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Du «consensus de Washington» à la globalisation financière, qui a profité plus aux pays du reste du monde qu'à l'Occident

par Medjdoub Hamed*

Comment comprendre le changement du monde aujourd'hui ? En l'espace d'un peu plus de trois décennies, la stagnation économique dans les grands pays hors-Occident s'est transformée, à partir des années 1980, en une formidable dynamique industrielle en Chine, en Inde, en Russie, au Brésil, en Turquie et dans d'autres pays.

Une grande partie de l'hypercroissance en Occident a déménagé dans les grands pays émergents ne laissant plus qu'un champ industriel rétréci qui influait déjà sur le sort des travailleurs européens et américains. Comment comprendre ce nouvel avatar de l'histoire ? Comment les pays émergents qui dominent l'économie mondiale sans s'affranchir pour la plupart des misères de pays en voie de développement ont pu reproduire les mêmes structures industrielles que celles de l'Occident ? Une grande partie du formidable complexe industriel occidental a été délocalisée vers le reste du monde. Aujourd'hui une mainmise acharnée sur les ressources pétrolières et les matières premières est de plus en plus disputée à l'Occident. Comment les pays émergents ont pu lui arracher ces avancées technologiques et industrielles ? Un véritable «tour de force historique» ?

1. Les forces historiques à l'œuvre dans les délocalisations des entreprises occidentales vers l'Asie et l'Amérique du Sud

La mondialisation ou la globalisation apparaît aujourd'hui comme le trait dominant du monde de l'après-guerre froide. Mais comment cette mondialisation est apparue ? Elle n'est pas venue d'elle-même, des forces historiques ont joué dans son avènement. Elle est passée pour une grande part dans les délocalisations d'entreprises occidentales en Asie et en Amérique du Sud. Il faut attribuer le mérite à l'Occident «qui y a œuvré inlassablement» dans sa guerre contre le communisme, «sans savoir que le monde allait être transformé après la fin de la guerre froide, que la terre n'étant plus partagée entre blocs antagonistes, les pays du reste du monde ou, du moins, la plupart d'entre eux, se ralliant à l'économie de marché, la priorité était désormais, pour tous les États, de s'adapter à la compétition économique au niveau mondial.» Et ce n'est pas du tout gagné pour l'Occident qui s'est vidé d'une bonne part de son industrie. La compétition était d'autant plus féroce qu'une nouvelle ère industrielle l'obligeait à revoir sa stratégie planétaire.

Mais comment expliquer ce nouveau paradigme du monde ? Il faut pour cela faire appel à la situation politique et économique qui a prévalu tout au long du XXe siècle, du moins les grands événements-phares qui ont donné le paradigme d'aujourd'hui.

Tout a commencé avec la révolution bolchevique en 1917 en Russie, en plein premier conflit mondial, et la naissance de l'URSS en 1922 suivie, 27 ans plus tard, de l'avènement de la république populaire de Chine (régime communiste) en 1949. Les États-Unis qui étaient la première puissance du monde, face au «péril rouge», confrontés à l'échec militaire dans la guerre de Corée (1950-1953) ont été amenés à changer entièrement de stratégie ; édifiant un rempart contre le communisme, celui-ci était constitué de cinq pays asiatiques alliés : Japon, Taïwan, Corée du Sud, Hong Kong et Singapour. Mettant tous leurs espoirs sur ces pays, les États-Unis espéraient endiguer la doctrine communiste sur le reste du monde, et concomitamment garder la suprématie en termes de puissance politique, économique et militaire sur le monde.

Au Japon vaincu, la Corée du Sud et Taiwan, il sera réservé un traitement préférentiel en matière d'aides économiques, d'investissements et de transferts de technologie. Suivra ensuite Singapour (ex-colonie britannique) qui rompit le lien avec la Malaisie et proclama son indépendance le 9 août 1965, Hong Kong qui devrait revenir à la République de Chine le 1er juillet 1997. Ces cinq pays, alliés à l'Occident, vont étonner par leurs performances : développement industriel fulgurant, activités portuaires aux premiers rangs mondiaux, places financières de l'Asie du Sud-Est, pilier de l'ASEAN, et une urbanisation unique au monde. Ces «dragons asiatiques» comme on les appelait doivent tout à l'Amérique et, bien entendu aux enjeux de la guerre froide qui ont permis leur intégration rapide dans le monde développé. Sans les enjeux géostratégiques dans le monde, ils n'auraient évidemment pas réussi.

