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Quel pouvoir de la littérature en temps de guerre?

par Abdelkader Gattouchi*

A l'heure où les sons stridents des canons se font de plus en plus présents et pressants, crachant feux et flammes, à travers une flopée d'endroits du monde et pas uniquement en Ukraine, il devient plus légitime que jamais de s'interroger sur le pouvoir de la littérature face aux ravages de la guerre et de ses corollaires : la mort, les larmes, le sang, les destructions, les massacres et la désolation.

Cette question qui relève de la raison d'être même de la fiction n'est pas sans intérêt. Au contraire. De tout temps, la littérature s'est invitée, nolens, volens, au bal tragique de la guerre.

Des guerres. A travers le filtre de la représentation, elle s'évertue à rendre visible le mal que des humains font subir à d'autres humains au nom de sordides prétextes. Même si le réel se fait, pour des raisons objectives, réticent dans les œuvres romanesques, l'effet de réel est lui, bien présent qui impacte le lecteur jusqu'à précipiter la confusion dans les esprits des destinataires. L'objectif avoué, sans le moindre faux-fuyant, étant de conscientiser l'opinion aux effets dévastateurs des conflits armés.

L'écriture littéraire se propose aussi, au détour de formes romanesques, variées mais surtout sublimes, d'éviter, autant que faire se peut, au lecteur, le danger de la fascination et de la sidération qu'il pourrait développer, à l'égard des actes tragiques dont pullulent les scènes de guerre. Last but not least, l'œuvre littéraire s'emploie à ce que le récepteur ne cède à la tentation pendante de la banalisation des violences et des crimes inhérents aux hostilités, en tous genres.

Ce risque de standardisation de la terreur, de son uniformisation jusqu'à devenir partie prenante du décor naturel et habituel de la cité, constitue, indubitablement, la hantise des écrivains ; anciens et contemporains, soucieux de dénoncer l'infâme et l'empêcher de s'installer dans la permanence. Écrire devient dès lors synonyme d'agir?

La guerre, toute guerre, n'étant jamais propre, il importe aux chevaliers de la plume de prendre fait et cause pour la paix quel que soit le nom de celui qui en porte l'étendard, au final. Bien qu'elle soit un levier bien approprié sur lequel s'appuie le romancier pour titiller son inspiration, la guerre, ce mal éternel, est perçue comme une malédiction qu'il faut, à tout prix, combattre. Que l'on soit loin ou près des zones de combat, cela n'altère en rien l'envie impérieuse de partir? en guerre contre la guerre, plume à la main ou clavier sous les bras par ces temps dits modernes.

Ainsi en est-il de Victor Hugo. Connu pour être un fervent défenseur des causes justes, il écrit en 1872 « Bêtise de la guerre », poème extrait du recueil « L'année terrible » dans lequel il dénonce avec véhémence l'horreur de la guerre et son cortège de malheurs qui entraînent l'homme à sa perte.

A ce propos, il écrit

« O buveuse de sang, qui, farouche, flétrie Hideuse, entraîne l'homme en cette ivrognerie. »

A quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée Si tes écroulements reconstruisent le mal, Si pour le bestial, tu chasses l'animal, Si tu ne sais, dans l'ombre où ton hasard se vautre, Défaire un empereur pour en faire un autre. »

Dans la même veine, il écrit en 1885, à l'occasion de la célébration du centenaire de Voltaire : « Déshonorons la guerre », manière hugolienne de dire toute son aversion et sa profonde répugnance de la machine à tuer. Machine tueuse des militaires, certes, mais pas que. Car, en matière de dommages irrattrapables, la mort ou, pire, le massacre des civils (femmes et enfants, notamment) cristallisent toutes les craintes et appréhensions.

Usant de son pouvoir magique de sublimer l'agressivité et de dompter la brutalité, au moyen de mots, expressions et figures, sémantiquement chargées et symboliquement acérées, la littérature s'impose comme un rempart ultime contre la folie destructrice.

A l'instar de la musique, elle se revendique adoucisseuse des mœurs et subséquemment, investie du pouvoir de ramener à la raison ceux qui l'ont perdue.

« Quelle connerie, la guerre » écrivait Jacques Prévert dans « Rappelle-toi Barbara » (1946).

Pour sa part, le poète français, Boris Vian (1920-1959), ulcéré par les guerres coloniales menées par la France, ici et là, crie sa colère et sa répulsion dans « Le déserteur » paru en 1954, à la fin de la guerre d'Indochine, marquée par la débâcle de l'armée française qui s'en était sortie avec 1.500 soldats tués.

