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Mouloud Mammeri : le C.R.A.P.E. ou la production d'un savoir préhistorique national

par Dr Mourad Betrouni

C'est sous la conduite de feu Mouloud Mammeri qu'était courageusement posée la question très anthropologique du discours sur soi par soi, du regard sur nous-mêmes, à travers des hommes aussi lointains que ceux de la préhistoire.

A l'occasion de la commémoration de la mort de feu Mouloud Mammeri, nous avons voulu apporter quelques éclairages sur un segment de l'itinéraire de ce personnage, qui n'a pas été suffisamment ou pas du tout évoqué jusque-là: son passage à la tête du Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (C.R.A.P.E.) entre 1969 et 1979 et tout particulièrement son action fondatrice d'un processus de production d'un savoir préhistorique national. Dans cette contribution, nous avons tenté de faire une déclinaison chronologique, des principales étapes d'un long processus d'élaboration et de production d'un savoir préhistorique en Algérie, en situant le rôle joué par feu Mouloud Mammeri, en sa qualité de Directeur du C.R.A.P.E. entre 1969 et 1979.

DU PROCESSUS D'ELABORATION D'UN SAVOIR PREHISTORIQUE COLONIAL

C'est après un long processus de tâtonnement en terre d'Europe et d'Asie que des chercheurs, professionnels (très peu nombreux) et amateurs (militaires, instituteurs, médecins, gendarmes, hommes d'église...), sont venus remuer le sol algérien pour étendre leur connaissance et approcher de plus près les hommes et les cultures d'un nouveau territoire de colonisation. Ce vaste processus de recherches et d'investigations est passé par quatre étapes fondamentales : l'exploration, l'institution des circonscriptions archéologiques, la création du musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo et de son laboratoire et enfin la création d'un centre algérien de préhistoire, d'anthropologie et d'ethnographie (C.A.R.A.P.E.).

Dans cet effort de fabrication d'une préhistoire algérienne, l'enseignement essentiel à tirer réside dans la cohérence du déroulement du processus de production d'un savoir préhistorique, dont l'aboutissement est la création d'un centre de recherches, le Centre Algérien de Recherche Anthropologique, Préhistorique et Ethnographique (C.A.R.A.P.E.) qui, loin de suggérer un simple cadre juridique et organique d'exercice de la recherche scientifique en préhistoire, anthropologie et ethnographie, exprimait une idée, une manière de penser, de coordonner et de centraliser toutes les actions menées dans ces trois domaines, pour consacrer, développer et surtout contrôler un savoir. En associant l'anthropologie et l'ethnographie à la préhistoire, le C.A.R.A.P.E. a su tracer une ligne directrice et investir un domaine, celui des sciences humaines dont il sera le maître à penser. Le souci de capitalisation de tous les efforts réalisés dans ce domaine, traduisait, en fait, la volonté d'établissement d'un modèle théorique de peuplement et de culture ajusté au format conceptuel, méthodologique et terminologique de la préhistoire française (1).

Etablie sur une durée de 132 ans (1830-1962), la France coloniale avait dessiné une cartographie archéologique de l'Algérie, pour les besoins de fabrication d'une mémoire coloniale, partant d'une politique soutenue de prospection, d'inventaire, de classement, de conservation, de restauration, de propagande et de publicité. Une politique portée et soutenue par deux mondes du savoir et de la connaissance : l'archéologie classique et la préhistorique. Alors que la première est rentrée de plain-pied dans l'arène politique et idéologique, servant de piédestal confortable à l'établissement colonial, la seconde peinait à construire un socle épistémologique et un support méthodologique, qui lui auraient permis de participer, très tôt, à la production d'un discours «préhistorique» mis au service de la colonisation.

Par souci de cohérence du processus de translation de la recherche proprement dite (fouille, collecte, étude, analyse, publication, communication) à la conservation (inventaire, restauration, sélection, mise en réserve, mise en vitrine), les préhistoriens français successifs ont imprimé, tour à tour, de leur empreinte, les identités conceptuelles et organisationnelles des lieux de recherche, de conservation et de présentation des objets préhistoriques : les laboratoires et leurs musées.

Ces identités transparaissent aisément dans le profil et la personnalité, forte ou effacée, des chefs de file, selon les pouvoirs scientifiques et administratifs qui leur étaient conférés par les pouvoirs politiques successifs : Maurice Reygasse (1911-1948), Raymond Vaufrey (1930-1950), Lionel Balout (1948-1962) et Gabriel Camps (1962-1968) seront les quatre piliers constitutifs de la préhistoire coloniale de l'Algérie et du Maghreb.

Les traits de structure et d'architecture de cette préhistoire, tout en demeurant dans les modules de la préhistoire française, s'en distingueront par l'adjonction d'une forte nuance de ton et une propension à la mauvaise imitation (2). L'image qui ressort de cette construction est celle de la pâle copie et de la médiocre duplication, qui évacue, d'emblée, toute originalité et toute identité historique. Une image qui occulte la continuité, en reproduisant un schéma d'alternance de phases culturelles positives, d'essence exogène et de phases régressives endogènes.