Mais l'Amérique, en lutte contre le communisme, créant ce «îlot de prospérité à l'occidentale», n'est pas sans savoir que les pays voisins observaient et, malgré l'opposition qui existait dans les structures de leurs systèmes politiques respectifs, cette prospérité pouvait, pour peu qu'un événement majeur se produise, s'étendre à la manière des «vases communicants» aux autres pays d'Asie. Mais comment un événement d'une telle importance pouvait se produire pour amorcer cette contagion ? Ironie de l'histoire, il viendra de l'Occident, via le Japon !

Il faut rappeler que le Japon, nucléarisé deux fois en août 1945 après la Seconde Guerre mondiale, a progressé à un rythme extraordinaire entre les années 1950 et 1970 au point qu'on a qualifié son ascension de «miracle économique japonais». Des progrès d'ailleurs principalement attribués à la présence d'un capital humain important (persévérance, attachement au travail, volonté de réussite), à la coopération entre l'Etat et les entreprises dont la production est tournée vers les marchés extérieurs (l'Amérique, l'Europe et les pays du Sud), peu de gisements de matières premières et d'énergie et forte dépendance de l'étranger pour ses importations de produits de base, faible budget pour les dépenses militaires, et bien entendu les États-Unis qui assuraient la défense de l'archipel nippon. Dans cette propulsion du Japon dans l'économie mondiale, l'Amérique y a joué un rôle central à la fois dans le développement économique mais aussi dans l'absorption de sa production industrielle (automobile, électronique, construction navale) ; les États-Unis, faut-il rappeler, étaient, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'«atelier du monde» ; une partie de ce atelier du monde a été transférée au Japon et aux autres pays alliés d'Asie (Corée du Sud, Taïwan...).

Mais cette ascension va rencontrer, dès les années 1970, des «barrières tarifaires occidentales» contre ces pays. Les mesures protectionnistes prises par les États-Unis et l'Europe (pour protéger leurs économies) ont poussé le Japon à se tourner vers les pays asiatiques voisins. C'est ainsi qu'au cours des années 1970 et 1980, le capitalisme japonais procéda à des délocalisations massives des productions du type fordiste dans les pays d'Asie orientale et du Sud-Est asiatique. Le système étant orienté essentiellement vers le développement quantitatif d'une production standardisée, l'objectif était triple : contourner les quotas qui s'inscrivaient dans les barrières protectionnistes américaines et européennes, diminuer les coûts de production grâce à une main d'œuvre bon marché et faiblement qualifiée et conquérir les marchés locaux en implantant sur place des entreprises de production. Les dragons asiatiques (Taïwan, Corée du Sud, Hong Kong...) emboîtèrent le pas et délocalisèrent à leur tour dans les pays asiatiques, surtout en Chine qui s'est convertie, à partie des années 1980, à l'économie de marché ou plus explicitement au «socialisme de marché».

L'ouverture du marché chinois et les délocalisations de production à faible valeur ajoutée vont transformer progressivement la Chine en «atelier du monde». La montée en puissance non seulement du Japon et des dragons asiatiques et à leur suite l'industrialisation de l'Asie aura un impact considérable sur les économies européennes et américaines. Par les pertes de marchés dans le commerce mondial, l'Occident comprenait que s'il ne profitait pas du faible coût de la main d'œuvre asiatique, surtout des marchés indien et chinois (un tiers de la population mondiale), il risquait d'être distancé dans le commerce mondial ; les États-Unis et l'Europe perdraient en compétitivité parce que leurs produits étaient trop chers, ce qui signifiait des pertes massives de parts de marchés dans le monde, donc «des balance des paiements déficitaires, la récession et le chômage de masse».

C'est ainsi que, face à ces contraintes majeures et aux opportunités économiques et financières qu'offraient, à l'époque, près de deux milliards et demi de Chinois et d'Indiens qui «produisaient» des biens et services d'égale qualité et à faible coût mais aussi «consommaient», cette situation nouvelle commandait aux Européens et aux Américains de délocaliser, à leur tour, leurs entreprises de production non rentables en Chine et en Inde.

