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Kahina Bahloul, première femme imam en France: «Mon Islam, ma liberté»

par Interview Réalisée Par Ali Ghanem

Kahina Bahloul est la première femme imam en France. Elle a fondé, en 2019, la mosquée ?Fatima', d'inspiration soufie, ouverte à tous et en particulier aux femmes voilées ou non voilées.

Une femme imam ? J'ai questionné pas mal de gens autour de moi et les avis sont très partagés. Certains s'interrogent : «a-t-on quelquefois eu des femmes imam ? D'autres au contraire approuvent «c'est une excellente idée»

Moi aussi je m'interroge et j'ai décidé de la rencontrer pour en savoir plus.

Son livre «mon Islam ma liberté» vient de sortir en Algérie aux éditions Koukou.

Elle nous dit « je connais l'Islam de l'intérieur, j'ai grandi dans un pays musulman, l'Algérie que j'ai quittée à l'âge de vingt-quatre ans. Mon père et mes grands-parents paternels furent les premiers à me le transmettre et, l'islam m'a aussi été enseigné à l'école publique algérienne jusqu'à la fin de mes études secondaires.

On me pose souvent la question, créer une mosquée libérale est-ce bien nécessaire ? C'est un acte symbolique fort, signifiant la volonté de se réapproprier notre religion et d'assurer un enseignement religieux éclairé par la réflexion et la sagesse»

«Mon Islam, ma liberté» c'est un livre chaleureux, émouvant, qui peut être lu par tous et qui donne une image très positive de l'Islam.



Ali Ghanem: Pouvez-vous nous rappeler le rôle d'un imam. Quelles ont été les réactions lorsque vous avez choisi de le devenir ?

Kahina Bahloul : le rôle de l'imam c'est de guider la prière, officier à différentes cérémonies religieuses : prières mortuaires, bénédiction de mariages?et surtout de transmettre un savoir religieux et une spiritualité et accompagner les croyants, les fidèles, pour qu'ils puissent s'émanciper et devenir des individus libres et responsables, leur apprendre à se libérer intérieurement et à assumer leurs choix de vie, leur apprendre à avoir un rapport à la religion émancipateur des consciences à travers les textes fondateurs.

 S'agissant des réactions, je reçois énormément de messages sur les réseaux sociaux après chacun de mes passages dans les médias de la part de musulmans ou de non musulmans. Le mot qui revient souvent c'est espoir. Beaucoup me disent : « vous êtes une vraie bouffée d'oxygène, voir cette image de l'islam nous redonne de l'espoir» Me voir parler d'une possibilité de vivre l'islam compatible avec notre époque leur redonne de l'espoir.

A. G. :Qu'est ce qui a changé dans votre vie depuis que vous êtes imam ?

K. B. : (Elle rit) ce qui a changé c'est que les médias n'arrêtent pas de m'appeler (elle rit encore) alors, parfois, je suis un peu submergée, un peu dépassée mais par ailleurs je crois que c'est très significatif aussi de l'attente du grand public, musulman ou non, de pouvoir parler autrement de l'islam, d'un islam apaisé, d'un islam des Lumières, d'un islam qui s'adapte à notre époque.

A. G. : Dans votre livre, vous écrivez qu'on ne trouve rien dans le texte coranique qui parle de l'imamat, qu'il s'agisse des hommes ou des femmes, mais que la tradition prophétique fait état d'une femme, Omm Waraqa, désignée par le prophète pour être imam. Pouvez-vous nous dire pourquoi il est si important que les femmes s'approprient le domaine religieux, pensez-vous que les hommes ne leur font pas de place ?

