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Les sanctions économiques, une arme de destruction massive

par Raghuram Rajan*

CHICAGO - Chaque jour nous voyons les images de civils ukrainiens tués ou chassés de chez eux. Une guerre, de quelque manière qu'elle se mène, constitue une horreur. Néanmoins il fallait s'opposer à l'agression injustifiée de la Russie contre l'Ukraine. En plus des livraisons d'armes à l'Ukraine, nombreux sont les pays à utiliser l'arme économique contre la Russie. Nain économique relativement à sa puissance militaire, celle-ci peut continuer son offensive en élargissant l'étendue des moyens militaires qu'elle met en œuvre et les territoires qu'elle cible.

En comparaison des bombardements aveugles, l'arme économique ne tue pas aussi rapidement, ne crée pas de destructions aussi visibles et n'inspire pas autant la peur. Pourtant son déploiement sans précédent contre la Russie aura indubitablement des conséquences douloureuses.

Les sanctions appliquées à la banque centrale russe ont déjà contribué à l'effondrement du rouble et la récente limitation des échanges financiers transfrontaliers ont eu un effet immédiat et porté un coup au fonctionnement des banques russes. Les sanctions commerciales (la limitation des achats de produits venant de Russie et l'interdiction de lui livrer des biens cruciaux comme les pièces de rechange nécessaires à l'aéronautique) et l'exode des multinationales hors de Russie ont un effet immédiat moindre, mais elles impacteront la croissance économique du pays et augmenteront le chômage. Si ces sanctions sont maintenues, elles porteront atteinte au niveau de vie et la santé de la population russe et pousseront à la hausse son taux de mortalité.

Le fait d'en être arrivé à ce point traduit un effondrement politique généralisé. Trop de pays puissants ont aujourd'hui à leur tête des dirigeants autoritaires qui répriment les critiques sur le plan intérieur et s'appuient sur le nationalisme pour refuser des compromis au niveau international. Si l'agression à laquelle se livre Vladimir Poutine restait impunie, on peut s'attendre à une multiplication de ce type de comportement ailleurs dans le monde.

L'effondrement de l'ordre international est tout aussi problématique. Le Conseil de sécurité de l'ONU ne peut sanctionner ses membres permanents (la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les USA), car ils disposent du droit de veto. L'impuissance de l'ONU conduit à l'impunité des dirigeants des grandes puissances qui bafouent les règles internationales. Et même si l'ONU pouvait donner son feu vert à une action armée, la volonté d'engager des moyens militaires contre une Etat déterminé détenteur de l'arme nucléaire ferait probablement défaut.

Rendu possible par l'intégration mondiale, le recours à l'arme économique permet de court-circuiter un système de gouvernance mondiale inopérant. Il représente un moyen efficace (autrement dit, douloureux) mais civilisé de répondre à l'agression et à la barbarie.

Mais il ne faut pas sous-estimer les risques que cette arme peut engendrer. Utilisées à plein, les sanctions sont aussi des armes de destruction massive. Elles ne font peut-être pas s'écrouler des immeubles ou s'effondrer des ponts, mais détruisent des entreprises, des institutions financières, des moyens de subsistance - voire même des vies. Comme les autres armes de destruction massives, elles infligent des souffrances sans distinction, frappant aussi bien les coupables que les innocents. Utilisées sans limite, elles pourraient inverser le processus de mondialisation grâce auquel le monde moderne a prospéré.

L'arme économique soulève plusieurs questions. L'absence apparente d'effusion de sang lors de sa mise en œuvre et l'absence de normes pour régir son emploi pourraient entraîner une utilisation excessive. Il ne s'agit pas d'une simple spéculation. Les USA maintiennent toujours des sanctions économiques sévères contre Cuba, alors qu'il existe des régimes bien pires dans le monde ; quant à la Chine, elle a récemment pris des sanctions à l'encontre des exportations australiennes, en représailles semble-t-il à la demande australienne d'une enquête approfondie sur l'origine du COVID-19.