Le problème est que ces usines délocalisées, accompagnées d'un transfert de technologie «forcé» en Chine et en Inde constituaient une grande part de l'industrie occidentale, ce qui signifiait en clair que la «formidable machine industrielle» qui a été à l'origine de la domination de l'Occident sur le monde s'est trouvée amputée d'importants joyaux de sa puissance économique.

Et combien même la multinationalisation des entreprises occidentales était puissante, elle s'est trouvée progressivement confrontée à une autre multinationalisation asiatique tout aussi puissante. Comme on le constate aujourd'hui avec les multinationales asiatiques, en particulier chinoises et indiennes, dans divers secteurs de l'activité économique mondiale.

Toujours est-il, et ironie de l'histoire, l'Occident devient en fait «redevable de la croissance en Asie pour sa propre croissance». Et si cette nouvelle situation de l'économie mondiale s'est traduite par une forte augmentation du chômage en Occident, dont une partie importante s'est versée dans les services, il reste que le phénomène observé dans les délocalisations relevait plus aux «forces historiques» qu'à l'homme, i.e. à l'évolution du monde.

Des forces historiques, et donc de l'essence même de la «nature de la marche du monde» qui ne cherchait en vérité qu'un juste équilibre dans les rapports de production et de répartition des richesses du monde entre l'Occident et l'Orient.

2. Les économistes Robert Triffin et Jacques Rueff ont-ils raison de dénoncer le «privilège exorbitant du dollar» ?

Les délocalisations de l'Occident vers les grands pays du Tiers monde se sont opérées dans un contexte difficile né au sein même de l'Occident, faut-il le rappeler. En effet, dans un contexte économique marqué par les crises monétaires, au début des années 1970, entre l'Europe et les États-Unis, et suite aux pressions européennes, la fin du système de Bretton Woods (change fixe) par les États-Unis, en 1971, a provoqué une véritable révolution dans le système monétaire international. L'or désormais démonétisé, le monde est entré dans une ère de flottement généralisé des monnaies, où n'existait plus de point fixe pour définir les changes, sinon la loi de l'offre et la demande sur les marchés. Ce qui amenait que toute émission monétaire par une Banque centrale sans contreparties physiques était contrée par les lois du marché - la monnaie se dépréciait.

Précisément, pour dépasser les crises monétaires et passer outre le refus des Européens d'absorber les dollars issus des déficits américains devenus structurels depuis le début des années 1960, le premier choc pétrolier en 1973 et la facturation des exportations pétrolières des pays arabes du Golfe en dollar US, ont permis aux États-Unis de régler cette situation conflictuelle avec les pays d'Europe, les obligeant de nouveau à rechercher les dollars pour régler leurs importations de pétrole en provenance des pays du Moyen-Orient. Une mesure arabe de facturer leurs ventes de pétrole en dollar qui s'est étendue à tous les membres du cartel pétrolier, l'OPEP.

C'est ainsi que le dollar US est resté la principale unité monétaire de règlement des transactions internationaux, en particulier pour le pétrole du Moyen-Orient, d'Afrique... ; il est aussi la première monnaie de réserve pour les Banques centrales du monde. En 1973, grâce au pétrole moyen-oriental, le dollar US a conservé son rôle clé dans le nouveau système monétaire.

En outre, il faut rappeler qu'après la décolonisation, des organisations internationales qui faisaient office de créanciers multilatéraux, tels que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, prêtèrent aux États du Sud des fonds qui étaient destinés à la construction de grands projets d'infrastructure, comme les barrages, les autoroutes, ou encore au développement d'une stratégie dite d'industrialisation par substitution des importations. Mais, après les chocs pétroliers, la hausse drastique des prix du pétrole et le recyclage des pétrodollars qui suivit, les pays du bloc de l'Est, d'Amérique du sud, d'Afrique et d'Asie qui empruntèrent auprès des banques occidentales à des taux d'intérêt très favorables se sont trouvés piégés dans une «spirale d'endettement» sans précédent.