K. B. : L'exemple de l'imamat des femmes est un exemple très significatif et très parlant des conséquences pour les femmes des lectures masculines fondées sur le système de domination patriarcale. Comme j'en fais l'analyse dans mon livre, il n'y a absolument rien dans le texte coranique qui interdit aux femmes d'être imams, en réalité le Coran ne s'est simplement pas préoccupé d'organiser cette fonction, ni au masculin ni au féminin. Par ailleurs, nous trouvons dans la tradition prophétique (la sunna) dans plusieurs recueils, Ibn Hanba, Abu Dawud, Al-Bayhaqi, des traditions prophétiques (hadîths) qui font le récit d'une femme qui a été désignée par le prophète lui-même pour être imam. Or, comme ce sont les hommes (formatés par le système patriarcal) qui ont toujours défini la norme religieuse et que les femmes n'ont jamais eu leur mot à dire, l'existence de ces textes a purement et simplement été occultée jusqu'à en faire un impensé. Il est devenu interdit dans les pays musulmans, ne serait-ce que de poser la question de la possibilité ou pas pour une femme d'être imam. En plus de tout cela, faute de recherche en matière de religion on en reste souvent à des lectures arbitraires et approximatives.

 Or, il faut savoir que cette question a été débattue de manière tout à fait intéressante à l'époque classique où le dynamisme de la pensée était de mise. Aujourd'hui, vous parlez de ce sujet aux musulmans, ils vont vous répondre «Staghfir Allah» ou alors (c'est une réponse que j'ai entendue), «il ne faut pas jouer avec la religion» avec de gros yeux !! Comme si c'était un blasphème absolu qu'envisager qu'une femme soit imam ! Cela montre à quel point on a pu s'éloigner du message coranique et prophétique par ignorance. La pire des choses c'est d'être ignorant de son ignorance.

A. G. : Pourquoi avez-vous appelé votre mosquée : Fatima ?

K. B. : On a choisi de lui donner ce nom pour mettre en valeur une figure féminine de l'histoire de l'Islam, la fille du Prophète, Fatima et montrer que, dans l'histoire de l'Islam les femmes, ont eu un rôle important à jouer.

A. G. : Il n'y a qu'un seul Dieu, et pourtant il y a plusieurs religions, quels sont vos rapports avec les autres religions du Livre ?

K. B. : Moi j'ai baigné dedans, car je suis carrément le fruit de la rencontre de ces religions, mon père est musulman, ma grand-mère maternelle est juive, mon grand-père maternel est français et catholique et durant toute ma jeunesse j'ai vu des rapports très respectueux et une profonde amitié entre les deux camps de mes grands-parents ? C'est cela qui m'a conduite à m'interroger sur l'importance pour ces trois monothéismes, qui ont la même source, de se parler de manière pacifique.

A. G. : J'ai posé une série de questions dans la rue à propos de ce qui est hallal et de ce qui est haram. La plupart des gens se sont contentés de me répondre «on l'a dit» et personne n'a été en mesure de me citer une sourate. Il s'avère que dans les milieux populaires peu de gens connaissent les textes coraniques, ils n'en connaissent que ce qu'on leur a raconté. Dans ces conditions, comment assurer une formation religieuse qui évite toutes les déviances ?

K. B. : Eh bien pour moi, et je parle pour les pays musulmans et probablement aussi pour les communautés religieuses qui ne sont pas au fait des recherches scientifiques contemporaines, il faudrait absolument arriver à aborder la question religieuse avec les méthodes développées dans le cadre des sciences humaines et sociales en particulier avec la méthode de recherche historico-critique.

 La pensée religieuse musulmane est extrêmement riche. Je trouve que chaque musulman doit en revenir aux textes fondateurs, au Coran lui-même et étudier le contexte historique du corpus de la tradition.

A. G. : Beaucoup d'Européens lient l'Islam au voile, alors qu'ils acceptent sans se poser de questions que les religieuses chrétiennes soient voilées. Ces dernières années, on voit de plus en plus de jeunes femmes qui adoptent une tenue qui affiche leur appartenance religieuse. Que pensez- vous de la façon dont la France aborde cette question ?

