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Elle a travaillé pour Saint Laurent, Dior, Chanel, de Givenchy...: Chérifa Yamini, cette «indigène» qui a forcé les portes de la haute couture parisienne

par Houari Saaïdia

Monsieur Afane, homme au goût artistique très fin, voyait juste... A peine le rideau levé, la maison natale d'Yves Saint Laurent s'est déjà muée en une destination phare. Un coin de méditation, de ressourcement ou de remémoration, ou de tout à la fois. Une plaque tournante, surtout pour ceux ayant connu de près ce créateur de génie pour avoir travaillé sous son enseigne. Chérifa Yamini est parmi ceux-là. Elle était bien là cette Semaine dans la maison-musée d'YSL, 11 rue Stora, Plateau Saint-Michel, Oran. Et comment elle ne pouvait pas être là, en ce lieu hautement symbolique, elle qui était entrée si jeune et en forçant les portes dans le monde impénétrable de la haute couture parisienne. Elle a beau franchir le cap des quatre-vingts ans, sa mine est toujours radieuse et sa silhouette fait au moins 20 ans de moins que son âge. Pourtant, Madame n'a jamais bu ou baigné dans les eaux de la Fontaine de Jouvence ni s'est laissée aller à quelques injections de Botox pour s'aider un peu. Gardant jalousement les secrets de sa jeunesse éternelle, elle se contente de dire sur un ton pince-sans-rire qu'elle aime préserver autant que faire se peut sa coquetterie malgré le poids des ans tout en espérant vieillir en beauté. Telle une machine à remonter le temps, la maison d'Yves Saint Laurent l'avait donc replongée dans son passé par séquences intermittentes. Et, lors de l'entretien qu'elle a bien voulu nous accorder à l'hôtel Liberté d'Oran trois jours après avoir fait ce voyage dans le temps, elle paraissait comme encore embarquée dans cette expérience immersive troublante. Comme si elle était toujours prisonnière de cette réalité virtuelle ayant eu pour théâtre la maison ressuscitée des Mattieu Saint Laurent qui lui a fait revivre des souvenirs décousus de sa vie. Et dont elle ne pouvait ni voulait se libérer... Elle voit le jour en 1938 à Fouka, village colonial situé au bord de la Méditerranée à une trentaine de kilomètres d'Alger.

Sa mère, Houria, se retrouve veuve à vingt-cinq ans, complètement désarmée face à sa destinée. La famille se loge dans une maison misérable où un abri en bois au toit en zinc, près du poulailler, fait office de toilette. Pas de cartable, pas de tablier, pieds nus et pouilleux, les petits indigènes ne peuvent accéder à l'école, à l'exception des enfants de l'adjoint au maire et les rares notables du village.

Puis un jour, comme par miracle, le rêve de la petite Cherifa, âgée alors d'à peine huit ans, se réalise. L'infranchissable porte de l'école s'ouvre devant elle, la directrice chez laquelle sa mère travaille comme bonne -entre autres familles françaises du village- ayant accepté de l'inscrire. A onze ans, elle passe avec succès son sixième, à treize ans le Certificat d'études puis, deux années plus tard, elle obtient son Brevet au collège de Koléa. Puis, d'un seul coup, Cherifa est stoppée net dans son élan sous la pression négative des colons chez qui sa mère travaillait. Son rêve de devenir médecin se brise subitement. Loin de renoncer au droit d'apprentissage, elle tente une tout autre nouvelle expérience, la couture, via une école privée à Bousmail -anciennement Castiglione-. Elle est la seule indigène d'une classe de 21 apprenantes. Deux ans de cours assidus, Madame Yolande, couturière sur mesure, apprend aux jeunes filles toutes les ficelles du métier, leur transmet son savoir et les prépare au CAP style, coupe et couture, dans une classe attenante à son atelier. Eprise, exaltée et débordante d'imagination, la jeune Cherifa se voit déjà dans le monde féérique et luxueux de la haute couture parisienne. Puis, un jour, le miracle frappe à nouveau à la porte de Cherifa : une vieille femme de la région vient chez sa mère en quête d'une épouse à son petit-fils qui vit à Paris. Une fille qui ne porte pas le voile, émancipée et «francisée». Telles sont les conditions à remplir dictées par Boualem l'émigré par le biais d'une lettre. Derrière le rideau, Cherifa n'en croit pas ses oreilles, s'en émeut. Mais elle n'en doute pas un seul instant : la porte de Paris s'ouvre grande devant elle. Fiançailles scellées, quelque temps après, Cherifa reçoit des cartes-postales de Paris sur lesquelles son fiancé met du rouge à lèvre à défaut de pouvoir séduire par les mots, lui qui ne savait ni lire ni écrire. Cherifa remporte son premier combat contre la société qui a cru l'empêcher de réussir à connaître autre chose que la pauvreté. Mais la guerre est longue...

