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Restitution du patrimoine culturel africain à l'Afrique: Y a-t-il une spécificité algérienne ? (Suite et fin)

par Mourad Betrouni

Tous les points de vue gravitent autour de la propriété et la nationalité des œuvres, ne laissant d'espace à aucune autre lecture qui dérogerait au principe sacro-saint de l'inaliénabilité, qui a toujours régi le patrimoine culturel français. La question des œuvres du musée des Beaux-Arts d'Alger a toujours été envisagée sous ce regard bloquant, alors que de profonds changements paradigmatiques ont été produits, intéressant tout particulièrement la France, notamment l'introduction de nouvelles catégories conceptuelles, de plus en plus ouvertes, dont celle du «musée universel» - d'autres préfèrent le mot encyclopédique - cheval de bataille du musée du Louvre. Revisiter le sujet des «trois cents tableaux du musée des Beaux-Arts d'Alger» à l'aune de ces nouvelles catégories conceptuelles, participe, forcément, de la construction de nouveaux argumentaires. Nous avons tenté cet exercice, en nous inspirant de la riche expérience du musée du Louvre, duquel nous avons puisé les éléments de doctrine et de jurisprudence, notamment en matière de propriété, de protection, de territorialité, de nationalité, de pays d'origine et de provenance des œuvres.

Retenons, pour commencer, la date de décembre 2002, celle de l'adoption, par des membres de la communauté muséale internationale, représentant les 18 plus grands musées et galeries du monde, dont le musée du Louvre, d'une «Déclaration sur l'importance et la valeur des musées universels», qui a reconnu - pour la première fois - l'importance de la conservation des objets acquis de longue date, dans l'intérêt de tous les peuples. Les œuvres acquises par le passé, devant être, désormais, considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes. Elles deviennent, au fil du temps, partie intégrante des musées qui les ont protégées et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. (24).

Ce nouveau positionnement conceptuel -universaliste- est consubstantiel à une réelle panique, celle de la menace que font peser sur l'intégrité des collections, les demandes de restitution d'objets par les pays d'origine. Les musées qui se sont institués universels, se préparaient surtout à éviter le dialogue sur la question des restitutions. Le fait symptomatique est que cette nouvelle acception muséale n'est louée que par les musées d'Europe et d'Amérique du nord, ce qui, en soi, est un aveu du péché originel, celui des acquisitions douteuses, par le fait des conquêtes, de la colonisation et d'autres transferts illicites de biens culturels, qui n'ont jamais été rendus à leur propriétaire d'origine.

Mais en quoi le musée national des Beaux-arts d'Alger est-il concerné par cette nouvelle acception muséale ? Rappelons qu'il est, par essence, universel, dès sa création en 1930. Etait-il en avance sur son époque ? Pour bien nous imprégner de ce nouveau concept muséal, nous avons interrogé le savoir et l'expérience d'une juriste française, spécialiste du droit du patrimoine culturel et non moins directrice de recherche au CNRS, Marie Cornu (25). Nous reproduisons ci-dessous, ses quelques idées maitresses :

- «La notion de patrimoine national est plus large que les seuls biens produits par les nationaux ou sur leur territoire».

-«Le temps passé sur le territoire ou l'incorporation de l'objet dans l'histoire nationale, artistique, religieuse du pays d'accueil sont autant de critères légitimes de rattachement à un patrimoine national».

-«C'est en réalité la valeur dont nous investissons ces biens qui fonde leur appartenance, qui atteste de liens privilégiés. En choisissant d'en assurer la préservation, nous y avons mis une partie de nous-mêmes. Le patrimoine national, en ce sens est aussi pour partie un patrimoine d'adoption».

-« La garde de biens culturels d'origine diverses fait naitre un lien de filiation, qui se fortifie avec le temps et ce n'est pas seulement la durée de la possession qui doit être considérée là mais précisément le sentiment d'appartenance lié à une possession prolongée».

-«En ce sens, le rattachement n'est pas seulement dans ce lien juridique de la propriété, critère externe. Il est aussi dans la charge affective, le sentiment que ces biens culturels appartiennent à notre histoire, et partant à notre patrimoine».

-«La conception universelle du patrimoine est reconnue dans de nombreux Etats, conception ouverte qui postule le rejet du critère de nationalité comme déterminant la consistance du patrimoine».