K. B. : La question du voile est une question très complexe. C'est vrai qu'en France il y a une hystérisation du débat autour du voile, mais je pense qu'il faut aussi comprendre la peur que suscite le voile. Ma grand-mère portait le haïk et, à cette même époque, c'est-à-dire au 19ème siècle, et au début du 20ème, toutes les femmes des autres traditions portaient, elles aussi, un foulard sur la tête lorsqu'elles sortaient. Le voile a donc existé dans toutes les traditions, juives, chrétiennes et musulmanes, mais il a disparu progressivement en Europe avec l'émancipation des femmes. Selon moi son retour dans les pays musulmans coïncide avec l'émergence d'idéologies qui diffusent l'idée que la femme musulmane est par essence voilée, sinon elle est de mœurs légères. Pourtant le texte coranique, je l'explique longuement dans mon livre, ne parle pas de tenue particulière pour la femme musulmane. Deux ou trois versets seulement abordent un peu cette question mais de façon très vague, sans jamais parler de la nécessité de se couvrir les cheveux ou la tête, le Coran demande seulement aux femmes, mais aussi aux hommes d'avoir une attitude pudique.

 Si je reviens à la France, je comprends quelque part la peur de ce voile qui revient en masse partout dans le monde et qu'on voit, de plus en plus, s'exprimer en France. C'est me semble-t-il la peur d'un retour des idéologies fondamentalistes et en même temps il y a aussi l'idée que ce voile pourrait être un message du genre : «nous les femmes musulmanes nous avons de la vertu en nous couvrant tandis que vous, les autres femmes qui ne vous couvrez pas la tête, vous êtes des femmes de mœurs légères».

 Les femmes françaises ayant, à une large échelle, relégué le voile chrétien au sein des seules institutions religieuses, je peux comprendre certaines réactions devant ce message.

 Cependant je dois aussi dire que je trouve certaines réactions un peu extrêmes et violentes parce qu'il y a manifestement une confusion entre un voile compris comme un symbole de rejet de la société française et le voile que portent beaucoup de femmes musulmanes par habitude, ou par besoin spirituel.

 L'opinion publique française se doit de comprendre que tous les voiles ne se valent pas et que tous les voiles ne sont pas l'expression d'une idéologie intégriste.

A. G. : Que pensez-vous de la lutte des féministes à travers le monde ? Et quel est votre sentiment sur le verset 228 de la sourate n°2 (sourate de la Vache- traduction de Jacques Berque) qui, parlant des femmes, dit : «Elles ont des droits équivalents à leurs obligations et conformes à l'usage. Les hommes ont toutefois sur elles préséance d'un degré.»

K. B. : Les traductions divergent sur le sens de cette dernière partie du verset. Au lieu de le considérer comme un avantage ou comme étant un degré de prééminence accordé à l'homme sur la femme, certains exégètes et traducteurs du Coran le considèrent plutôt comme une obligation supplémentaire envers les femmes. De plus, dans ce verset, il s'agit spécifiquement de la question du divorce, il faut bien se garder de sortir ce petit bout de phrase du reste du verset et d'en faire une règle universelle. Il ne s'agit clairement pas de l'esprit du texte coranique. En ce qui concerne la question du divorce, il faut revenir au contexte historique dans lequel ce verset coranique a été révélé. Il faudrait pour bien comprendre cette phrase la remettre dans le sens global du verset qui mentionne l'importance de la notion de «ma'rûf» c'est-à-dire l'importance de respecter les règles de bienséance, de justice dans la dissolution des liens du mariage et il faut également le mettre en perspective avec les autres versets coraniques qui concernent le même sujet (le divorce) pour faire une analyse globale. La théologienne marocaine Asma Lamrabet le fait dans son livre «Islam et Femmes» et aboutit à la conclusion suivante : «Le Coran met les deux partenaires à parfaite égalité devant la dissolution du mariage». Attention donc à ne pas faire une lecture fragmentaire du texte coranique et à ne pas sortir de petites phrases de leur contexte textuel et historique.

A. G. : La séparation des hommes et des femmes pendant la prière est-elle justifiée ? Et pourquoi lorsqu'on prie à la maison place-t-on les femmes derrière les hommes ?