L'économiste Robert Triffin, professeur à l'Université à Yale (USA), avait dénoncé l'importance prise par le dollar dans le système monétaire international et le caractère, fondamentalement pervers d'un système dans lequel un pays particulier, les États-Unis, pouvait, en raison de son privilège de pays émetteur de monnaie de réserve dominante, être exonéré de toute obligation de solder par des pertes de ses réserves les déficits de sa balance des paiements apparus dès la fin des années 1950. De même, Jacques Rueff, un économiste français, dénonça, à son tour, le «secret du déficit sans pleurs» qui contribuait à nourrir l'inflation mondiale par une «duplication des bases de crédit», en Europe et au Japon, le gonflement des avoirs en dollars entraînait une augmentation de la monnaie centrale, tandis qu'il n'y avait pas symétriquement, aux États-Unis, de contraction compensatrice de la base monétaire. De plus, les pays étrangers mettaient leurs dollars, sous forme de placements, à la disposition de l'économie américaine.

Ces économistes, au regard de l'histoire, ont-ils raison de dénoncer le «privilège exorbitant du dollar» ? Si, en apparence, tout semble leur donner raison, il reste deux facteurs essentiels sur le plan économique, financier et monétaire qui n'ont pas été pris en compte et qui ont commandé ce processus.

Précisément, sans les pétrodollars et la duplication monétaire en Europe et au Japon, et donc l'inflation et les placements massifs des pétrodollars (recyclage) dans les pays du reste du monde, l'économie mondiale aurait subi une forte contraction. Le monde serait plongé dans une déflation du type des années 1930.

Le deuxième facteur rappelle lui aussi la situation du monde entre-deux-guerres. En effet, après la crise de 1929 et la dépression économique des années 1930, le monde s'est retrouvé cloisonné en «zones monétaires» (livre sterling, dollar et franc). Et à ce cloisonnement monétaire se superposaient les empires britannique, français et américain. La presque totalité de l'humanité (à un degré moindre la zone yen, la zone deutschemark et la zone rouble) se trouvait intégrée dans ce «cloisonnement impérialo-monétaire». Justement cette structure impériale à l'échelle mondiale subissait les «coups de boutoir de quatre autres empires» en particulier allemand, japonais et italien qui cherchaient à se tailler des territoires sur leurs empires outre-mer. Quant à l'empire russe, il accompagnait l'ambition impériale de l'Allemagne hitlérienne. «Sept empires» existaient à la veille de la deuxième guerre mondiale. Après 1945, cinq empires disparurent : l'empire japonais, l'empire allemand (déjà frappé par la Première guerre mondiale), l'empire italien, l'empire anglais et l'empire français. C'est ainsi que la situation du monde s'est radicalement transformée, avec l'avènement de l'Union soviétique, la République populaire de Chine et les pays du tiers monde qui ont obtenu leurs indépendances, pour l'Occident.

Affaibli par les guerres d'indépendances des pays du Sud et des guerres extrêmement sanglantes qu'il mena en Corée, en Algérie, au Vietnam et qui se sont soldées pratiquement toutes par une suite d'échecs, l'Occident lui resta cependant sa puissance économique, financière et monétaire pour influer sur l'ordre du monde. Justement, les crises monétaires qui opposèrent les États-Unis à l'Europe, au début des années 1970, et les krachs pétroliers successifs ont changé le cours de l'histoire.

En effet, la libération des monnaies mondiales de l'étalon-or (fin des accords de Bretton Woods, 15 août 1971) et le regroupement des monnaies occidentales autour de la monnaie-centre, le «dollar», le change fixe ayant été remplacé par le change flottant, vont instituer un nouveau système monétaire international. Le monde n'est plus cloisonné en zones monétaires comme dans les années 1930, mais régi par une seule zone monétaire mondiale, i. e. le système monétaire américain et toutes les monnaies occidentales (franc, deutschemark, livre sterling, yen, lire, florin...) ne sont en fait que des «monnaies rattachées, suiveuses, «flottant autour du dollar, lui-même flottant et intégrées au système monétaire américain» ; les politiques monétaires des Banques centrales européennes s'assujettissaient (même avec des écarts concertés ou non) fidèlement à la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine (FED).

On comprend pourquoi la monétisation des déficits américains et la duplication monétaire en Europe et au Japon a joué un rôle essentiel dans la croissance économique mondiale. Comme d'ailleurs, elle joue encore depuis 2008 à aujourd'hui, elle a maintenu l'économie mondiale sous perfusion monétaire, grâce aux «Quantitative easing (QE).