Le poème passé entre temps en mode chanson a subi une avalanche de censures dont la dernière en 1991, à l'occasion de la guerre du Golfe suite à l'invasion du Koweït par l'Irak et l'offensive guerrière et meurtrière qui s'en était suivie contre Baghdad, menée par une coalition internationale de 35 pays conduits par les USA.

Dans « Le déserteur » Boris Vian dit toute son horreur via des mots simples mais forts ayant l'effet de « pistolets chargés ». En substance, il y est écrit : Monsieur le Président, je vous fais une lettre; Que vous lirez peut-être si vous avez le temps.

Je viens de recevoir mes papiers militaires pour partir à la guerre, Avant mercredi soir. Monsieur le Président, je ne veux pas la faire, Je ne suis pas sur terre pour tuer des pauvres gens. Ce n'est pas pour vous fâcher ; il faut que je vous dise Ma décision est prise, je m'en vais déserter. Depuis que je suis né, j'ai vu mourir mon père, J'ai vu partir mes frères, et pleurer mes enfants. Ma mère a tant souffert. Qu'elle est dedans sa tombe. Et se moque des bombes. Et se moque des vers.

Quand j'étais prisonnier, on m'a volé ma femme.

On m'a volé mon âme.

Et tout mon cher passé.

Demain, de bon matin, je fermerai ma porte au nez des années mortes. J'irai sur les chemins, je mendierai ma vie sur les routes de France. De Bretagne en Provence.

Et je dirai aux gens, refusez d'obéir.

Refusez de la faire.

N'allez pas à la guerre ; refusez de partir. S'il faut donner son sang, allez donner le vôtre Vous êtes bon apôtre. Monsieur, le président, si vous me poursuivez, Prévenez vos gendarmes, Que je n'aurai pas d'armes, Et qu'ils pourront tirer.

Zola, n'était pas, plus tendre, non plus, quand il affirmait : « Nos soldats se promènent en civilisateurs, coupant le cou à ceux qui ne se civilisent pas assez vite et semant les idées les plus fécondes dans les fosses creusées sur les champs de bataille. Ils baptiseront la terre d'un baptême de sang pour hâter l'ère prochaine de liberté. Mais nous n'ajouterons pas qu'ils auront ainsi une besogne éternelle, attendant vainement une moisson qui ne saurait lever sur des tombes. » Chez nous, en Algérie, plus qu'ailleurs, certainement, la guerre garde un arrière-goût amer de ce que fut la rhétorique de la violence armée.

De Kateb Yacine (Nedjma), à Mouloud Feraoun (Le fils du pauvre), en passant par Mohamed Dib (la trilogie : La grande maison / L'incendie / Le métier à tisser), Mouloud Mammeri (L'opium et le bâton), et tant bien d'autres, les écrivains algériens ont clairement affiché leur condamnation unanime de la guerre, revendiquant avec force vigueur, l'indépendance du pays. Leurs écrits, assimilés à des actes révolutionnaires, impulsaient la résistance et plaidaient pour la fin de l'asservissement de l'Algérien.

Née sous l'ère coloniale, la littérature algérienne d'expression française, notamment, dut son émergence à la terreur exercée par la puissance soldatesque française. Elle se fit un devoir quasi sacré de mener une lutte sans merci contre le colonialisme au prix de productions mues davantage par la volonté de mettre en avant l'idéal de la résistance nationale et de la lutte pour la liberté que de soucier de la dimension esthétique des œuvres en questions. C'est la naissance de la littérature de combat. Engagés corps et âmes, les écrivains de cette époque sont désormais les représentants de la conscience nationale qu'ils s'évertuent à secouer pour une implication de tous, dans la quête de l'indépendance nationale.

L'écriture contre le colon dans la langue du colon est perçue par beaucoup de critiques comme un défi lancé à la face de l'autorité coloniale doublé d'une ambition réaliste d'atteindre le maximum de citoyens français et les sensibiliser aux injustices et aux atrocités de la France expansionniste. La langue, érigée en butin de guerre, n'a jamais aussi bien porté son nom !

Plus qu'une œuvre d'art, la littérature algérienne d'expression française des années de braise coloniale, s'est imposée comme une œuvre de combat politique. D'essence testimoniale, elle ne se prive pas, pour autant, de dévoiler, en refusant obstinément de mettre la pierre tumulaire de l'oubli sur les crimes inqualifiables commis par la France coloniale. Le résultat en fut époustouflant : la littérature parvint au prix d'investissement littéraire authentique, frappé du sceau d'un patriotisme à fleur de peau, à contribuer, à impulser une conscience nationale rebelle à nombre de compatriotes mais aussi à nombre de Français établis en Algérie ou Outre-mer. Alors, dérisoire la littérature ? Rien n'est moins sûr. Les guerres vous en diront plus et mieux.

*Université de Souk Ahras