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La détresse d'un sein

par El Yazid Dib

Un sein, jeune homme, n'est pas fait pour être sous un marteau ou sur une enclume. C'est de ce sein que tu es né. C'est par sa sève que tu es là. Tu ne mérites pas le sein que tu casses et qu'enfant tu as tété.

Tu crois que je te fais honte ? Que suis un blasphème, et mon corps est hérétique ?

Et pourtant...

Je ne suis qu'une belle roche.

Et bien là ; bien avant que tu hantes, parvenu les rues de Sétif.

Tu n'es qu'un pov' enfant, un djabri.

Tu n'es qu'un galet charrié par la crue de l'exodisme.

Ain Fouara

Il lui a brisé cette fois ci un sein et une amphore. Elle reste encore debout. Elle résiste. Son sujet ne va intéresser grand monde. Un infime détail dans l'immense patrimoine matériel universel diront les uns, une affaire locale, diront les autres. Il n'entraînera certainement pas des réactions de la part de ceux qui sont toujours prompts à s'élever contre la moindre offense faite à un symbole, à un arrêt de justice ou à un écart de langage. Il ne va pas aussi intéresser les grandes plumes toujours prestes à réagir à la moindre atteinte à un chat de Cologne, à une hirondelle de Kaboul ou à l'incident du train d'Erlinger. Pourtant, parmi les droits humanitaires les plus élémentaires, subsiste la sauvegarde des acquis culturels et artistiques.

La culture n'étant heureusement pas un projecteur que l'on régente envers ou contre un choix; demeure quand bien même cet esprit actif dans un système figé. Voilà que viennent des apocryphes, des indus occupants prendre en charge la trajectoire de tout le mouvement citadin pour couper court le circuit fusionnel qui lie un monument à son destin. Abusant de la crédulité et la résignation des consciences ; ils abusent à vouloir prendre le soleil pour un lot de terrain privé et Dieu pour un simple citoyen. Le pire; ils s'érigent en surveillants de la morale, qui d'ailleurs leur manque atrocement.

Ain Fouara vient encore une fois subir l'avanie de forcenés. L'on ne sait même pas pourquoi elle dérange tant ces acariâtres, estropiés de toute vision d'art et de beauté. La saccage-t-on, juste parce qu'elle est femme et de surcroît toute nue, ou bien parce qu'elle est une statue hérétique ? En sommes, tous les ingrédients destructeurs sont là. S'il ne s'agit pas d'une réaction de basse idéologie encapuchonnée dans une fausse croyance religieuse, c'est le cas, avance-t-on d'un détraqué mental ou d'un autre sous l'impulsion de barbituriques. Dans tous les cas, en dehors de ces considérations psycho- idéologiques; nous sommes en présence de pathologies sociétales. Rien n'arrive à créer la symbiose entre les divergences d'avis ou d'admiration. Chacun veut imposer le sien, qui par burin, qui par refus, qui par violence et affront.

Que ceux qui n'aiment pas Ain Fouara, n'ont qu'à détourner leur regard ou emprunter d'autres chemins menant à son évitement. Car ce n'est pas parce que l'on ne parvient pas à aimer ou savourer voire admettre une chose qu'il faudrait la détruire, sinon la liste des destructions sera interminable. Dans cette sculpture, il y a ceux qui y voient un sacrilège, une immoralité et une stimulation de l instinct érotique, d'autres ; une nostalgie de la France coloniale. Rares sont ceux qui constatent en elle ; une simple œuvre d'art, tout à fait sans couleur religieuse ou politique.

Dans la vie, y a beaucoup de choses qui nous plaisent, d'autres peuvent nous horripiler. Ce qui fait à bon escient le bon contrat social, c'est justement ce pouvoir de tolérance et cette aptitude de laisser à chacun sa façon d'aimer et de se délecter de ce qui lui plaît. Dans les temps lointains, l'idolâtrie à été combattue, des totems d'argile ont été saccagée, des dieux pierreux démolis, et cela n'a jamais empêché certains accrochés à leurs « idoles « de poursuivre leur croyance, pire ne rien croire. Faudrait-il tuer toute l'espèce bovine pour supprimer la foi de ceux qui l'adorent ? Pourtant à Sétif, personne, vraiment personne ne fait d'Ain Fouara pas même l'ombre d'une divinité quelconque. Elle n'a aucun pouvoir, sinon elle se serait défendue. Elle n'est pas «adorée» au sens préislamique, l'on n'en fait pas une sainte ou une madone. Juste un objet décoratif, ancien, un témoin de la naissance de la ville, un identifiant urbain, pas plus. Certes, à un moment donné de son histoire ; on lui mettait du henné, on y brûlait des bougies, que certains esprits plus enténébrés que les actuels; pensaient y trouver par ce rite païen des miracles de guérison, de procréation ou de retour d'exil. Il se disait qu'à l'époque les érudits en sciences islamiques prêchaient l'illicité de ces pratiques sans jamais prescrire ou exhorter sa désintégration. Certains, disait-on, y faisaient même leurs ablutions avant de partir accomplir leurs prières dans la mosquée El Atik que 20 mètres les séparaient. Elle aurait bien vu passer ou se désaltérer de ses amphores tant de savants et exégètes locaux ou de passage. Il y aurait eu entre autres Benbadis, Taleb Ibrahimi et autres oulémas, connus pour leur lutte contre tout fétichisme, y compris des saints patrons, awliya essalihine.

