Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le Patrimoine culturel immatériel, en Algérie, du local à l'universel

par Dr. Mourad Betrouni

Cette année, l'édition du mois du Patrimoine culturel (18 avril-18 mai 2022), est dédiée à la thématique du Patrimoine culturel immatériel, dans ses volets identité et authenticité. Un évènement culturel de portée maghrébine, qui ouvre le champ, au-delà du secteur de la Culture, aux autres acteurs et parties prenantes publics et privés, dans la perspective d'une plus large appropriation et d'un enrichissement du sujet.

Profitant de cette opportunité patrimoniale et dans un souci d'approfondissement, nous avons considéré utile, d'apporter quelques éclairages sur certains aspects, qui demeurent encore flous ou incertains, relatifs à cette notion de Patrimoine culturel immatériel, ci-après désignée «PCI», à la lumière des instruments normatifs nationaux et internationaux en vigueur et des programmes mis en œuvre et exécutés à l'échelle des Etats et des communautés concernés.

Nous nous sommes intéressés, tout particulièrement, au cas spécifique de l'Algérie, où s'observe un certain décalage dans les entendements du PCI, entre une approche nationale (loi n°98-04 portant protection du Patrimoine culturel) et une approche conventionnelle internationale (Convention de 2003 pour la sauvegarde du PCI), qui rend peu opérant les actions et mesures entreprises dans le domaine du PCI. Nous avons essayé d'interroger ces deux approches, dans leur perspective évolutive, pour mieux contenir la problématique et envisager la conduite à tenir.

Le point de départ de notre réflexion, est une lecture des dispositions de la loi nationale n°98-04 portant protection du Patrimoine culturel, relatives aux «biens culturels immatériels» (1), qui consacrent la reconnaissance formelle du PCI et la nécessité de sa sauvegarde à l'échelle nationale. Cet acte juridique de reconnaissance a été réalisé en 1998, soit cinq ans avant l'adoption de la Convention UNESCO de 2003, pour la sauvegarde du PCI. Faut-il en déduire que l'Algérie était en avance sur l'UNESCO, en matière de définition du PCI et de mesures pour sa protection ? C'est une question d'importance, qui nous amène à nous interroger sur les référentiels normatifs, les notions, concepts et terminologies, qui ont présidé à l'énoncé des dispositions légales relatives au PCI, dans la loi n° 98-04.

La loi n° 98-04, telle que formulée, ne renvoie à aucun référentiel, guide ou glossaire, qui aurait garanti la lecture ou l'interprétation de ses dispositions relatives au PCI, ce qui pose un problème en termes d'opposabilité. A l'échelle internationale, par contre, l'Algérie avait souscrit, jusque-là, aux conventions suivantes : la Convention UNESCO de 1970, sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicite les biens culturels (2), la Convention UNESCO de 1972, concernant la protection du Patrimoine mondial, culturel et naturel (3), la Convention universelle sur le droit d'auteur de 1952 (4) et la Convention de Berne, de 1997 pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (5). Ces deux dernières conventions portent sur la protection des œuvres littéraires et artistiques, envisagée sous le prisme de la propriété intellectuelle et du droit d'auteur et non sous celui de la sauvegarde du PCI.

Il faut le rappeler, aussi, qu'en 1973, l'Algérie, à l'instar des pays en développement, en particulier africains, avait étendu l'application des règles du droit d'auteur à la protection juridique des expressions du folklore, au moment où la tendance, dans les pays développés, était de placer le folklore, dans le domaine public, hors d'atteinte des droits de la propriété intellectuelle.

Nous croyons savoir que la loi n° 98-04 s'était plutôt inspirée de la «Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire» (6), premier instrument normatif (non contraignant), adopté par l'UNESCO, qui reconnaissait formellement le PCI, sans toutefois le nommer explicitement. Les dispositions relatives au PCI, de la loi n°98-04, constituent, forcément, les réponses à la Conférence générale de l'UNESCO, de 1989, qui recommandait aux États membres, «d'appliquer les dispositions concernant la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire en adoptant les mesures législatives ou autres qui pourraient être nécessaires, conformément aux pratiques constitutionnelles de chacun d'entre eux, pour donner effet dans leurs territoires aux principes et aux mesures définies dans cette recommandation» (7).

En 1989, l'idée de protection de la «Culture traditionnelle et populaire», ou «Folklore», relevait du seul paradigme économique, en lien avec la propriété intellectuelle, la diversité biologique et les droits des agriculteurs. Un vaste champ d'intérêt partagé par l'OMPI, le PNUE, l'OMC, la CNUCED, l'OMS, la FAO et des ONG. L'UNESCO n'avait pas encore mandat sur ces territoires économiques, dominés, essentiellement, par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), au regard des mécanismes spécifiques de la propriété intellectuelle et des droits d'auteurs. Ce n'est qu'en vertu d'un mandat, qui lui a été conféré, par la Conférence mondiale sur les politiques culturelles, tenue à Mexico en 1982, que l'UNESCO allait s'investir dans le sujet, à la lumière de la nouvelle définition de la culture, qui élargissait la perception de la culture, en privilégiant une conception anthropologique plus large, où le patrimoine immatériel allait occuper une place centrale (8).