Pour cause, l'assèchement de liquidités internationales en dollars qui a suivi la hausse drastique du taux d'intérêt directeur américain en 1979 a entraîné un endettement mondial. Une crise économique mondiale pour l'Afrique, l'Asie et l'Amérique du Sud dans les années 1980 et un contrechoc pétrolier en 1986. Une situation pour les pays du reste du monde qui montre si besoin est la place qu'occupent les États-Unis, sur le plan économique, financier et monétaire, à l'échelle mondiale.

Si les économistes Triffin et Rueff ont raison de dénoncer les «privilèges exorbitants du dollar» sur la forme, ils n'ont pas par contre raison sur le Fond. En effet, l'économie mondiale dépend des déficits jumeaux commerciaux et budgétaires américains et des besoins de liquidités en dollars dont elles sont issues et sur lesquelles viennent se dupliquer les autres monnaies internationales, principalement européennes et japonaise, et très récemment la monnaie chinoise depuis son rattachement à l'actif monétaire (DTS) du FMI, en 2016.

Evidemment, ce processus monétaire, à l'échelle mondiale, est paradoxal mais il a évolué ainsi ; les États-Unis restent la «locomotive du monde» et le «privilège exorbitant» qu'ils détiennent est partagé, en partie, par les autres pays émetteurs de monnaies internationales ; il peut l'être aussi à moyen terme par d'autres économies montantes, les pays émergents. La Chine notamment qui en fait partie aujourd'hui, sa monnaie, le renminbi ou yuan, est la cinquième monnaie internationale ; elle s'est déjà hissée, en quelques années, au rang de troisième monnaie mondiale, devançant la livre sterling britannique et le yen japonais.

D'autre part, un autre moteur dont on en parle très peu sont les économies du reste du monde. Ces pays qui ont besoin de liquidités internationales pour leur commerce international et leur développement, et viennent en amont, dopent néanmoins par leur consommation et leur production l'économie mondiale.

3. Les années de transition : 1970-1990. Le néolibéralisme au chevet de l'économie mondiale

On a cru longtemps que les gouvernements et banquiers occidentaux sont pris dans une dynamique de fuite en avant. Des décisions, selon certaines analyses, destinées à résoudre un problème en créent un autre plus grave.

Aussi, au début des années 1970, la généralisation du système des changes flottants était destinée à «combler le fossé entre l'économie monétaire et l'économie réelle». Elle l'aura au contraire élargi en accroissant le montant des liquidités sur lesquelles aucune autorité gouvernementale ne pouvait plus être exercée. En vérité, il y a une nuance dans ces analyses, il faudrait dire qu'«aucune autorité gouvernementale des pays du reste du monde ne pouvait y être exercée» pour la simple raison qu'il revenait à l'Occident qui a la charge de pratiquement l'ensemble de la finance mondiale d'en établir les règles. Et qu'il revenait à sa manière de réguler la masse monétaire mondiale et, évidemment, à son intérêt exclusif. Mais un paradoxe se pose : si, visant son intérêt exclusif, ne risque-t-il pas de créer un effet boomerang qui provoque l'effet contraire ?

Pour comprendre, analysons les problèmes qui ont surgi dans les années 1970, une décennie charnière entre d'une part, la fin de la période de reconstruction après la guerre et la remise à niveau de l'Europe, la montée du Japon et les NPI asiatiques, la fin de la décolonisation des pays du Sud et, d'autre part, la nouvelle donne du monde, la «mondialisation». Tout d'abord, les années 1970 rompaient totalement avec les années 1930, tant le grand nombre d'États parvenus à l'indépendance et les enjeux qui se jouaient sur le plan économique et financier entre les puissances avaient transformé complètement les rapports internationaux. Les principes de bases de la réglementation américaine des années 1930 reflétaient déjà des idéaux dépassés. La loi Glass-Steagall de 1933, par exemple, aux États-Unis, qui établissait une barrière étanche entre des banques commerciales et les banques d'affaires, les premières collectant l'épargne, les secondes s'occupant d'émissions de titres et de transactions sur les valeurs mobilières, ne pouvait s'adapter à la nouvelle posture américaine dans le monde. L'économie américaine occupait une position centrale dans le commerce mondial. Le nombre considérable de transactions commerciales internationales avec les États-Unis rendait cette loi caduque.