-«La considération de la nationalité est indifférente dans la consécration d'une œuvre dans le système français. Plusieurs raisons conduisent à écarter la nationalité des œuvres comme critère de rattachement pertinent. Un grand nombre d'artistes ne créent pas en commande d'Etat, ils ne représentent pas la nation dans leur production artistique? L'œuvre de Picasso n'est pas géographiquement ou intellectuellement le fruit d'une nation, mais représente la vision universelle et personnelle d'un artiste qui s'est enrichi d'influences c'une grande diversité. Si une œuvre, conformément aux principes du droit d'auteur porte l'empreinte de la personnalité de son auteur (quelque part aussi celle de ceux qui l'auront inspirée), elle ne porte en rien son identité juridique».

Citant l'exemple du statut de la Joconde au Musée du Louvre, cette juriste soutient qu'En dehors des raisons historiques de sa présence au Louvre, la Joconde y a tout un pan de son histoire, au point qu'elle finit par faire corps avec le lieu qui l'accueille», en soulignant que «L'Auteur, Léonard de Vinci a longtemps vécu en France sous la protection de François 1er». Tout est dit, ici, sur les vertus du musée universel et du patrimoine culturel dit d'adoption. Mais en quoi ce plaidoyer, qui serait valable pour le musée du Louvre et les autres musées universels occidentaux, ne le serait-il pas pour le musée des Beaux-Arts d'Alger qui, lui, est universel par sa propre nature ?

Il est utile de rappeler, aussi, le point de vue assez singulier d'un auteur américain, Andrew Bellisari (26), sur le cas des «300 tableaux du musée de Beaux-Arts d'Alger». Nous traduisons en français:

«L'œuvre, cependant, n'appartenait plus à la France. Aux termes des accords d'Evian, il était devenu la propriété officielle du futur État algérien et le nouveau gouvernement nationaliste voulait le récupérer? Qu'est-ce que cela signifie pour les œuvres d'art produites par certains des artistes les plus emblématiques de la France - Monet, Delacroix, Courbet - de devenir la propriété culturelle d'une ancienne colonie ? De plus, quel est l'enjeu lorsqu'une ancienne colonie exige le rapatriement d'œuvres d'art emblématiques de l'ancien colonisateur, le considérant comme une partie précieuse du patrimoine culturel de la nation ?».

Cet éclairage sur les «300 tableaux du musée des Beaux-Arts d'Alger», manquait dans le «Rapport Sarr-Savoy». Il aurait permis de situer la place et le rôle du musée des Beaux-Arts d'Alger dans le débat sur les restitutions de biens culturels africains. Un musée qui constitue un uniquat à l'échelle de l'Afrique, un pont-levis de la circulation des valeurs de l'antiquité et de la Renaissance vers l'Afrique. La restitution des biens culturels ne s'exprimant pas à sens unique ; elle doit également être envisagée dans la perspective d'un plus grand accès aux valeurs humanistes universelles, dont l'Afrique a été privée par le fait même de la colonisation.

Ceci étant et pour forger l'argumentaire de la spécificité subsaharienne, le «Rapport Sarr/Savoy», s'était inspiré d'une allocution prononcée en 2007 par Alain Godonou (Directeur de l'Ecole du patrimoine africain de Porto-Novo, au Bénin et aussi vice-président du comité chargé de la coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin), à l'occasion du Forum de l'UNESCO sur la mémoire et l'universalité (27). Nous reproduisons ici un petit extrait : «... Statistiquement?en faisant la somme des inventaires des musées nationaux africains, qui tournent autour de 3 ou 500 quand c'est des grosses collections, que 90 à 95% du patrimoine africain sont à l'extérieur du continent dans les grands musées. Une autre partie de ces musées, dont on ne parle pas beaucoup, mais qui disposent de collections impressionnantes? sont tous des musées missionnaires ? Donc, il y a une déperdition massive par rapport aux autres situations. Ce n'est pas le cas de l'Egypte. Vous allez au Caire, vous avez exposé 63.000 objets, dans les réserves presque 300 000 objets. Ce n'est pas le cas de la Grèce, il y a les marbres du Parthénon, mais en dehors de ça, les jeunes Grecs savent que la grande culture occidentale, si je puis dire, a ses racines dans et tient beaucoup de la Grèce antique, donc c'est un élément de fierté en quelque sorte, de ce point de vue». Dans cette même allocution, Alain Godonou avait livré le fond de sa pensée: «?la différence avec les autres régions culturelles, comme le monde arabe ou l'Amérique latine, est que cette situation de colonisation s'est rajoutée à une situation de traite négrière qui a été aussi d'une violence extrême. Donc on a construit sur un double fond de violence?». On aura compris, ici, que c'est dans la «double violence» celle de la colonisation et de la «traite négrière», qu'il a puisé l'argument de la spécificité, en déplaçant le sujet du terrain de la colonisation vers celui de la traite négrière et donc du champ conceptuel de la «Négritude», notion forgée par Aimé Césaire et reprise, par Léopold Sédar Senghor, pour désigner «le continent et la civilisation noirs».