En effet, cette Conférence avait formulé une nouvelle définition de la culture, dans les termes suivants : «Dans son sens le plus large, la culture peut, aujourd'hui, être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances». Cette définition «anthropologique» de la culture, ouvrait le champ, au-delà de la matérialité des manifestations et expressions culturelles, au contexte social, culturel et environnemental de leur production.

C'est dans ce nouveau paradigme «culturel», que l'UNESCO a été invitée à réfléchir sur les instruments et mécanismes de protection du PCI, dans une perspective holistique, en dehors des mécanismes de la propriété intellectuelle et du droit d'auteur (9).

L'UNESCO adopta, alors, une nouvelle approche culturelle, à portée générale, en négociant avec l'OMPI un partage des compétences, dans le traitement de la question de la «Culture traditionnelle et populaire», ou «Folklore». A l'OMPI d'investir la dimension des droits de la propriété intellectuelle et à l'UNESCO celle de l'approche culturelle, de portée générale. C'est dans un contexte de négociation UNESCO/OMPI, que fut élaborée la «Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la Culture traditionnelle et populaire», qui tenta de mettre en place des mécanismes de protection de la Culture traditionnelle et populaire. Elle fut, par nombre d'aspects, un «échec», car arrimée au principe de la propriété intellectuelle et des droits d'auteur et inspirée du modèle de la Convention UNESCO de 1972 sur le patrimoine matériel, mettant en avant les produits et non les pratiques des détenteurs de savoir, en favorisant les missions d'inventaire, d'archivage et de documentation, destinées aux chercheurs plutôt qu'aux praticiens et détenteurs des connaissances traditionnelles.

La «Recommandation de 1989» n'avait pas adopté l'expression «PCI», lui préférant celle de «Culture traditionnelle et populaire», en anglais «Traditional culture and folklore », qui se définissait ainsi : «l'ensemble des créations émanant d'une communauté culturelle fondées sur la tradition, exprimées par un groupe ou par des individus et reconnus comme répondant aux attentes de la communauté en tant qu'expression de l'identité culturelle et sociale de celle-ci, les normes et les valeurs se transmettant oralement, par imitation ou par d'autres manières. Ses formes comprennent, entre autres, la langue, la littérature, la musique, la danse, les jeux, la mythologie, les rites, les coutumes, l'artisanat, l'architecture et d'autres arts».

Après une dizaine d'années de mise en œuvre, la «Recommandation de 1989» avait atteint ses limites. Elle a même été dénoncée pour la connotation péjorative de certaines expressions, dont le terme «folklore» lui-même et l'usage d'une terminologie orientée, comme «protection», «conservation», «préservation», qui la rendait otage d'une perception matérielle du PCI, telle qu'envisagée par la Convention UNESCO de 1972 sur le patrimoine culturel et naturel.

Cette Recommandation a été surtout critiquée pour le parti- pris d'une approche qui privilégiait l'autorité des chercheurs scientifiques et experts professionnels et des agences gouvernementales dans l'identification, la diffusion et la conservation du «Folklore», diminuant le rôle des communautés d'origine, dont les groupes d'intérêt importants, comme les femmes, les populations autochtones et les producteurs locaux, ceux qui assurent la perpétuation de la pratique de la culture traditionnelle, dans le contexte social où elle se déroule.

L'approche de la «Recommandation de 1989», trop étroite, ne tenait pas compte du contexte social, culturel et intellectuel de la création et du maintien du folklore ; elle ne faisait référence que timidement aux savoirs traditionnels et au patrimoine autochtone, davantage dans ses déclarations de principes que dans les mesures à mettre en œuvre, qui ne privilégiaient que la collecte et l'archivage des données, sous leur forme matérielle, par les scientifiques. Les lacunes de cette Recommandation étaient, plus ou moins, comblées par quelques programmes UNESCO, qui énonçaient des mesures que les Etats pouvaient prendre à l'échelle nationale pour assurer la transmission du PCI, tels les «Trésors humains vivants (1993) et la Proclamation des «chefs-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'Humanité (1998).

Il fallait attendre l'année 1999, lors de la Conférence de Washington, organisée conjointement par l'UNESCO et la Smithsonian Institution, sous le titre : «Evaluation mondiale de la Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la Culture traditionnelle et populaire : Pleine participation et coopération internationale» pour que soit prise la décision de passer à un nouvel instrument normatif pour la sauvegarde de la culture et du folklore traditionnel. Cette conférence sera la rampe de lancement d'un large processus de réflexion et de négociation, engagé par l'UNESCO, dont l'aboutissement sera l'adoption de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel.

A la différence de la «Recommandation de 1989», la Convention de 2003 est un instrument contraignant vis-à-vis des Etats parties. Elle introduira la notion de «sauvegarde» aux lieu et place de celle de «protection», comme «mesures visant à assurer la viabilité du patrimoine culturel immatériel, y compris l'identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission, essentiellement par l'éducation formelle et non formelle, ainsi que la revitalisation des différents aspects de ce patrimoine». La convention de 2003 consacrera la définition du PCI, en ces termes : «On entend par ?Patrimoine culturel immatériel' les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le Patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l'Homme, ainsi qu'à l'exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d'un développement durable» (paragraphe 1).

