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Richesse et comptabilité

par Ahmed Bouyacoub*

La Faculté des sciences économiques de l'Université d'Oran 2 vient d'organiser un Colloque international les 25 et 26 mai 2022, en «présentiel» renouant ainsi avec la tradition universitaire, après deux années de suspension.

Le thème portait sur «les impacts des réformes comptables actuelles sur les organisations». Cette manifestation a réuni un public spécialisé nombreux composé d'enseignants-chercheurs, de professionnels de la comptabilité et de doctorants. Une cinquantaine de communications dans les domaines de la comptabilité et de la gouvernance ont été présentées. Sept sujets importants se dégagent et méritent d'être soulignés.

1. C'est un thème de grande actualité pour notre pays, car la normalisation comptable est à l'ordre du jour depuis une quinzaine d'années en Algérie. La modernisation de l'économie et de son fonctionnement nécessite l'adoption des normes internationales de comptabilité, comme les normes de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), les normes universitaires (système LMD entre autres, etc.), et toutes autres sortes de normes dans tous les domaines. C'est l'une des règles essentielles de la mondialisation. Les entreprises doivent produire un système d'informations susceptible d'informer sur des paramètres «considérés comme essentiels» pour la continuité de l'activité, et surtout refléter la valeur de leur patrimoine et la valeur de leur richesse produite. C'est un enjeu important pour tous les principaux partenaires de l'entreprise que sont les propriétaires du capital ou actionnaires, le personnel, l'Etat et les banques. La comptabilité n'est donc pas un simple exercice de transcription des flux et des stocks générés par l'activité d'une entreprise qu'elle peut réaliser à sa guise. C'est l'outil principal de transcription de la richesse produite dans une entreprise, et donc dans un pays.

2. C'est également un objet important car ce colloque avait l'ambition de faire le point sur l'état des lieux de l'application du nouveau SCF (système comptable et financier) adopté, en Algérie, en 2007, conformément aux normes internationales dans ce domaine. Ce nouveau système a mis beaucoup de temps à être généralisé à tous les agents économiques marchands. Il vise, entre autres, deux objectifs importants. D'abord, il instaure une transparence concernant la valeur d'une entreprise, et, ensuite, il repose sur des normes comptables internationales, répondant principalement aux soucis des actionnaires (propriétaires du capital social). Le pays ne peut se dérober de ces normes tout en appelant les investisseurs étrangers à développer leurs activités en Algérie. Ces normes ont été adoptées par tous les pays en développement aspirant à attirer un maximum d'investisseurs étrangers. La matrice institutionnelle1 devait être mise à jour pour faciliter l'accueil du capital étranger, et de ce point de vue, l'Algérie avait toujours un mauvais classement, dans le Doing business. L'adoption des normes internationales donne une certaine garantie de transparence aux filiales des firmes internationales et leur évite les tracas d'un système «spécifique».

3. Un grand nombre de professionnels de la comptabilité des trois ordres (comptables, commissaires aux comptes et experts-comptables) a participé aux travaux de ce colloque. Leurs interventions ont mis en relief l'importance de la réforme adoptée dans le pays et surtout les difficultés rencontrées sur le terrain de la mise en œuvre. Ils admettent que le SCF peut apparaitre comme sophistiqué pour la plupart des entreprises algériennes ne pouvant pas se permettre l'emploi de professionnels à plein temps. A l'origine, il était fait obligation à toute activité économique (abstraction faite de sa taille !) de déposer, annuellement, les documents comptables et financiers nombreux auprès des services de l'Administration fiscale. Dans la pratique, il est vite apparu qu'on ne pouvait soumettre le petit boulanger, par exemple, et la grande société industrielle, aux mêmes obligations, sans mettre en danger la vie des toutes petites entreprises (moins de 9 emplois). Mais, même simplifié, le nouveau SCF, ne semble pas véritablement adapté pour la majorité des PME, dont 95% emploient moins de 09 salariés. Tel est l'avis de la majorité des professionnels qui se sont exprimé sur la question. Dans le domaine de la législation économique, un grand nombre de textes à vocation générale, s'adresse en réalité aux grandes entreprises, qui seules, peuvent les mettre en œuvre. La PME, bien que dépassant, en nombre, le million d'unités en Algérie, peine à être la référence en matière de conception et de rédaction de textes juridiques concernant l'activité économique. En Algérie, quand on parle d'entreprise, on pense immédiatement aux ?'géants'' publics et privés de l'économie nationale, comme Sonelgaz, Travosider, Cevital, Djezzy et Hasnaoui, etc. Dans ce chapitre relatif à l'état des lieux en termes de mise en œuvre d'une réforme appliquée (SCF) depuis 2008, il est regrettable que les professionnels de la comptabilité, connus pour leur légendaire discrétion, aient été peu diserts sur les difficultés concrètes rencontrées par les entreprises, à l'occasion de ce colloque, où un exemple concret peut mieux expliquer une situation et éviter des contorsions langagières. Les universitaires avides de cas d'illustration doivent patienter pour disposer d'une typologie des difficultés rencontrées par la mise en œuvre du nouveau SCF en Algérie.