Plus concrètement et au-delà de l'ancrage subsaharien, le «Rapport Saar/Savoy» s'inscrit dans une perspective territoriale beaucoup plus restreinte, celle de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), comme le laisse entendre la Déclaration politique sur le retour des biens culturels africains dans leurs pays d'origine, adoptée en décembre 2018, par cette organisation sous-régionale d'Afrique de l'ouest. Cette Déclaration était accompagnée d'un plan d'action sur le retour des biens culturels, qui a été soumis aux instances du patrimoine culturel et aux ministres de la culture des Etats membres, pour avis et approbation.

C'est à Cotonou (capitale du Bénin), en avril 2019, qu'une réunion, ayant regroupé les responsables du patrimoine culturel et les personnes ressources et spécialistes en gestion de musées, des pays de la CEDEAO, ainsi que F. Sarr et B. Savoy, des représentants de l'UNESCO et du Conseil international des musées (ICOM), pour, notamment, identifier les conditions pratiques du retour de biens culturels. Il s'agissait, en clair, de faire l'inventaire, par pays, de biens culturels africains abrités par le musée du quai Branly-Jacques Chirac, des objets conservés au sein de l'unité patrimoine «Afrique» (70.000 pièces), de faire le diagnostic sur leur état de conservation et de proposer des actions conjointes, dans le cadre d'une démarche bilatérale.

C'est à la suite de ce laborieux travail que des restitutions d'objets de valeur symbolique, ont été opérées au bénéfice de certains pays, dont le Bénin, le Sénégal, le Nigéria, le Mali et l'Ethiopie. Ces restitutions ne nous paraissent pas procéder d'actions impliquant réparations mais relèvent d'opérations ad hoc, diplomatiques, répondant à un geste magnanime et de bienveillante, du président français. Ces actions ne dérogent pas au principe sacro-saint de l'inaliénabilité des collections publiques française ; elles s'appuient sur la procédure traditionnelle du déclassement, dans le cadre de lois spécifiques, adoptées par l'Assemblée nationale, comme cela fut le cas des têtes Maoris de Nouvelle-Zélande et de la Venus Hottentots (Saartjie Baartman) d'Afrique du Sud.

Les 7 et 18 février 2022 s'est tenu, à Bruxelles, le sixième sommet Union européenne Union africaine : «une vision commune pour 2030», qui a réuni les chefs d'État ou de gouvernement des États membres de l'Union africaine (UA) et de l'Union européenne (UE). Une série de résolutions, couvrant différents domaines, avait été adoptée, dont la résolution n°67, qui a retenu, tout particulièrement, notre attention et que nous reproduisons intégralement ci-dessous : «67. souligne l'importance de valoriser le patrimoine, l'identité culturelle, l'histoire et l'art africains; encourage la restitution des biens culturels aux pays africains et la mise en place de modalités de restitution permanente du patrimoine africain à l'Afrique; demande à l'Union européenne et à l'Afrique d'instaurer une «culture de mémoire» qui permette aux deux continents de recenser les legs des régimes coloniaux dans les relations actuelles et de négocier des mesures appropriées pour y remédier;». Il reste à replacer le sujet dans l'orbite convenue, celle du continent africain, dans le respect des instruments normatifs internationaux et la cohérence des actions entreprises jusque-là, depuis 1960, date fondatrice d'un nouveau monde, celui de la décolonisation et des indépendances.

Renvois :

(24) Musées universels, 2011 In Recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels, Paris, UNESCO, pp. 126-160

(25) Patrimoine d'origine et patrimoine d'adoption, 2011, par Marie Cornu, In Recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels, Editions Unesco, 2011, pp 350-366.:

(26) Andrew Bellisari. 2017 - The Art of Decolonization: The Battle for Algeria's French Art, 1962?70, In Journal of Contemporary History ? pp. 625-645.

(27) Alain Godonou, 2011 - sur la mémoire et l'universalité », In Recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels, Paris, UNESCO, p. 63.