Sous la pression conjointe de la concurrence extérieure, essentiellement du Japon, des nouveaux pays industrialisés d'Asie (NPI), de l'Union soviétique et son puissant complexe militaro-industriel, des progrès technologiques, des voix s'élevèrent en Occident pour réclamer le démantèlement des règlementations en matière de gestion financière et monétaire existantes et l'adoption d'un cadre plus souple destiné à favoriser l'efficacité et la concurrence. D'autant plus que l'économie occidentale, ravagée par la «stagflation», ne répondait plus aux remèdes classiques.

Les idées keynésiennes sont dénoncées et des politiques néolibérales avec les thèses monétaristes de Milton Friedman ? l'Ecole de Chicago ?, et de Friedrich von Hayek ? l'Ecole autrichienne ? vont inspirer Margaret Thatcher. Ralliée à ces thèses, la première femme Premier ministre de l'histoire britannique, mena une politique économique résolument libérale, hostile à tout l'héritage keynésien et à l'Etat-providence. Ronald Reagan, en référence au «thatchérisme», visa lui aussi à réduire l'emprise du secteur public sur l'économie, au profit du secteur privé ; il mena une politique de l'offre tout azimut qui combine une ligne expansionniste sur le plan budgétaire avec une politique monétaire fortement restrictive, des réductions fiscales considérables accordées aux grandes entreprises, un lancement d'un gigantesque programme d'armement financé par l'endettement, une déréglementation de l'activité économique, et un brutal tassement des salaires sous l'effet d'un chômage important...

Ces politiques néolibérales ne règleront pas le problème de la décroissance économique. Elles donneront certes un nouveau souffle à l'Occident, mais il sera de courte durée. L'endettement mondial qui frappa des continents entiers (Afrique, Amérique du Sud, Bloc Est et une partie de l'Asie) ne manquera pas de déteindre sur l'économie occidentale tout au long de la décennie 1980. La fin des années 1980 sera d'ailleurs marquée par une suite de crises économiques : le Japon en 1990-1991, les États-Unis en 1991-1992 et l'Europe en 1993-1994.

Cependant, dans ce tournant de l'histoire des années 1970-1980, c'est la «libéralisation et la déréglementation financière» qui, en levant les contraintes qui pesaient sur les banques et les institutions financières occidentales tels les assurances, les fonds de pensions..., ouvraient voie à une nouvelle configuration financière de l'économie mondiale. En effet, dans les branches d'activité financière, le monopole est aboli et toutes les institutions sont libres d'opérer sur les marchés financiers internationaux. Et cette abolition de monopole et les dérèglementations qui ont eu lieu, à la fin des années 1970, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, se sont accélérées et se sont étendues au reste de l'Europe et au Japon, dans les années 1980.

En réalité, le «tour de force opéré sur les pays du reste du monde par l'endettement» qui a suivi la hausse des taux d'intérêt américain en 1979 (lutte contre l'inflation) a été pour beaucoup dans le changement de cap de la politique économique occidentale. Qui plus est la «stagflation» qui a suivi dans les années 1970 est redevable au système monétaire occidental qui a procédé à une création monétaire sans précédent suite aux crises monétaires intra-occidentales.

Le «néolibéralisme» voire l'hyperlibéralisme invoqué devait répondre au phénomène de la «stagflation» qui, selon les penseurs de l'époque, ne pouvait être surmonté qu'en libéralisant l'économie, i.e. instituer de nouvelles règles qui rompaient avec les remèdes classiques. Précisément, l'endettement des pays non-occidentaux dès le début des années 1980 et le retournement des cours du pétrole en 1986 suivi de la chute des cours des matières premières impliquant une désorganisation des circuits financiers et un assèchement de la trésorerie publique ont amené ces pays fortement endettés à recourir à l'ajustement structurel du FMI. Les plans de stabilisation et d'ajustement structurel qui appliquaient les principes néolibéraux imposaient partout les mêmes règles : dévaluation de la monnaie, privatisations, flexibilité du marché du travail, ouverture du commerce extérieur, libéralisation du système financier... Si cela s'est traduit par des situations extrêmement difficiles pour les populations en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, touchant particulièrement les couches sociales les plus démunies, ces sacrifices ne seront pas vains puisqu'une nouvelle configuration économique et financière mondiale va surgir au début des années 2000. Une configuration portant en elle un «effet boomerang latent, potentiellement négatif pour l'Occident».

