CPI est « justifié » et adresse « un signal très fort », sous-entendu à son homologue russe et à tous ceux qui le soutiennent ou seraient tentés de le faire.

- V. Zelenski lui confère une dimension « historique ».

La mimétique cohorte des « alliés » n'a pas tardé à suivre avec des déclarations qui pour certaines grossissent le trait et chargent inutilement le propos.

L'unanimité est de rigueur. Pas un doute, pas une nuance, pas un poil qui dépasse.

- « Cette décision est extrêmement importante car elle signifie que tout responsable de crime de guerre ou de crime contre l'humanité devra rendre des comptes, quel que soit son statut ou son rang ». « C'est donc une décision qui peut changer le cours des événements » affirme la ministre française des affaires étrangères dans une interview accordée au JDD du D. 19 mars 2023.

- Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a salué « une décision importante » et le Royaume-Uni une mesure qui va « obliger ceux qui sont au sommet du régime russe, y compris Vladimir Poutine, à rendre des comptes ». N'oublions pas que le procureur de la CPI, M. Karim A. Khan, est un fidèle sujet de sa Majesté.

- La Grande Bretagne et l'Union Européenne ont été séparés par le Brexit mais occasionnellement réunifiés sous la bannière de l'OTAN et l'Amérique retrouve l'Europe du général Marshall, un temps égarée sur le chemin d'une illusoire quête de souveraineté et d'autonomie de décision.

Que la Commission siège à Bruxelles, capitale de l'Amérique européenne menacée en ce titre par Varsovie, aux côtés du siège de l'OTAN n'est évidemment pas un accident géopolitique. A l'évidence, le centre de gravité de l'Union se déplace irrémédiablement vers l'Est...

Toute la question est de savoir jusqu'à quand les « membres fondateurs » tolèreront cette dérive qui subordonne leur souveraineté et dégrade leurs économies.

Limites et paradoxes.

L'instruction a été précipitée le procureur de la CPI le reconnaît à mots couverts et, malgré des allusions à des documents probants, confond culpabilité et responsabilité.

Le plus cocasse en cette affaire est que ni l'Ukraine (sensée incarner la partie plaignante), ni les Etats-Unis ne reconnaissent la légitimité de la CPI.

Ce qui donne un air étrange et bien singulier à leur satisfaction devant un jugement prononcé par une Cour qu'ils ne reconnaissent pas.

N'étant plus à une facétie près ajoutons que, pas plus que ses « ennemis », le condamné n'a jamais reconnu la compétence préalable de ses juges ni de leur Cour.

Si on ajoute que le droit international préserve l'immunité des chefs d'Etat en fonction, on comprend que le mandat d'arrêt lancé par la CPI est bien ce qu'il n'a jamais cessé d'être, non pas un acte de droit mais un acte de guerre qui participe à sa manière au conflit militaire en Ukraine aux côtés d'un parti.

Le président polonais de la CPI, Piotr Hofmanski, a énoncé une évidence qui limite la portée de la sanction : l'exécution de ces mandats dépend dit-il « de la coopération internationale ». Qui en effet oserait aller à Moscou saisir V. Poutine par la peau du cou et le ramer à La Haye pour le placer devant ses juges ?

L'inaccessibilité juridique et physique du condamné confère à cette conjecture (pour le moment tout au moins) un caractère purement rhétorique.

Une erreur à trois temps

Le président de la CPI se trompe en justifiant en ces termes le jugement rendu par sa cour : « les juges de la chambre chargée de cette affaire ont décidé de rendre publique l'existence des mandats dans l'intérêt de la justice et d'empêcher la commission de crimes futurs ».

1.- Nul n'a connaissance parfaite des faits passé depuis le 24 février et même depuis février 2014. Pour aller vite : l'instruction est loin d'être achevée et que s'il fut décidé qu'elle l'est maintenant, ce n'est pas pour des raisons juridiques, mais d'opportunité politique.

2.- La « guerre » n'est pas terminée en Ukraine. Qui peut prétendre en toute objectivité à la récapitulation exacte des exactions commises par toutes les parties en conflit dont les juges de la CPI pourraient virtuellement se saisir ?

3.- Qui peut estimer le bilan de cette confrontation meurtrière à son issue ? Rien ne peut être empêché tant que le conflit n'est pas arrêté et une paix rétablie.

Le plus rationnel et le plus raisonnable aurait été d'attendre pour disposer d'un dossier d'instruction exhaustivement informé sur des faits irrécusables afin de prononcer un jugement fondé. Au reste, comment peut-on juger sans avoir entendu équitablement toutes les parties, en l'occurrence les accusés aujourd'hui condamnés sans avoir été entendus et à qui l'occasion et le droit de se défendre n'ont pas été offerts. Mais pour tout cela il aurait fallu que la CPI se place à égale distance de justiciables.

Qui ne comprendrait la réaction de Dmitri Medvedev, ancien président russe, qui a eu à l'endroit de la CPI et de ses mandats, une métaphore scatologique lapidaire qu'il ne serait pas convenable de rapporter ici.