La pression croissante de l'opinion publique sur certaines entreprises pour qu'elles cessent leur activité dans certains pays est tout aussi inquiétante. Elle peut conduire à un élargissement des sanctions au-delà de ce que les décideurs politiques avaient prévu. On peut imaginer qu'un pays devienne la cible de sanctions économique en raison de la position de son gouvernement sur l'avortement ou le réchauffement climatique.

La peur généralisée de sanctions indiscriminées pourrait conduire à une attitude défensive. Au vu des mesures prises à l'encontre de la banque centrale russe, la Chine, l'Inde et nombre d'autres pays peuvent craindre que quelques Etats décident de geler leurs actifs en devises (sous forme de dette des pays avancés). Comme peu d'autres actifs possèdent la liquidité des réserves en dollars ou en euros, ces pays pourraient limiter les activités qui nécessitent la détention de réserves (par exemple les emprunts transfrontaliers des entreprises).

Un nombre croissant de pays pourrait chercher une alternative collective au réseau de messagerie financière SWIFT, entraînant une fragmentation du système de paiement mondial. Et les entreprises privées pourraient devenir encore plus réticentes à servir de médiateur pour les investissements ou le commerce entre pays qui ne partagent pas les mêmes valeurs politiques ou sociales.

Sanctions et contre-sanctions, on pourrait voir se développer de plus en plus de jeux stratégiques à somme nulle. Ainsi un pays pourrait inviter des banques étrangères sur son marché avec l'arrière-pensée de prendre un jour en otage leurs actifs et leurs capitaux. A l'inverse, un Etat pourrait interdire à ses banques d'opérer dans certains pays afin de réduire leur vulnérabilité à de telles menaces. Tout cela conduirait à une diminution des échanges économiques et commerciaux internationaux.

L'utilisation à grande échelle de l'arme économique a permis de contourner un système de gouvernance mondiale paralysé en réponse à la guerre d'agression menée par la Russie. Elle met aussi en évidence la nécessité de mettre en place de nouveaux garde-fous. Sinon, nous risquons d'aller vers un monde balkanisé sur le plan économique - et moins prospère.

Notamment parce que l'arme économique est trop puissante pour l'abandonner entre les mains d'un seul pays, quel qu'il soit, son utilisation devrait faire l'objet d'un minimum de consensus. Ce mécanisme existe déjà, dans la mesure où l'efficacité des sanctions économiques croit avec le nombre de pays qui les appliquent. Pourtant, la menace de sanctions secondaires prises à leur encontre pourrait contraindre des pays qui ne le souhaitent pas, à y participer. Le consensus requis devrait donc être volontaire - et il devrait être d'autant plus large que les dégâts causés par l'arme économique sont potentiellement massifs.

De même, le déploiement de l'arme économique devrait être graduel. S'en prendre aux biens des élites du pays agresseur devrait être la première des priorités et nécessiter le consensus minimum. Les pays riches devraient agir en ce sens en ne fermant plus les yeux sur l'évasion fiscale, la corruption et les biens volés situés sous leur juridiction. D'un autre coté, les mesures destinées à affaiblir la monnaie de l'agresseur ou à affaiblir son système financier risquent de transformer les classes moyennes libérales et les réformateurs en nationalistes agressifs. De ce fait, elles devraient exiger beaucoup de réflexion et se baser sur le consensus le plus large possible.

Les pays avancés seront sans doute réticents à encadrer le pouvoir nouveau qu'elles se découvrent. Mais ils doivent reconnaître qu'une économie mondiale balkanisée serait désavantageuse pour tous. Entamer des discussions sur le contrôle de l'arme économique pourrait être un premier pas vers un meilleur ordre mondial. La coexistence pacifique est toujours préférable à la guerre, de quelque manière qu'elle soit menée.



Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

*A été gouverneur de la Banque centrale indienne. Il est actuellement professeur de finance à la Booth School of Business de l'université de Chicago - Son dernier livre s'intitule The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind (Penguin, 2020).