UN DESTIN TOUT TRACÉ POUR CONQUÉRIR PARIS

Le commandant de bord annonce l'atterrissage à Orly. C'est Paris ! Accompagnée de sa maman, Cherifa reconnait de loin Boualem. Il était avec son oncle et la tante de Cherifa. «Mon Dieu qu'il est beau ! Beaucoup plus beau que sur la photo», se dit-elle. «La beauté est une promesse de Bonheur», écrit Stendhal. Cherifa le souhaite de tout son cœur... Le surlendemain, à sa première balade dans Paris, Cherifa en tombe amoureuse. Elle a désormais deux amours, son pays et Paris. A dix-huit ans, elle a quitté sa province, décidée à empoigner la vie. Le cœur léger et le bagage mince, elle était certaine de conquérir Paris... Quelques jours plus tard, sur suggestion de son fiancé, Cherifa se met à la recherche d'un boulot. Ils marchent dans le faubourg Poissonnière, quartier de la pelleterie. Les manteaux, les vestes, les capent ornent les vitrines. Les offres d'emplois pullulent. Des petits bouts de papier de toutes sortes d'annonces tapissent les portes cochères. Première main qualifiée, doubleuse, modéliste, finisseuse, petite main... «Et moi je suis dans quelle case ?» s'interroge Cherifa. «Tu as le choix et tu trouvera une bonne place. Pas comme moi, condamné à monter les roues des camions militaires chez Renault», la réconforte son futur époux. Ils sillonnent au pif et choisissent une porte. Pas besoin d'un CV, le CAP de Cherifa et ses connaissances suffisent. L'entretien avec le patron, Monsieur Philippe Gérard, célèbre fourreur styliste qui crée des modèles pour de grandes maisons, et Madame Rolande, sa femme, se passe bien. Elle est embauchée sur le coup. Elle excelle dans son travail et, à peine une semaine passée, sa rémunération est doublée. Trois mois s'écoulent, Cherifa se plaise dans cette petite maison. Mais celle-ci ne peut la garder davantage. En reconnaissance à son talent et à son dévouement, M. Gérard lui donne une lettre de recommandation pour être recrutée chez M. Manguin. Les maisons de haute couture sont inaccessibles, on y entre seulement par haute connaissance ou par parrainage. Et un matin d'octobre 1957, la voilà place François Premier, à Montaigne, quartier du luxe et des grands maîtres de couture. Cherifa présente d'entrée le petit mot de Philippe Gérard. Sésame ouvre-toi ! Elle est embauchée tout de suite chez M. Manguin. Comme midinette apprentie d'abord, puis très vite, comme première main qualifiée. C'est ainsi qu'elle se hisse dans cour des grands et fait la connaissance de Coco Chanel, Hubert de Givenchy, Christian Dior, Yves Saint Laurent... En 1963, elle doit quitter la haute couture pour élever sa fille Yassia. Quelques années plus tard, elle décide de retourner en atelier par le canal d'une petite maison de prêt-à-porter, qui s'appelle Réalux. Reculer pour mieux sauter... Commence alors pour Cherifa une toute nouvelle expérience : la couture industrielle. En 1977, c'est le grand retour dans le haut de gamme. Une annonce «Yves Saint Laurent cherche assistante de production» attire son intention. Elle postule et obtient le poste. Elle est à présent à la société Mendès sous licences YSL, Chanel et Valentino, pour la ligne du prêt-à-porter de luxe. En 1987, elle atterrit au quartier Montaigne chez Christian Dior, où elle finit par décrocher le poste de directrice de production. Rien que ça. Un parcours extragalactique dans l'univers fermé et inaccessible de la mode et de la haute couture pour une petite fille algérienne, certes incernable et inébranlable, issue d'un misérable village colonial située dans un coin perdu de la région littorale de Tipaza.

Le Quotidien d'Oran : De Fouka à Paris. Du petit patelin colonial à la ville de la mode, la haute couture et le luxe. Votre voyage frise le conte de fée. Il n'est pas sans rappeler «Alice au pays des merveilles». Madame Chérifa Yamini peut-elle résumer en quelques lignes son expérience non résumable ?

Chérifa Yamini : «J'ai appris la couture à Bousmaïl, disons malgré moi, faute de ne pouvoir poursuivre mes études, moi qui voulais devenir médecin pour soigner les gens du douar. Dès lors, je rêvais d'aller à Paris. J'avais un soif insatiable d'apprendre pour ne pas finir comme ma mère, une bonne chez les colons. Pour entrer dans l'école de couture de Castiglione, j'ai dû forcer les portes. J'ai ainsi incité la fille du colon chez qui travaillait ma mère à solliciter l'intervention de son père pour mon admission à cet établissement. Le jour arrivé, je me suis fait belle. Je n'ai rien négligé. J'ai même mis du vernis à ongle que maman me l'avait récupéré dans la poubelle de sa maîtresse. Arrivée à l'école, la directrice m'a reçu à la première marche des escaliers d'entrée. Elle m'a littéralement barré la route. Elle m'a dévisagée de haut en bas avec un regard dédaigneux. Je lui ai dit dans mon cœur : ?Bla djedek nedkhoul (j'entrerai malgré toi) ; je marcherai sur ta tête s'il le faudra'... Elle m'a dit : ?Ici, ce n'est pas du seroual (pantalon) qu'on coude'. Je lui ai répondu : ?Justement Madame, c'est autre chose que le seroual que je veux coudre'... Je lui ai présenté mon Certificat d'étude et mon Brevet. Et, coup de grâce, le message du colon, père de ma copine, un notable très influent dans la région. Le débat était clos... Il fallait se battre».