4. Cette articulation entre le monde universitaire et le monde professionnel, tant recherchée dans les objectifs du système d'enseignement LMD, a été prise en défaut par les anciens professionnels de la comptabilité qui ont pointé du doigt la faiblesse et/ou défaillance de la formation universitaire dans le domaine comptable. L'insuffisance de la maitrise des techniques comptables peut être facilement décelée chez un candidat au recrutement dans un cabinet de comptabilité (expertise, commissariat ou simple tenue des comptes) ou dans un poste de comptabilité dans une entreprise. A leur décharge, les universitaires se plaignent de la faiblesse des instruments pédagogiques disponibles (ouvrage de théorie, ouvrages d'exercices sur les cas algériens, ?) et de l'accès difficile, voire impossible, pour les étudiants, aux états financiers et comptables des entreprises de différentes tailles. Car, dans le domaine de la comptabilité, comme pour tous les autres grands métiers, il est impensable que l'enseignement puisse se faire, de manière utile et efficace, sans en référer continuellement à la pratique des affaires sur la base de cas concrets. Et l'élaboration des études de cas (quasi-absente en Algérie), spécialité des grandes écoles à l'étranger, est souvent le fruit d'une étroite collaboration entre les professionnels de la comptabilité et les enseignants de cette spécialité.

5. Le titre du colloque portait sur les impacts de la réforme de la comptabilité sur les organisations. Ce titre montrait bien que cette réforme initiée pour les entreprises, en 2007, va être généralisée également pour les organisations publiques dès 2023. Les organisations publiques comme l'hôpital, l'université, ?devront s'atteler, dès 2023, à l'application d'un nouveau système comptable promulgué en 2018. Ce nouveau système comptable vise à éliminer (ou tout au moins réduire) les difficultés et incohérences de la comptabilité publique, applicable dans tous les établissements publics administratifs (EPA). Des communications ont mis en relief les difficultés générées par la gestion budgétaire régissant les EPA et générant de l'inefficacité et des gaspillages des ressources publiques, comme le soulignent régulièrement les rapports de la Cour des comptes. Dans ce domaine aussi, de nombreux pays en développement ont déjà adopté des normes internationales pour une gestion budgétaire dynamique. Dans ce domaine, notre pays se caractérise toujours par un faible indice de transparence de l'information budgétaire. La mise en œuvre de cette réforme, dans les organisations publiques, du nouveau système comptable, dès 2023, ouvrira, peut-être, les portes à une gestion budgétaire dynamique.

6. L'objet de ce colloque porte sur les impacts de la généralisation du nouveau système comptable dans une faculté d'économie. Le lien peut ne pas être évident. Nous l'avons explicité, à l'ouverture de ce colloque, en insistant sur la question de la richesse. En effet, la problématique de la richesse produite dans un pays a préoccupé les pères fondateurs de la science économique dès le 18ème siècle, puisque le titre de l'ouvrage fondateur de cette discipline s'intitule 'Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations' publié en 1776, par Adam Smith considéré par les grands économistes comme « le père de l'économie politique ». A l'inverse de ses prédécesseurs, définissant la richesse à partir du simple commerce ou de la simple production agricole, A.Smith fonde la production de la valeur sur le travail des hommes. Il pose ainsi les bases s'une vraie théorie de la valeur-travail largement développée au 19ème siècle par ses successeurs. Actuellement, on parle moins de richesse des nations que de PIB ( produit intérieur brut), car depuis la fin de la deuxième mondiale, sous l'impulsion des travaux de Simon Kuznets2, devenu, en 1971, le 3ème prix Nobel de l'Economie, le PIB est adopté à l'échelle mondiale ( 1944) comme mesure de la richesse produite et, par conséquent, comme mesure de la croissance économique.