4. Du «consensus de Washington» à la globalisation financière, qui a profité plus au reste du monde qu'à l'Occident

Le système d'assistance mutuelle (accords de Bretton Woods) dépassé par l'avènement d'un grand nombre d'Etats (issus de la décolonisation) commandait un nouveau système de coopération internationale. La montée en puissance de grands pays industrialisés hors de l'Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), la libéralisation financière et surtout l'interdépendance accrue des économies dans le monde ont amené les décideurs occidentaux à établir, au début des années 1990, un ensemble de règles que tous les pays endettés de l'ex bloc Est, d'Asie, d'Afrique et d'Amérique du Sud devaient appliquer ; ces règles se résument en rigueur budgétaire, diminution des subventions, réforme fiscale en faveur du capital, libéralisation financière, taux de change compétitifs, privatisation, déréglementation, garantie des droits de propriété.

Ce corpus de réformes appelé le «consensus de Washington» est censé compléter les programmes d'ajustement déjà appliqués par les institutions financières internationales (BM. et FMI). L'un des arguments en faveur de ce programme est l'existence d'administrations étatiques pléthoriques et souvent corrompues dans ces pays hors-Occident.

De plus l'idée est que s'il existe un surplus d'épargne aux États-Unis et en Europe, par exemple les «fonds de pension», ce surplus financier pouvait s'investir dans les pays émergents (ou en cours d'industrialisation), qui ont un besoin pressant de financement pour des investissements dont le rendement économique est plus élevé qu'en Occident. Précisément, le «consensus de Washington» offrait aux pays qui ouvraient leur système financier des capitaux, et donc une opportunité de financer leur développement. Si l'on tient déjà aux phénomènes des «délocalisations» que nous avons développées supra, et qui reviennent comme on l'a analysé aux forces historiques, il s'avère que les propositions contenues dans le «consensus de Washington» viennent en concomitance ou, à la limite, en aval avec les «délocalisations».

Nous avons ainsi le schéma suivant. Dans un premier temps, des délocalisations d'entreprises productives à faible valeur ajoutée et à forte intensité de travail, l'acclimatation aux règles et techniques de production (technologie et méthodes) qui surgit et fait relever le niveau technologique des pays à faible coût de main d'œuvre appelle un deuxième temps, celui d'accéder à des délocalisations d'entreprises à forte valeur ajoutée. Le faible coût de la main d'œuvre est omniprésent. Plus tard, ces pays passent à promouvoir leurs propres entreprises, voire prospectent et achètent des entreprises à l'arrêt en Occident. Les Chinois, par exemple, ont acheté des usines (à l'arrêt) en Europe qu'ils ont démontées et acheminées en Chine. Et pour promouvoir leurs entreprises, les pays émergents ont besoin de capitaux étrangers pour élargir le champ de leurs industries. Ainsi les investissements financiers étrangers (IDE) viennent compléter les délocalisations et doper leur compétitivité. Produire toujours plus, moins cher et d'égale qualité et substituer les produits des pays émergents aux produits des pays développés qui paradoxalement produisent en joint-ventures avec les firmes en Asie, Amérique du Sud et dans d'autres pays du monde.

Aussi peut-on conclure que, tout compte fait, les règles édictées par l'Occident dans le «consensus de Washington» ne sont pas potentiellement des jeux à somme positive pour tous les participants. Ceux qui perdent le plus sont ceux qui ont délocalisé et investi massivement en Chine, en Inde..., pour tirer certes des avantages économiques et financiers, i.e. les pays occidentaux qui ont importé du chômage et exporté de la croissance.

L'effet boomerang qui surgit revêt comme pour les délocalisations des forces de l'Histoire. Aujourd'hui, le constat est là, il est sans appel. La «globalisation financière» qu'a visé le «consensus de Washington» a profité plus aux pays du reste du monde qu'à l'Occident qui lui a profité des marchés des pays émergents pour transférer son industrie qui n'était plus compétitive. En clair pour éviter de procéder à des fermetures d'unités industrielles qui n'étaient plus rentables tant pour le marché intérieur que pour le marché extérieur.

