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Premières annotations sur la folie en Algérie (1840-1850) : entre médecine et idéologie

par Said Boumghar

Au début du XIXe siècle, en France, une médecine mentale qui se donne pour tâche l'étude et le traitement des maladies mentales se constitue en science autonome, l'aliénisme - le terme de psychiatrie lui sera substitué à partir des années 1850.

Avant la colonisation de l'Algérie, il existe déjà une élaboration théorique psychiatrique et anthropologique sur la folie en terre d'Islam, de laquelle a émergé une représentation quelque peu dépréciative des sociétés musulmanes caractérisée par les éléments suivants : rareté de la folie du fait d'une série de causes (civilisation peu avancée, mœurs, privation de liqueurs alcooliques, éducation, régime politique, etc.), ces causes étant la conséquence directe de la religion ; rareté du suicide du fait d'un esprit peu tourmenté ; rareté de la paralysie générale en raison d'une quasi absence de surmenage intellectuel ; forme d'aliénation particulière accompagnée de violence, de fureur ; conception magico-religieuse de la folie - le fou étant vu comme un favori de Dieu, il est vénéré.

Cette théorisation sur la folie dans le monde musulman trouve son origine dans les tout premiers travaux de l'un des fondateurs de l'aliénisme, Jean-Etienne Esquirol, qui dès 1805, sous l'influence du philosophe Jean-Jacques Rousseau, élabore au travers de sa thèse1, une théorie étiopathogénique2 qui fait des passions factices, produits de l'intelligence développée et de la civilisation, l'une des causes majeures de la folie et de la diversité de ses formes. Ainsi, de par cette relation de consubstantialité avec la civilisation, en sus d'être le signifiant d'un trouble de l'esprit, la folie devient ainsi un indicateur du degré de civilisation d'une société donnée.

Ce rapport de cause à effet établi entre folie et civilisation trouve en partie sa justification dans les écrits médicaux du début des années 1800, rédigés à la suite d'expéditions militaires (Égypte), de voyages ou de périples curatifs (Moreau de Tours) entrepris dans des pays musulmans. La folie y est décrite, comme nous l'avons déjà souligné, comme rare et ses formes peu variées.

En Algérie, les premières annotations sur la folie, qui portent essentiellement sur les indigènes3 musulmans, sont le fait non pas de psychiatres mais celui d'un médecin voyageur, le Dr Furnari. Lecteur des travaux des psychiatres, ses analyses sont imprégnées par les thèses développées par ces derniers sur l'aliénation mentale chez les populations musulmanes ; l'Islam étant le dénominateur commun, le parallèle avec les populations musulmanes d'Orient est rapidement établi, avec en toile de fond des enjeux idéologiques et politiques.

- Voyage, folie et civilisation

Même si dans son ouvrage Médecine et Hygiène des Arabes4, Émile-Louis Bertherand, le fondateur de l'École de médecine d'Alger, en 1857, affirme que son frère Alphonse Bertherand, également médecin colonial, «disait en 1840, avoir compté 2 à 300 crétins et fous de naissance dans la seule ville de Blida5», comme nous venons de le préciser au dessus, c'est au Dr Furnari que nous devons les premières annotations sur la folie en Algérie au travers d'un ouvrage paru, en 1845, et intitulé Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considéré dans ses rapports avec les différentes races6.

En 1846, la revue les Annales médico-psychologiques reproduit textuellement un extrait7 de cet ouvrage dans lequel Salvatore Furnari soutient que lors de son voyage en Algérie, à l'inverse d'Alphonse Bertherand : «excepté quelques fanatiques presque idiots, il nous a été impossible de voir de véritables fous dans les provinces et dans les tribus que nous avons parcourues8».

Ayant lu l'ouvrage Des maladies mentales d'Esquirol9, ainsi que les articles de Brierre de Boismont10 et de Moreau de Tours11, Furnari fait le parallèle entre les allégations de ces derniers au sujet de la fréquence de la folie chez les musulmans d'Orient et ce qu'il a constaté en Algérie. Il en déduit que, comme dans les contrées orientales, en Afrique (du Nord), le nombre des fous est nettement inférieur à celui de l'Europe.

Pour ce qui concerne les causes, comme les aliénistes, il voit dans «l'absence des causes physiques et morales qui produisent fréquemment la folie dans les pays civilisés12», la principale explication de cette différence de fréquence entre l'Algérie et l'Europe. Il cite une série de facteurs qui, selon lui, préservent les musulmans des aberrations des facultés mentales, facteurs qui véhiculent une image d'une population peu évoluée, en l'espèce : la torpeur des facultés intellectuelles, l'insouciance de l'avenir, le seul désir de ne satisfaire que les besoins physiques, le régime alimentaire sobre et méthodique, et surtout l'abstinence de liqueurs fermentées. Mais c'est à leur régime politique et leur civilisation qu'il considère peu avancée, qu'il attribue la cause décisive de la rareté de l'aliénation mentale chez ces populations :

«L'influence qu'exerce la civilisation sur la production de la folie n'est plus un doute pour personne. Dès l'année 1830, M. Brierre de Boismont, dans un mémoire lu à l'Académie des sciences et publié dans les Annales d'hygiène13, a démontré que le développement de la folie suivait le progrès, ou pour parler plus convenablement, les abus de la civilisation. Là où le champ est laissé libre aux esprits, les imaginations abandonnées à elles-mêmes, la folie est très commune ; tandis que dans les pays despotiques, en Afrique, en Asie, où les passions sont comprimées, le nombre des aliénés va toujours en diminuant14.»