La précipitation, la judiciarisation des faits de guerre, démarche singulière, montre bien en fait l'instrumentalisation du droit et de la justice sont improvisés en armes de plus dans une entreprise de subversion totale contre la Russie.

Il est vrai que l'extraterritorialisation de la justice américaine en a donné l'exemple. Unilatérale, elle ne souffre ni critique, ni appel, ni contestation. Les entreprises et banques européennes qui ont contrevenu aux injonctions américaines contre leurs ennemis ont payé un lourd tribu.

De même, la CPI en cette affaire n'est alors habité ni par le droit ni par la justice. Une officine abritant des professionnels de la com' et des soldats déguisés en juges, un artéfact militaire qui participe de la guerre.

Le choix de la date n'est pas innocent

Le jugement a été prononcé au lendemain de la visite de V. Poutine en Crimée et à Marioupol et à la veille de l'arrivée à Moscou du chef d'Etat chinois Xi Jinping. Aurait-il été conçu pour déstabiliser, voire compromettre la rencontre, son déroulement, son issue et le concours que la Chine serait susceptible d'apporter à son allié russe ? Comment un chef d'Etat chinois pouvait-il consentir sans être gêné à être reçu par un « criminel de guerre » et sans lui-même passer pour un bandit de grand chemin ?

Pour compléter le tableau le dernier chef d'Etat des pays du G7qui n'est pas allé à Canossa, le premier ministre japonais, a entrepris son pèlerinage à Boutcha. Le conflit s'élargit ainsi à l'Asie et les Etats-Unis tentent de compléter le dispositif destiné à torpiller la rencontre V. Poutine - Xi Jinping.

La souveraineté du Japon, sous étroite occupation depuis 1945, est en effet (comme celle de la Corée du sud) une fiction dont Mac Arthur a écrit les premiers chapitres. Plus de 54 000 GI's s'en assurent. Pour garantir la sécurité de l'archipel (menacée par qui, on se le demande ?), Tokyo verse près de 10 milliards de dollars par an à son protecteur2.

Dans les années 1930, aux Etats-Unis, la mafia utilisait le même procédé...

Cette mise en scène n'a, cela tombe sous le sens, qu'une valeur médiatique à destination des opinions publiques occidentales qu'il faut coûte que coûte maintenir sous un éteignoir serré car il ne faut à aucun prix laisser s'ouvrir un front intérieur.

Au fait, qu'est-ce que la CPI ?

C'est une création récente (née en 1998, en activité en 2002).

Trente-deux États, dont la Russie et les États-Unis, ont signé le Statut de Rome mais ne l'ont pas ratifié. Enfin, certains, dont la Chine et l'Inde (3 milliards d'habitants environ), ne l'ont même pas signé. C'est dire le poids et la dimension internationale que pèsent les jugements rendus par cette juridiction.

La CPI peut exercer sa compétence si la personne accusée est un ressortissant d'un État membre, ou si le crime supposé est commis sur le territoire d'un État membre. Or, comme on l'a vu, ni l'Ukraine ni la Russie ne le sont. L'affaire ne lui a même pas été transmise par le Conseil de sécurité des Nations unies pour des raisons évidentes liées au veto dont disposent ses membres permanents.

Passer par la CPI pour tenter de contourner cet obstacle est vain.

À la fin de l'année 2022, la Cour a ouvert dix-sept enquêtes. Toutes concernant des pays du sud. Aucune un pays « développé » d'Europe ou d'Amérique du nord.

Israël qui n'a pas ratifié le Statut de Rome jouit d'une totale impunité et échappe à ses investigations. Personne ne prendrait le risque de traduire le moindre israélien devant cette Cour ni d'ailleurs devant aucune autre. Ce singulier pays est hors et au-dessus des lois.

En 2003, il y a de cela vingt ans, les Etats-Unis ont attaqué l'Irak sous des prétextes fallacieux « hors des lois internationales » (J. Chirac). Cette intervention militaire qui a détruit un pays entier a fait des centaines de milliers de victimes

Quelle CPI s'en est souciée pour rendre justice ?

Enfin, la quarantaine de pays qui se sont déclarés solidaires de la CPI et répondent à sa demande express de fonds, montre bien que cette question devient une affaire partisane et n'a plus rien à voir avec le droit international ni avec la justice.

Où va la CPI ?

Ce jugement n'a pas de valeur juridique à portée universelle mais seulement locale, confinée aux pays qui ont signé et ratifié l'existence de la CPI. Mais on aurait tort de lui ôter sa valeur géopolitique.

1.- Il a immédiatement pour conséquence de creuser le gouffre que Washington tient à creuser entre Moscou et les pays occidentaux. Quel chef d'Etat allemand, français ou italien en effet consentirait volontiers à rencontrer ou même à converser avec le président russe, un « criminel de guerre » sous mandat d'arrêt lancé par une Cour légalisée et légitimée par leurs soins ?

Le paysage est plus clair.

Pour Kiev cela sonne la fin des désordres européennes, français et allemands notamment, de pays qui continuent peu ou prou à entretenir des liens avec la Russie.