Au vu de cette large définition, le PCI s'établira, «notamment, dans les domaines des traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel, les arts de spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques concernant la nature et l'univers et les savoir-faire liés à l'artisanat traditionnel».

L'Algérie a fortement contribué au processus d'élaboration de cette convention et elle est le premier pays à l'avoir ratifiée et à avoir abrité la première réunion du comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Elle a souscrit remarquablement à l'effort de sauvegarde du PCI, par l'inscription de plusieurs éléments culturels immatériels, communs au Maghreb ou à l'Afrique du Nord, dans la Liste des éléments culturels immatériels, dont l'Ahellil du Gourara (Timimoun), le Rakb de Sidi Cheikh» (Fantasia), l'Imzad, la Sebiba (Djanet) et le couscous.

Cet effort, partagé par plusieurs Etats de la région (Maghreb/Afrique du Nord), dans une configuration juridique internationale (Convention de 2003), s'il participe d'un intérêt de portée universelle, pose le problème de son ancrage national, au regard des législations nationales de chaque pays. Etant entendu que l'inscription sur la Liste du PCI, à la différence de la Liste des biens culturels du Patrimoine mondial (convention de 1972), ne répond pas aux mêmes critères de valeur universelle exceptionnelle (VUE), qui engage la responsabilité de tous les Etats-parties à la convention, au travers d'un organe mandaté à cet effet : le Comité du Patrimoine mondial.

L'essence même du PCI est qu'il est, globalement «autochtone et «local» relevant de la compétence et du savoir-faire des détenteurs de la tradition, ceux qui assurent et garantissent la transmission intergénérationnelle, dans un contexte social et culturel qui participe au maintien, à la reproduction et à la création des valeurs culturelles. C'est cette dimension de l'expression immatérielle qui doit être retenue et non plus seulement ses manifestations matérielles. C'est ce versant immatériel : «considérer les pratiques plutôt que les produits finis», qui est clairement exprimé par la Convention de 2003, à la différence de la «Recommandation de 1989».

Il s'agira alors, de mettre en conformité et en cohérence, les législations nationales, pour réaliser cette translation des mesures de la «recommandation de 1989» vers celles de la convention de 2003. Pour l'Algérie, les dispositions relatives au PCI, de la loi n° 98-04 portant protection du Patrimoine culturel, remontent à l'année 1998. Elles ont été conçues à la lumière de la «Recommandation de 1989». Dans sa configuration actuelle, la loi la loi n° 98-04 demeure ancrée aux principes et règles de la «Recommandation de 1989», alors que d'autres catégories de définitions et de mesures ont été introduites (voir glossaire du PCI (10) par la Convention de 2003.

Il est aujourd'hui, nécessaire et urgent d'investir les nouveaux concepts, notions et terminologies, introduits par la Convention de 2003, non pas par simple formalisme juridique ou administratif mais par souci de préservation des valeurs locales dans leur cadre national.

Renvois :

1. Articles 2, 3, 67, 68 et 69 de la loi n° 98-04 portant protection du Patrimoine culturel.

2. Convention UNESCO de 1970 sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert » de propriété illicite les biens culturels, ratifiée par l'Algérie en 1974.

3. Convention UNESCO de 1972, concernant la protection du Patrimoine mondial, culturel et naturel, ratifiée par l'Algérie en 1974.

4. Ordonnance n° 73-26 du 5 juin 1973 portant adhésion de l'Algérie à la Convention universelle sur le droit d'auteur de 1952, révisée à Paris le 24 juillet 1971.

5. Décret présidentiel n° 97-341 du 13 septembre 1997 portant adhésion de la République algérienne démocratique et populaire, avec réserve, à la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, complétée à Paris, le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, complétée à Berne le 20 mars 1914 et révisée à Rome le 2 juin 1928, à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967 et à Paris le 24 juillet 1971 et modifiée le 28 septembre 1979.

6. Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la Culture traditionnelle et populaire.

7. Conférence de Washington de 1999, organisée conjointement par l'UNESCO et la Smithsonian Institution, intitulée «Evaluation mondiale de la Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la Culture traditionnelle et populaire : Pleine participation et coopération internationale».

8. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, tenue à Mexico en 1982, que l'UNESCO.

9. Plan d'Action dont le point 12 recommandait aux gouvernements des Etats à soumette à la Conférence générale de l'UNESCO un projet de résolution, demandant à l'UNESCO d'entreprendre une étude sur la possibilité d'adopter un nouvel instrument normatif sur la sauvegarde de la culture et du folklore traditionnel (projet de résolution 30 C/DR.84).

10. Glossaire de 2002 : Patrimoine culturel immatériel, élaboré lors de la Réunion internationale d'experts à l'UNESCO du 10 au12 juin2002, sous la direction de Wim van Zanten, Commission nationale néerlandaise pour l'UNESCO, la Haye, pays-Bas, août, 2002.