À ces causes physiques et morales, qui, selon lui, contribuent à rendre l'aliénation mentale très rare en Algérie, il ajoute deux autres facteurs : «la condition favorable des peuples nomades répandus sur de vastes territoires», autrement dit la densité de la population, et la perception que les Arabes ont de la folie, c'est-à-dire une perception magico-religieuse. Perception qui, comme nous le verrons un peu plus loin, est aussi à l'œuvre, à cette époque, en France.

S'agissant du genre de folie rencontré en Algérie, comme il le fait remarquer, il n'a pu se procurer de renseignements précis sur l'espèce de folie qu'on observe en Algérie et sur les causes morales et physiques qui la produisent. Furnari reste néanmoins persuadé que, comme chez les musulmans d'Orient, chez les musulmans d'Algérie la folie religieuse est très commune.

- Le jeu idéologique des Annales médico-psychologiques

C'est sur ces remarques que s'achève l'article de Furnari ; du moins dans la version éditée par les Annales médico-psychologiques. Car dans la version originale15, c'est par ces assertions qu'il se termine :

«Dans un petit douar des environs de Misserguin, nous avons rencontré un marabout qui faisait des ordonnances pour guérir un maure affecté de fièvre intermittente [...]. Nous avons demandé à ce marabout son opinion sur les causes et le siège de la folie ; ayant commencé par nous expliquer comment un grand nombre de causes occultes présidaient aux phénomènes de la vie, il nous a développé ensuite les idées de l'intervention du démon ou du mauvais génie dans l'exercice des facultés de l'homme. Malgré son ignorance complète des notions, même les plus élémentaires de psychologie, son récit décelait un croyant aux convictions fortes et sincères16.»

L'étonnement de Furnari est moins suscité par les propos du marabout, «le langage de ce fanatique, dit-il en effet, ne nous a point surpris17», que par «l'apologie des doctrines de l'intervention du démon dans les facultés de l'homme18» faite dans l'article qu'il a lu un an plus tôt, dans un journal métropolitain19. Après en avoir cité un large extrait, il déclare :

«Ces doctrines extravagantes [...] forment la base du traitement dans les établissements d'aliénés, dirigés par les communautés religieuses des frères Saint-Jean-de-Dieu, et des frères hospitaliers de Saint-Augustin. On voit qu'il ne s'agit plus ici d'un marabout ou d'un prêtre du Moyen-Âge ; ce n'est plus sous le règne de Catherine de Médicis, mais c'est en plein dix-neuvième siècle, dans des établissements presque publics et dans un journal français, qu'on a osé proclamer des doctrines dont la propagation ne tendrait à rien moins qu'à ramener les esprits faibles au dogme absurde du fatalisme et de l'extase contemplative20.»

En guise de conclusion, Furnari affirme que, non seulement le marabout a fait preuve dans son argumentation de moins d'outrecuidance et d'exagération, mais qui plus est, il a eu plus d'égard pour des préceptes de la science, davantage de respect pour les idées libérales et progressives de notre époque21.

On comprend mieux que la revue des Annales n'ait pas jugé nécessaire de reproduire la fin de l'article. Celle-ci mettait à mal la dichotomie que les aliénistes ont instituée : d'un côté, un Occident totalement affranchi de ces conceptions et représentations de la folie, et de l'autre, un Orient traversé et pris à jamais par et dans celles-ci. Or, en matière de conception et de traitement de la folie, cet antagonisme n'a pas lieu d'être. En premier lieu, parce que hormis dans le cercle restreint et hermétique des intellectuels (médecins, philosophes), à cette époque et bien après encore, la société française avait une conception de l'aliénation mentale qui envisageait celle-ci non pas comme une maladie, mais comme la manifestation d'une puissance surnaturelle. Suivant que cette puissance pousse l'individu au bien ou au mal, elle reflète l'esprit du bien : Dieu, le fou est regardé comme un protégé de Dieu, et protège à son tour le toit qui le reçoit (voir l'Arlésienne d'Alphonse Daudet) ou celui du mal : les Démons. En France, cette conception a subsisté jusqu'à l'époque moderne.

En second lieu, parce que dans les pays musulmans, notamment en Algérie, à côté de cette conception surnaturelle, a subsisté jusqu'au xviiie siècle une conception médicale de l'aliénation mentale22, héritée de la médecine gréco-romaine. Celle-ci envisageait la folie non pas comme un mal sacré envoyé par Dieu ou des génies, mais comme une maladie naturelle nécessitant une prise en charge médicale et, de fait, le fou non pas comme un favori d'Allah - ou une figure quasiment mystique - mais comme un malade atteint d'une affection mentale23. C'est le cas, de deux médecins algériens : Abderrazak El Djazairi, auteur d'un livre intitulé Kechf Remmouz (Révolution des énigmes), et d'Ahmed El Bouni, originaire de Annaba (Est), auteur d'un traité de pharmacopée en rapport avec les tempéraments24.