A l'échelle macro-économique, la richesse d'un pays, c.-à-d., son PIB, peut être défini comme la somme des valeurs ajoutées produites (pour simplifier). Or, la valeur ajoutée est également un agrégat micro-économique que le système de comptabilité met en relief tout en tête des comptes, après le chiffre d'affaires et les consommations intermédiaires. Ce que l'entreprise a réalisé comme richesse nouvelle ne peut pas être confondu avec le chiffre d'affaires. Le système comptable met en relief ce qui est appelé Valeur ajoutée, qui est la différence entre le chiffre d'affaires et les consommations intermédiaires.

La valeur ajoutée de l'entreprise donne lieu à une série d'analyses et de comparaisons mesurant la productivité et l'efficacité de la combinaison technique des facteurs de production. La valeur ajoutée de l'entreprise est la richesse produite à son niveau. Le nouveau système comptable et financier permet de mettre en relief cette valeur ajoutée et sa répartition entre les différents partenaires de l'entreprise, à savoir, le personnel, l'Etat (impôts divers et taxes), les banques (qui prêtent du capital pour l'activité de l'entreprise), les propriétaires ou actionnaires et enfin, ce qui revient à l'entreprise pour la continuité de son activité. Car l'entreprise a un patrimoine différent de celui de ses propriétaires, dans une économie moderne. Le nouveau système SCF permet également une actualisation régulière de la valeur de ce patrimoine.

Pour l'économiste, la richesse d'un pays doit augmenter chaque année pour faire face à l'augmentation de la population, mais aussi pour assurer des investissements nouveaux nécessaires à l'amélioration du niveau de vie général. En Algérie, le premier défi institutionnel est la réduction du secteur informel dans toutes les branches d'activité du pays. Cette réduction permettra une meilleure visibilité de l'économie et donc un meilleur enregistrement de la richesse produite. Il s'en suivra une meilleure répartition de la valeur ajoutée, une meilleure assiette fiscale et donc une meilleure évaluation de la richesse produite. Les économistes enseignent que l'accroissement de la richesse produite est la meilleure garantie du développement économique et social d'un pays. Ce colloque a insisté sur l'idée que la production de la richesse, aussi importante qu'elle soit, n'est pas suffisante si elle n'est ni enregistrée, ni visible, comme dans les économies traditionnelles non évoluées. De ce point de vue, le comptable est l'allié objectif de l'économiste. Ainsi, l'économie ne peut pas se moderniser sans un système d'information fiable, donc un système comptable et financier moderne reflétant les normes internationales. La fiabilité des comptes des entreprises et leur certification font partie de la responsabilité des professionnels de la comptabilité, participent au développement de la transparence dans la vie économique et permettent de lutter contre les fraudes là où elles se manifestent.

7. Enfin, il y a lieu de souligner que de nombreuses communications ont abordé la question de la gouvernance sous des angles différents mettant le système comptable et financier des entreprises et des organisations publiques au centre des préoccupations. Bien entendu, la réforme de ce système (SCF) et sa mise en œuvre sont des objectifs que les pouvoirs publics souhaitent réaliser rapidement, dans les entreprises comme dans les organisations publiques, en promulguant des textes juridiques. Des représentants des organisations des professionnels de la comptabilité insistent sur la nécessité d'une meilleure adaptation de ces textes aux conditions réelles des entreprises et de leur diversité, comme ils ont insisté sur la nécessité d'évolution des professions de la comptabilité. Certains ont particulièrement insisté, à juste titre, sur l'objectif d'une plus grande qualité de formation universitaire dans ces professions, seule garante d'une meilleure saisie de la richesse produite au niveau des entreprises comme à l'échelle nationale. Ainsi, la comptabilité apparait beaucoup plus qu'un ensemble de techniques, mais comme un pilier de la production et de l'enregistrement de la richesse d'un pays et de son développement.

* Larege, Université d'Oran 2

Notes :

1 Douglass North (prix Nobel d'économie en 1993), Le processus du développement économique, éditions d'Organisation, Paris, 238p. 2005

2 Simon Kuznets (1901-1985) a inventé le PIB en travaillant sur les comptes nationaux en 1932, afin de suivre les effets de la crise de 1929 aux USA. Amélioré par John Maynard Keynes, et ses équipes, le PIB par habitant a été adopté, par tous les pays, comme mesure de la richesse produite par un pays et de la croissance dès 1944.