K. B. : Encore une fois ce sont là des lectures figées de la tradition et du texte coranique. On trouve des traditions prophétiques qui parlent de la première mosquée, celle du Prophète, or cette salle de prière était une salle mixte, les hommes et les femmes priaient dans la même salle, mais il est vrai que les femmes étaient plutôt au fond de la salle derrière les hommes. Pourquoi ? Une des explications qui nous sont données c'est que les portes de cette salle de prière se trouvaient au fond de la salle et que c'est pour des questions pratiques afin de permettre aux femmes de sortir les premières à la fin de la prière sans être bousculées par les hommes. Dans notre mosquée, les hommes et les femmes sont placés sur un même plan, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre de la salle de prière pour revenir au message du texte coranique qui nous parle sans cesse de cette égalité ontologique entre l'homme et la femme.

A. G. : Vous avez dit que l'Islam vit une crise profonde partout dans le monde, comment les musulmans pourront-ils s'en sortir ?

K. B. : A mon sens la première chose à faire, c'est éduquer, éduquer, éduquer les jeunes générations en adoptant des méthodes scientifiques, afin de sortir des dogmatismes qui sclérosent la pensée. Pour permettre cela il faut que les états soient plus ouverts. S'ils peuvent, bien sûr, aider ou accompagner l'organisation du culte, ils devraient, à mon sens rester neutres face à la question religieuse.

A. G. : Après les récents attentats commis par des islamistes isolés certains Français soupçonnent tous les musulmans de terrorisme et leur reprochent de ne pas sortir davantage dans la rue pour dénoncer cela. Qu'en pensez-vous ?

K. B. : C'est une question très polémique et je ne vois pas pourquoi on demanderait à tous les musulmans de s'excuser pour des attentats commis par des terroristes. Ce n'est pas parce qu'un terroriste a commis un attentat au nom de notre religion que l'on devrait tous se sentir coupables, bien au contraire. Il faut revenir à l'histoire du terrorisme islamiste, dont les premières victimes sont les musulmans eux-mêmes.

 Cela dit, je pense que toute manifestation de la part des musulmans pacifiques pour dire aux non musulmans nous sommes frères, notre religion n'a rien de belliqueux, nous sommes vos concitoyens au même titre que tous les autres Français, peut être un geste positif pour créer des liens fraternels, pour le vivre ensemble.

A. G.: Que vous inspire le débat qui se développe en France à propos de l'islamo gauchiste. ?

K. B. : Je trouve que c'est une aberration totale ! La ministre de l'Enseignement supérieur, lorsqu'elle a abordé cette question, a créé cette polémique et déclenché la suspicion au sein de la recherche scientifique en accusant quasiment les chercheurs d'être les complices du terrorisme. C'est très, très grave, cette confusion n'a pas lieu d'être, il faut que nos politiques veillent à ne pas tomber dans ces confusions-là.

 Je pense au contraire qu'il faut encourager la recherche universitaire non seulement en islamologie mais aussi toutes les études sur l'histoire de la colonisation. A force de faire des amalgames, des confusions, on crée des dommages collatéraux sur des sujets qui sont au cœur de nos sociétés. Moi, bien évidemment, je suis contre l'instrumentalisation de l'histoire de l'Islam et de l'histoire de la colonisation et je pense qu'il faut permettre que la recherche se poursuive notamment pour pacifier la mémoire coloniale qui reste profondément blessée aussi bien en France qu'en Algérie

A. G.: Quels sont vos rapports avec la Mosquée de Paris et avec le Conseil français du culte musulman ?

K. B. : Avec la Mosquée de Paris j'ai des rapports tout à fait cordiaux, les mêmes que ceux que je peux avoir avec toutes les autres mosquées, avec le CFCM je n'ai pas de rapport, de toute façon ils ne reconnaissent pas l'imamat de la femme et ne sont pas d'accord avec ma lecture de certains textes, ceci dit j'ai d'excellents rapports avec certaines des personnalités qui font partie du CFCM.