Notons pour clore cet article que l'opposition établie par les aliénistes venait un peu plus légitimer la colonisation de l'Algérie présentée comme une marche de la civilisation sur la barbarie, comme le soutenait Victor Hugo25. Les travaux les plus récents montrent que la réalité du fait colonial était bien loin de cette image fantasmatique véhiculée par Victor Hugo. En effet, les premières décennies de la colonisation furent synonymes de guerre, de massacres et de tentatives d'extermination de la population algérienne avec en arrière-plan un projet de remplacement de cette dernière par des populations venant de France et d'autres pays européens26.

Notes:

1- Esquirol (Jean-Etienne-Dominique), Des passions, considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, thèse de médecine, École de médecine de Paris, 1805. A propos de la théorie des passions factices, voire aussi :

2- C'est-à-dire l'étude des causes et ses mécanismes. Voire à propos de la théorie étiopathogénique élaborée par Esquirol : Boumghar (Said), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, thèse d'histoire, Université Lyon 2, 2018.

3- Pris dans le sens littéral : autochtone.

4- Bertherand (Émile-Louis), Médecine et hygiène des Arabes, Paris, Baillière, 1855.

5- Ibid., p. 465.

6- Furnari (Salvatore), Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considéré dans ses rapports avec les différentes races, Paris, Baillière, 1845.

7- Furnari (Salvatore), «Voyage médical dans l'Afrique septentrionale», AMP, tome VIII, 1846, p. 148-150.

8- Ibid., p.150.

9- Esquirol (Jean-Etienne-Dominique), Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal - tome premier, Paris, Baillière, 1838.

10- Brierre de Boismont (Alexandre-Jacques-François), «De l'influence de la civilisation sur le développement de la folie», AMP, série 1, n° 21, 1839, pp. 293-294.

11- Moreau de Tours (Jacques-Joseph), «Recherches sur les aliénés en Orient - Notes sur les établissements qui leur sont consacrés», AMP, tome premier, 1843, pp. 103-132.

12- Furnari (Salvatore), «Voyage médical dans l'Afrique septentrionale», op. cit., p. 148-149.

13- Brierre de Boismont (Alexandre-Jacques-François), «De l'influence de la civilisation sur le développement de la folie», op. cit.

14- Furnari (Salvatore), «Voyage médical dans l'Afrique septentrionale», op. cit., p. 149.

15- Furnari (Salvatore), Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considérée dans ses rapports avec les différentes races, op. cit.

16- Ibid.,p. 335-336.

17- Ibid., p. 335.

18- Ibid., p. 335.

19- Il s'agit de l'article publié par L'éclaireur du Midi, un journal métropolitain que Furnari cite, voir à ce sujet : Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considérée dans ses rapports avec les différentes races, op. cit., p. 335-336.

20- Ibid., p.336.

21- Ibid., p. 336.

22- Voir à ce sujet : Ammar (Sleim), «Histoire de la psychiatrie maghrébine»,in Douki (Saïda), Moussaoui (Driss), Kacha (Farid) (dir.), Manuel de psychiatrie du praticien maghrébin, Paris, Masson, 1987, p. 12-13.

23- Voir à ce sujet : Ibid. Sur la conception et le traitement médical de la folie en pays d'Islam voir : Ammar (Sleim), En souvenir de la médecine arabe : quelques-uns de ses grands noms, Tunis, Bascone et Muscat, 1965 ; Ammar (Sleim), Médecins et médecine de l'Islam, De l'aube de l'Islam à l'âge d'or, Paris, Tougui, 1984 ; Ammar (Sleim), Ibn Al Jazzar et l'école médicale de Kairouan, Sousse, op.cit.; Ammar (Sleim), «Histoire de la psychiatrie maghrébine», in Douki (Saïda), Moussaoui (Driss), Kacha (Farid), Manuel de psychiatrie du praticien, op. cit. ; Cloarec (Françoise), Bîmâristâns, Lieux de folie et de sagesse, La folie et ses traitements dans les hôpitaux médiévaux au Moyen-Orient, op. cit. ; Leclerc (Lucien), Histoire de la médecine arabe - tome I et II, Paris, Ernest Leroux, 1876 ; Jacquart (Danielle), Micheau (Françoise), La médecine arabe et l'occident médiéval, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996.

24- Voir à ce sujet : Ammar (Sleim), «Histoire de la psychiatrie maghrébine», in Douki (Saïda), Moussaoui (Driss), Kacha (Farid) (dir.), Manuel de psychiatrie du praticien maghrébin, op. cit., p. 12-13.

25- Hugo (Victor), Choses vues 1830-1848, Paris, Gallimard, «Folio», 1997, p. 168.

26- Voir à ce propos : Le Cour Grandmaison (Olivier), Coloniser, exterminer - Sur la guerre et l'État colonial, Alger, Casbah Éditions, 2005.