Q.O : C'était donc le premier pas vers Paris ?

Chérifa Yamini : «Un petit pas très insuffisant certes, mais nécessaire pour se mettre sur le bon chemin. Il s'agissait quand même d'un sérieux cursus diplômant en couture. La formation de 2 ans était sanctionnée par un CAP. Lequel papier m'a d'ailleurs permis de travailler à Paris, quoiqu'ils ne m'aient jamais crue à la seule vue de cette pièce. Il fallait que je fasse mes preuves pour les convaincre»

Q.O : La chance a tapé à nouveau à votre porte, avec cette demande en mariage venant de l'autre bout de la mer et, plus précisément et comme par hasard, de Paris.

Chérifa Yamini : «C'est la baraka ! Mais tout le mérite en revient à ma mère. Sans elle, il n'y aurait ni école ni couture ni haute-couture ni couleurs ni lumières ni Paris. Elle s'est sacrifiée pour moi.

Elle a supporté les pires formes d'antipathie et d'hostilité des femmes du village à son égard à cause de mon refus du port du haïk et de ma demande, indécente et effrontée à leurs yeux, de voir la photo de l'homme qui a demandé ma main. Nous en sommes arrivées au point d'être mises à l'écart au bain maure et d'être objets d'interdiction de rapprochement comme si nous étions des pestiférées».

Q.O. : C'est le premier pas qui, dans toutes les guerres, décèle le génie. Votre premier coup de pioche, ou plutôt d'aiguille, dans la couture parisienne, comment cela s'est-il passé ?

Chérifa Yamini : «C'est Boualem qui m'a carrément vendue. Malgré son français très approximatif, et c'est peu dire, et son inculture dans le domaine de la couture, c'est lui qui a pris l'initiative de plaider l'opportunité de m'embaucher auprès de la patronne de la maison Philippe Gérard, qui n'est autre que la femme de celui-ci. M. Gérard est un styliste réputé sur la place, il crée des modèles pour de grands fourreurs. La fourrure, bien qu'elle me séduisît, n'était pas mon fort. Mais, à cet instant, je me suis dit que j'allais apprendre car, après tout, j'ai une formation de styliste, modéliste et tout le reste. Ne laissant transparaître aucun signe de gêne quant à mon origine algérienne, Madame Roland, la patronne, repère vite mes connaissances et me félicite sur ma tenue. Boualem lui dit que celle-ci est l'œuvre de sa femme, moi-même en l'occurrence. Il s'empresse d'ouvrir sa serviette et d'étaler mes croquis sur le bureau. Mme Roland admire... ?Vous avez du talent, me dit-elle, vous irez loin dans le métier. Vous commencerez demain si vous voulez'».

Q.O : Votre parcours parisien est plein de péripéties. N'est-ce pas ?

Chérifa Yamini : «Pour faire bref, je dirais : La rue Faubourg Poissonnière où je débute comme modéliste patronnière dans la fourrure, la place François Premier où je progresse dans la haute couture, la rue de Paradis où je découvre les méthodes industrielles qui me ramènent boulevard Sébastopol chez Mendés où je mets mon savoir au service du prêt-à-porter haut de gamme. Puis ensuite, mais pas enfin, quartier Montaigne chez Christian Dior, où j'assume plusieurs fonctions, dont la direction de production».

Q.O : Chez Yves Saint Laurent, quel était votre rôle ? Aviez-vous un contact direct avec lui ?

Chérifa Yamini : Au début, disons les années 1958 et 1959, je le voyais occasionnellement mais rarement quand même. Mais quand il a pris son envol et s'est installé sur le trône de la haute couture parisienne, le fossé est devenu bien béant. Le croiser relevait dès lors de l'ordre des évènements rarissimes. Quant à mon rôle, il était au niveau de la technique industrielle. En fait, quand je suis entrée, j'ai eu des problèmes avec les chefs de studios, qui étaient très attachés au travail à la main. Ils voulaient, avec l'accord de Saint Laurent, que les modèles soient moins chers, abordables. Mais pour cela il fallait y apporter la technique et j'étais la seule qui maitrisait cela. Après, c'est vrai, il y a eu un licencié du nom de Mendés qui a pris le relai en signant un contrat de 25 ans avec Saint Laurent. Exemple tout bête : acheter une machine qui fait des boutonnières. A l'époque, il y'en avait plusieurs marques, mais aucune ne faisait le point de feston. Et ben, j'ai fait venir le technicien de la maison Pfaff et, au bout de plusieurs séances de travail avec lui, son usine a pu grâce à mes orientations mettre au point un mécanisme qui confectionne parfaitement un attachement et, au final, une machine à boutonnière de la même précision que celle de la main».