Certes, le président français, s'il n'a pas gagné complètement la confiance de Kiev, a irréversiblement perdu le peu de crédit qu'il avait à Moscou qui en jouait pour tenter de perturber le camp adverse. Depuis le mois de septembre dernier il n'y est plus audible où plus personne ne décroche le téléphone quand l'appel vient de Paris. Au reste, tout le monde avait compris que la posture (gaullienne) relevait de la com' uniquement à usage interne.3 La France était dans les faits, dès 2014, fidèlement ancrée dans le camp occidental.

Cela dit, Washington se débarrasse d'une contrainte et n'est plus tenu de coordonner sa communication avec un président imprévisible désormais définitivement exclu du jeu. Moscou n'a plus qu'un seul et unique interlocuteur.

2.- Cette décision, plus que la seule rupture entre la Russie et le monde occidental, accentue la désagrégation de la communauté internationale fondée en 1945 sur les mêmes principes universels, que feue la Société des Nations.

La fin du droit de la justice et de la médiation internationale

E. Macron a entretenu, comme chaque observateur impartial à pu le constater, une fiction de « go between » entre l'Ukraine et la Russie exclusivement entrepris pour lustrer son image.

On découvre peu à peu qu'en réalité il n'y a plus de médiation possible.

L'ONU, l'OMC... la CPI, toutes les autres institutions dérivées de l'Organisation des Nations Unies, et même les initiatives chinoise ou Turques sont hors d'état de jouer aux arbitres d'un conflit stratégique qui dépasse un conflit international ordinaire.

Les Etats-Unis se sont attachés à casser méthodiquement un axe voué de facto à la remise en cause de leurs intérêts : Berlin-Moscou-Pékin.4

Si les liens entre l'Allemagne et la Russie paraissent aussi définitivement rompus que les deux gazoducs Nord-Stream, avec un coût considérable pour l'Union Européenne, il restait à briser les liens entre Moscou et Pékin en commençant par la chute du régime de V. Poutine.

Les événements qui ont entouré la visite de Xi Jinping à Moscou, dont le mandat lancé par la CPI, devaient y contribuer.

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Les relations entre les guerres et la justice sont connues. À la fin des conflits armés, tours abominablement mortifères, la parole n'est pas aux juges, aux avocats, aux plaignants, mais aux politiques et aux diplomates. Rien ne peut compenser ni réparer les dévastations causées par la guerre. On a vu ce que (pour une part) le traité de Versailles a entraîné.

L'époque est à la dépolitisation et au détournement du discernement : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, les actifs contre les chômeurs, les chasseurs et les pollueurs contre les écologistes, les étrangers contre les nationaux... Le contrat l'emporte sur la loi et les juges sur l'intelligence citoyenne.

C'est plus commode que de regarder les inégalités et les injustices en face qu'aucun juge ne saurait arbitrer. Traditionnellement, si Cour il y a, elle ne peut être, dans cet impitoyable monde hobbesien, que celle des vainqueurs qui condamnent les vaincus. Et tout le reste est balivernes pour potaches immatures et médias ou politiques en quête d'audience.

Alea jacta est !

« La première victime d'une guerre, c'est toujours la vérité » aurait dit R. Kipling. Sans doute pensait-il à l'objectivité de l'observateur plus encore qu'à l'équité des juges.

L'histoire nous montre que la dernière vérité immolée est toujours celle du vaincu par le vainqueur.

La nouveauté dans la crise ukrainienne, la CPI y contribue, tient à ce que la justice est exercée et « la fin de l'histoire » est écrite avant même que les faits n'aient rendu leur verdict sur le front.

Plus que sur les récits historiques toujours obsolètes, l'observateur sagace devait plutôt porter toute son attention sur l'historiographie.

« En histoire, je ne crois qu'à une seule loi, celle de la surprise ». Max Gallo, Le Monde, mardi 04 mars 2008.

Notes

1- Un porte-parole du département d'Etat s'est senti tenu de réaffirmer que la CPI agissait de manière « indépendante » et de souligner une forte conviction : Les Etats-Unis n'ont « aucun doute sur le fait que la Russie commet des crimes de guerre et des atrocités en Ukraine, et nous avons été clairs pour dire que les responsables devront rendre des comptes ». (AFP, S. 18/03/2023). Merci à la CPI de lever le doute sur cette intime conviction.

2- La sécurité du Japon est d'autant plus nécessaire que la Constitution du pays rédigée par les Américains au lendemain de la guerre, interdit aux Japonais de disposer d'une armée nationale. Logique imparable. CQFD.

3- Profitant de la crise ukrainienne le président français a réussi à escamoter sa campagne présidentielle sans s'exposer. Elu par défaut, il est parvenu à choisir son adversaire, la seule qui pouvait lui donner la victoire au second tour. Mais les Français l'ont privé d'une majorité à l'Assemblée Nationale. L'actualité brûlante permet d'en mesure les conséquences. Depuis l'épisode des « gilets jaunes », le président n'a jamais pu retrouver grâce auprès de ses concitoyens. Un vieux principe de conservation dont Lavoisier n'aurait pas contesté l'analogie.

4- Abdelhak Benelhadj : « Crise ukrainienne. L'Amérique prépare la guerre sans les Européens ». J. 27 janvier 2022.