Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le regard est une langue

par Mohamed Abbou

«Voyez-vous ?» Cette expression ponctue souvent les conversations. Elle est mécaniquement utilisée par tout locuteur qui veut s'assurer que son auditeur comprend bien ses propos. Curieuse façon de demander à celui qui écoute s'il a bien vu, mais c'est une «façon de parler» qui est rentrée dans les mœurs. Elle est peut-être l'aveu inconscient que le sens qui a le plus la confiance de l'homme est la vision.

Toutefois la vue n'est pas le regard. Il faut lever, dès le départ, toute confusion entre les deux. La synonimie n'est qu'apparente.

Si la vue est évidemment l'appréhension d'autrui et de l'environnement, elle ne peut prétendre être un regard qu'à des conditions d'application, d'intentisité, de profondeur et de finalité. La prudence inviterait à parler de langage mais les mécanismes volontaires et involontaires très élaborés du regard et la gestion de l'organe de la vision qui peut atteindre de réelles performances incitent à considérer le regard comme une véritable langue avec son orthographe gestuelle, sa grammaire désinentielle et ses déclinaisons sémantiques.

Le regard est à la fois le miroir de l'âme et l'instrument de son expression. Geste silencieux, un poète l'a qualifié de «jour de la pensée».

Substitut de la pensée le regard peut être : Vif, fuyant, intense, malveillant, admiratif, attendrissant, naïf, impatient, douloureux, inquiétant, décevant, inquisiteur, attentif, méprisant, déroutant, attirant, repoussant, interrogateur, réprobateur, condescendant, complice, ironique, approbateur, enthousiaste, comblé, glacial, éberlué, épouvant, saisissant, absent, insignifiant, innocent, concupiscent, torve, suspicieux, rude, audacieux, flatteur, perspicace, désabusé, fielleux, mielleux, dévorant, averti, explorateur , scopique, panoptique ...

Un véritable dictionnaire qui peut retracer la formation de la subjectivité humaine, de l'expression de l'intériorité à la genèse de la domination.

Au «touchau « de l'expressivité le regard dépasse de loin les autres moyens d'expression dont la nature a doté l'homme. Dès 1659 dans «l'art de connaître les hommes « Cureau de la Chambre écrit : «La nature n'a pas seulement donné à l'homme la voix et la langue pour être les interprètes de ses pensées ; mais dans la défiance qu'elle a eue qu'il pouvait en abuser, elle a fait encore parler son front et ses yeux pour les démentir...»

Mais s'il arrive que le regard émette des signes incontrôlés, il fait plus souvent un usage réfléchi des signes. Les mouvements indépendants de la volonté sont simplement, les pendants des «lapsus» pour la parole. Le regard à la capacité de choisir et de délimiter son espace perceptif et pour l'investir, il a une stratégie, développe une culture et adopte des postures. Stratégiquement le regard est un médiateur de réciprocités, il régule les distances entre interlocuteurs et établit la liaison comme la rupture. Par exemple pour le Droit, le regard est normateur. Les faits sont jugés «Au Regard de la loi» et soumis à des valeurs adoptées par les gouvernants sous l'appellation «intérêt général» pour conforter une légitimité ou ...façonner les imaginaires, mais ceci est une autre histoire. Culturellement il peut inspirer l'empathie comme la dérilection selon qu'il sauvegarde et protège ou charge et implique. Ses postures peuvent aller de l'ignorance par délicatesse ou «inattention civile» à l'insistance obsèquieuse ou encore la réprobation méprisante.

Ses fonctions expressives mettent en œuvre de nombreux muscles du visage pour mouvoir le globe oculaire. Le muscle qui élève l'œil pour exprimer l'orgueil, l'estime ou la vénération est le bien nommé «le superbe». Celui qui abaisse est le muscle de la modestie et de l'humilité.

«Le dédaigneux», muscle droit externe, tire le globe oculaire en dehors pour dire le mépris. L'inertie de l'orbiculaire palpebral inférieur traduit la facticité des émotions.

Fatigués ces muscles retournent le globe en dehors dans une position d'endormissement.

Ainsi le regard peut tout dire; son jeu physionomique traduit l'état de l'âme dans des nuances sans limite. Il s'exprime dans sa matité comme dans son éclat. Il y a même des pensées qui ne se communiquent que par le regard. Mais la qualité qui peut intéresser ceux qui sont en quête d'une langue de substitution à celles qui ne répondent pas à leurs vœux est surtout son immunité contre toute controverse.

Puissant inducteur de récit, le regard ne s'y réduit jamais. Muet et ne laissant aucune trace, il ne peut être cité dans aucune polémique.