En plus, si l'on remonte un peu dans le temps ; lors de « l'invasion », « conquête » islamiques ou « foutouhates islamia » c'est selon ; les plus rigoristes d'entre ceux qui ont conduit ces opérations pour répandre un islam pur, authentique, original et sain, ont bien vu les vestiges romains, statues, temples, bustes, cryptes, mausolées à Timgad, Thevest, Cuicuil , Césarée et n'ont pas procédé à leur anéantissement. Ils se sont occupés à détruire ce qui existe dans les cœurs, ce qui fausse la vraie foi et non pas s'attaquer à des choses inanimées. Alors qu'en 2022, certains détraqués pensent qu'il faudrait faire disparaitre la pauvre roche de Sétif au moment même où les mollahs iraniens viennent de dissoudre la police des mœurs et abroger l'obligation du port du voile. C'est dire, que le ridicule ne tue pas, mais abime les belles choses.

Ain Fouara est aimée par ses enfants ; pourquoi alors venir, plein de nouveaux préjugés, de néo-fetwas, d'esprit arriviste, voire rétrograde et s'imposer comme tuteur de la cité ou censeur de l'amour d'autrui ?

La frustration reste un mobile apparent chez ces énergumènes qui n'ont pu accepter de voir ce qu'il leur semble source de dépravation, alors que celle-ci les traverse de fond en comble. De leur vie, car venus dans une phase de dénuement, de rééchelonnement de valeur, de faux éveil de foi; ils sont proie à leurs Smartphone où, cachés de la société, vivent vicieusement leur fantasmes obsessionnels. Ils n'ont jamais vu, en réel une femme en jupe plissée, écossaise ou en tailleur. Ils n'ont pas connu ce temps où le cinéma dans cette petite et calme ville recevait des familles venues voir les best-sellers du grand écran. Ils n'ont pas connu les terrasses de la Potinière ou de l'Univers où l'on ne prenait pas son café dans un gobelet jetable et se coller aux murs et scanner les passants. C'est ce Sétif là, qui ne s'étendait que du Faubourg des jardins jusqu'à l'Idéal. Il n'y avait pas ce truc de LSP et autres formules de promotion immobilière qui ont permis à n'importe qui de venir s'y installer.

La crue de l'envahissement est propre à chaque ville. S'il n'est pas interdit à toute personne de s'établir là où elle veut - le pays appartient a tous - il est indécent de ramener avec soi ,dans ses bagages des actes ses propres raideurs. En disant ceci ; l'on accuse personne, l''on ne dénonce que des comportements. Ce «djabri», ce parvenu, arriviste est cette personne qui fait fi des règles de déontologie applicables à la ville. Je reprends ci-après, ce post du journaliste Benchenouf à ce propos : « Le jabri, ce n'est pas le rural, puisque nous sommes tous de cette origine. ... c'est celui qui n'a aucune notion du vivre ensemble, dans une seule cité, avec la nécessité de respecter certains codes, pour ne pas nous marcher dessus, les uns les autres. La ville, la Cité, a mis un temps très long, plusieurs générations d'urbanité et de vivre ensemble, pour acquérir une façon d'être, de la civilité, des manières, de l'osmose, et l'art de la cohabitation, dans un espace réduit. Ce qui est le contraire de la campagne, où les espaces sont vastes, et les habitants très dispersés. Lorsque les ruraux s'installent en ville, ils y arrivent l'un après l'autre, et jamais massivement, pour laisser le temps à la Cité, de les intégrer, de leur dispenser son art de vivre, ses codes. Et c'est ainsi que le mode de vie passe d'un état à un autre sans que cela ne dérange ni les uns ni les autres. Mais quand l'exode rural est provoqué, pour des besoins politiques, comme en Algérie, où les populations urbaines étaient majoritairement hostiles aux putschistes de 1962, pour noyer dans la masse la contestation politique des citadins, c'est le triomphe de la rurbanisation, comme l'a si bien qualifiée Mustapha Lacheraf. L'urbanité est violemment remise en cause, dispersée, diluée, voire même stipendiée. La campagne s'installe à la ville. Par exemple le crachat, tout à fait naturel dans la campagne, puisqu'il est absorbé par la nature, devient une agression en ville. Mais quand les nouveaux arrivants sont en force, ils ne se sentent pas obligés d'adopter les habitudes des citadins. C'est même l'inverse qui se produit, les citadins, devenus minoritaires, adoptent les attitudes des nouveaux venus, devenus majoritaires, et donc ceux qui donnent le tempo sociétal ....C'est ainsi que nos cites ont été jabrisées, en un très court laps de temps. C'est ainsi qu'au lieu de s'urbaniser davantage avec le temps, nos mœurs sont revenues à leurs sources premières, pour ne pas dire primitives »

Il est inutile de disserter sur les faits de sa création, de son acquisition, de son transport, de son installation ou de son sculpteur. Tout a été dit et redit. Le plus important reste dans la lancinante question ; que faut-il faire ? Il n'y a pas trente six solutions. Résister et combattre la barbarie ou s'y soumettre et battre en retraite ? Et ça ne s'arrêtera pas là; l'appétit sera ainsi ouvert et largement dévorant. Il s'étendra à tout ce qui ne bouge pas. C'est une question à double responsabilité, d'une part d'Etat et de pouvoirs publics, de société et de citoyenneté d'autre part. Soit ; la réparer et la prémunir de toute autre dévastation ou la déboulonner et la faire carrément disparaître ?