Une situation qui a permis à la Chine de se rehausser, en 30 ans, au rang de deuxième puissance économique mondiale, en 2010. L'Inde la talonne. La Russie, le Brésil, la Turquie, et tous les pays qui ont ouvert leur système financier se sont rehaussés sur la scène économique mondiale. Et le processus n'est pas fini, la Chine est déjà classée la première puissance économique mondiale, par le FMI, en 2018, dans le classement mondial en Pib à parité du pouvoir d'achat, l'Union européenne est deuxième, les États-Unis troisième et l'Inde quatrième. En 2030-2040, il est très probable que la Chine et l'Inde seront classées, au podium mondial, première et deuxième puissance économique en Pib nominal.

Evidemment, reste les pays d'Afrique et une partie de l'Asie et d'Amérique du Sud qui ne font pas partie du lot des gagnants parce qu'ils sont encore traversés par des conflits politiques, ethniques, confessionnels et les avancées en matière de gouvernance sont très faibles. La même critique vaut pour les pays arabo-musulmans qui, normalement, par leur position géographique proche de l'Europe et les formidables réserves de pétrole que recèlent leurs sous-sols, devraient inciter leurs gouvernements à s'ouvrir à l'Occident. Mais le problème est qu'ils se méfient de l'Occident qui n'est pas incité à les aider et préfère les maintenir dans l'endettement. Aussi, comprend-on que seuls les créneaux économiques qui marchent pour ces pays sont les transactions import-export, l'industrie légère (essentiellement montage sous licence), l'agro-alimentaire et donc l'agriculture qui joue un rôle central dans l'économie avec la construction dans l'habitat et les travaux publics (écoles, lycées, universités, route, pont, barrages, centrales électriques, ports, stades, aéroports, lignes ferroviaires, défense...)

En Occident, la situation économique, financière et monétaire pose réellement problème aux générations actuelles et à venir, dans le sens qu'il y a une mutation encours qui peut remettre en cause les acquis économiques occidentaux. En effet, au-delà des délocalisations, si l'Occident détient encore le pouvoir monétaire, on peut penser qu'il a encore le temps pour préparer l'après-Occident. Mais un «après-Occident» qui n'est autre qu'un «nouveau rééquilibrage du monde», signifie qu'il va se trouver obligé de partager le pouvoir monétaire avec de nouvelles puissances économiques mondiales.

Le renminbi ou yuan chinois est désormais une monnaie internationale depuis septembre 2016 ; il fait partie du panier de monnaies (dollar US, euro, livre sterling, yen et yuan) de l'actif monétaire (DTS, droits de tirage spéciaux) qu'utilise le FMI. De même, le rouble russe commence à s'internationaliser depuis que Moscou a décidé de facturer ses exportations pétrolières et gazières à l'Europe, en représailles aux sanctions économiques prises par les pays occidentaux depuis l'entrée des troupes russes en Ukraine, le 24 février 2022.

Le rouble russe va inévitablement compter dans le système monétaire international, à voir seulement la perte du pouvoir financier et monétaire des pays de l'Europe monétaire avec la Russie, qui a vu l'euro fortement se déprécier en quelques mois, passant d'un haut de 1,1455 dollar, le 7 février 2022, à un bas de 1,0026 dollar, le 15 juillet 2022. (Source: Finance Yahoo) L'euro est pratiquement à parité aujourd'hui avec le dollar. Le pouvoir monétaire de l'euro sur le monde a été fortement écorné par la décision russe de facturer ses exportations d'hydrocarbures vers l'Europe en rouble. Alors qu'avant la guerre, les exportations pétrolières de la Russie vers l'Europe étaient facturées en euro que seule la Banque centrale européenne émettait, constituant un «privilège exorbitant» pour la zone euro.

Le monde s'achemine donc vers un nouvel équilibre du monde. Cependant, un avantage certain que détient l'Occident, c'est son rayonnement en matière de gouvernance, de démocratisation (libertés individuelles, d'expression, couverture sociale) que l'on trouve très peu dans les régimes politiques hors-Occident, pour la plupart, des régimes autoritaires. Et cette avancée occidentale qui est unique reste à gagner pour la majorité des pays du reste du monde.

La Chine, la Russie, l'Inde, le Brésil, et les autres pays industrialisés ne peuvent se prévaloir de puissances réellement développées que si elles «délocalisent» ces valeurs occidentales en les adaptant à leurs régimes politiques comme elles l'ont fait pour l'économie. Ce qui n'est pas acquit et maintient toujours l'Occident comme le «donneur de leçon», même s'il est en faute.

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, relations internationales et Prospective