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Les consommateurs américains vont-ils continuer à dépenser ?

par Jason Furman*

CAMBRIDGE ? Certains analystes pensent que l'économie américaine se dirige vers la récession. Si c'est le cas, les consommateurs ne le savent pas. Bien que la confiance de ces derniers ait commencé à dégringoler en 2021 jusqu'au niveau qu'elle avait lors de la crise financière de 2008, ils dépensent bien plus qu'à cette époque.

Ils disent aux sondeurs être d'humeur maussade, ils achètent pourtant de plus en plus (que ce soit sur Internet ou dans les magasins physiques). Pour le deuxième trimestre de cette année, leurs dépenses augmentent à un rythme annuel supérieur à 4% par an. La grande question est de savoir si cette frénésie d'achats est durable.

L'humeur maussade des consommateurs est compréhensible. Sur les 40 dernières années, l'inflation n'a jamais été aussi élevée et les salaires réels (ajustés en fonction de l'inflation) aussi bas. Le revenu réel disponible par habitant a chuté durant 5 mois consécutifs, avant de se stabiliser en avril à un niveau inférieur de 2,1% par rapport à son niveau de septembre. Néanmoins, les dépenses de consommation ont augmenté de 2% depuis septembre ? sensiblement le double du taux habituel.

Comment les consommateurs font-ils pour dépenser plus tout en gagnant moins ? C'est parce qu'ils ont commencé à entamer leur épargne. Le taux d'épargne individuelle est passé d'une valeur supérieure à la moyenne - les ménages accumulant des actifs - à une valeur inférieure à cette moyenne - les consommateurs cassant leur tirelire pour maintenir leur consommation dans la durée. Et ils devraient y parvenir au moins durant un certain temps.

Entre mars 2020 et décembre 2021, grâce au soutien financier de l'Etat et aux indemnités chômage, les ménages ont reçu un complément de revenu disponible de 1600 milliards. Mais du fait de la pandémie, leurs dépenses ont baissé de 800 milliards durant la même période. Autrement dit, début 2022 leur supplément d'épargne s'élevait à 2400 milliards ? un chiffre qui ne prend pas en compte l'énorme hausse du marché des actifs fin 2021.

Cette épargne supplémentaire apparaît sous la forme d'avoirs plus importants sur les comptes courants, ainsi que l'indique à intervalles réguliers l'Institut JPMorgan Chase. Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg, car il ne fait apparaître que le dixième du supplément d'épargne. Les ménages se sont aussi servis des sommes reçues à l'occasion de la pandémie pour rembourser leurs dettes et acquérir d'autres actifs.

La diminution de l'épargne individuelle au cours des quatre derniers mois s'est traduite par une baisse de seulement 100 milliards des 2400 milliards d'épargne supplémentaire. Les consommateurs disposent donc encore d'une importante réserve d'épargne qu'ils peuvent dépenser. Et à nouveau, ce chiffre serait plus élevé si l'on prenait en compte la Bourse, car malgré la baisse enregistrée cette année, il reste encore beaucoup de l'énorme hausse des deux années précédentes.

Ce n'est pas parce que les consommateurs peuvent augmenter leurs dépenses qu'ils vont nécessairement le faire. Il faut considérer avec prudence toute prévision relative à leur comportement. En principe, les dépenses de consommation sont fonction de la croissance du revenu réel disponible considéré comme un flux. Néanmoins, au cours des trois années précédentes, ces dépenses ont été essentiellement déterminées par l'attitude à l'égard du COVID-19 et le désir d'éviter une réduction brutale de la consommation.

Rappelons-nous qu'après une chute des dépenses largement supérieure à ce qui était nécessaire pour des raisons budgétaires en 2020 (les consommateurs évitant les services reposant une rencontre face à face), leur hausse n'a pas été aussi élevée que l'on aurait pu s'y attendre au vu du boom des revenus en 2021. C'est ainsi que cette année les consommateurs ont pu éviter de réduire leur dépense malgré la baisse rapide de leur revenu. Cela pourra-t-il continuer ? Je crois que oui, au moins suffisamment longtemps pour que les dépenses de consommation continuent à augmenter au rythme annuel de 2% au cours du deuxième semestre de cette année.

Les dépenses de consommation comptent pour environ deux tiers de l'économie des Etats-Unis. Si elles se maintiennent à un niveau élevé, la croissance globale restera positive et la récession sera évitée. La plupart des récessions de l'après-guerre ont été précédées par au moins un trimestre de faible croissance de la consommation ? les dépenses de consommation ralentissant encore ou même devenant négatives durant la récession elle-même.

Par ailleurs, d'autres facteurs économiques agissent aussi contre la récession. Ainsi les investissements fixes augmentent parce que les entreprises peuvent encore obtenir des prêts à faible taux pour améliorer l'état de leurs stocks.

La hausse marquée des taux des prêts immobiliers devrait cependant entraîner une baisse de l'investissement immobilier. Le niveau élevé du prix du pétrole et les problèmes des chaînes d'approvisionnement mondiales restent préoccupants, car les Etats-Unis importent énormément pour leur consommation. Beaucoup d'indicateurs financiers sont au rouge, notamment la tendance baissière de la Bourse et une courbe des taux d'intérêt (les taux d'intérêt à long terme sont sur le point d'être plus bas que les taux d'intérêt à court terme, ce qui traduit l'inquiétude des investisseurs quant à l'avenir). Tout est possible durant les prochains mois, et l'année prochaine pourrait être encore plus difficile si la Réserve fédérale américaine continue à augmenter ses taux d'intérêt en raison d'une inflation persistante.

Malheureusement, même si les consommateurs dépensent moins, ce ne sera pas suffisant pour diminuer l'inflation. La hausse des dépenses réelles pourrait ralentir de manière spectaculaire, alors que les dépenses nominales continuent à augmenter rapidement, si les prix et les salaires nominaux augmentent fortement. Un ralentissement ou même une récession pourrait diminuer l'inflation, mais sans doute seulement d'un demi-point ou d'un point de pourcentage. Il sera donc probablement plus difficile de dompter l'inflation que de maintenir la croissance.



Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

*Professeur de politique économique à l'école d'administration publique de l'université de Harvard (Harvard Kennedy School) - Chercheur à l'Institut Peterson pour l'économie internationale. Il a été conseiller économique principal de Barak Obama lors de la présidence de ce dernier.