Maurice Reygasse :

La préhistoire dans ses premiers balbutiements (1911-1948)

Maurice Reygasse est le premier directeur et conservateur du musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo et en même temps son fondateur, par le don qu'il avait fait du produit de ses recherches. C'est d'abord en tant qu'administrateur, établi dans l'Est algérien qu'il s'exerça à la recherche préhistorique, notamment sur les «escargotières capsiennes», ensuite dans la région du Sud-Est et enfin dans l'extrême Sud où il a été rendu célèbre par la découverte de la sépulture et du squelette de Tin Hinan , «la reine des Touareg», dans la localité d'Abalessa, à 80 km de Tamanrasset. Le squelette de «Tin Hinan» sera transporté avec le mobilier qui l'accompagnait au musée du Bardo.

Le produit de ses recherches, rassemblé pendant plus d'un quart de siècles, a constitué l'essentiel des collections préhistoriques du musée du Bardo, qui seront organisées, classées et rangées selon un ordre chronologique et un itinéraire de parcours, adaptés au cadre de classification en vigueur en France métropolitaine. Un cadre théorique qui déterminera le mode d'ordonnancement des collections préhistoriques à travers la méthode comparative et la transposition terminologique. D'une portée régionale (Europe occidentale), ce cadre va se convertir, au rythme des conquêtes coloniales et des explorations scientifiques, en un modèle quasi universel réalisant, à travers la méthode comparative, l'intégration d'une dimension particulière de l'histoire de l'humanité, la préhistoire, dans le champ intellectuel occidental, considéré non pas comme terrain d'exercice de la pensée scientifique mais comme substrat épistémologique irréductible. A la classification comme moyen d'appréhension de la réalité préhistorique, va se substituer une classification comme instrument démonstratif de la réalité, celui qui, nécessairement, rejette tous faits contraires à la démonstration. Dans ce contexte premier, d'une préhistoire algérienne, non encore hissée au rang de discipline scientifique autonome, M. Reygasse et ses proches collaborateurs brillaient par leurs activités de fouille, de ramassage, de collecte, d'inventaire et de classement aux dépens de l'analyse théorique, qui se devait d'intégrer la réalité préhistorique algérienne dans un cadre conceptuel approprié.

A la faveur de ce premier corpus de travaux, de matériaux et de documents archéologiques, des scenarios de mise en musée ont été élaborés, usant des cadrages et outils conceptuels et terminologiques de la préhistoire métropolitaine, en direction d'une population coloniale, nouvellement établie en Algérie, arrimée à un héritage philosophique antique gréco-romain et spirituel judéo-chrétien, revivifié sous la IIème et IIIème République pour justifier la conquête de l'Algérie. La population «indigène», «illettrée», «musulmane» et de structure «tribale», était, par contre, soumise aux lois exceptionnelles du code de l'indigénat, qui l'excluait du statut citoyen. Elle n'était pas sollicitée par un message et une image «préhistoriques» qui exprimaient, paradoxalement, sa propre négation. La mise en musée ne procédait pas d'un souci de patrimonialisation de l'objet archéologique mais répondait au seul besoin de reproduction du processus intellectuel qui le gouverne, à travers un discours textuel dépouillé de toute dimension émotive ou affective.

Raymond Vaufrey : Les premiers ancrages conceptuels et chronologiques (1930-1950)

Raymond Vaufrey est le deuxième personnage emblématique qui a marqué de son empreinte la préhistoire maghrébine. Contemporain de Pierre Teilhard de Chardin et de Jean Piveteau, au laboratoire de Paléontologie du Muséum national d'histoire naturelle, sous la direction du professeur Marcellin Boule, il est dépêché en Tunisie, en Algérie et plus tard au Maroc pour mettre en cohérence tout le corpus de réalisation en préhistoire, disparate et hétéroclite, qui manquait d'un ancrage conceptuel et chronologique. Il reprendra l'étude et la fouille de nombreux gisements préhistoriques, d'est en ouest, depuis les Hautes plaines constantinoises et tunisiennes jusqu'au Sud-Oranais, entouré d'un large réseau de préhistoriens, en grande partie amateurs.

Armé d'une thèse de doctorat sur «Les éléphants nains des îles méditerranéennes et la question des isthmes pléistocènes», R. Vaufrey défendra l'idée de l'absence d'isthmes entre l'Afrique et la Sicile. C'est fort d'un argumentaire géologique et paléontologique qu'il abordera le terrain nord-africain, où il instituera une approche géologique de la préhistoire, considérant que «c'est à la Géologie seule qu'il appartient de fixer les bases de la chronologie paléolithique». Ses disciples et ses successeurs s'inscriront dans cette approche, qui a permis de mettre en place le cadre chronologique des industries préhistoriques nord-africaines. Par trop d'analogie entre le monde de la paléontologie animale et humaine, R. Vaufrey avait introduit le concept de l'Afrique «continent retardataire» qui légitimera la mise en équivalence chronologique entre le paléolithique supérieur d'Europe et une culture préhistorique spécifiquement nord-africaine, «l'Atérien» et fera de «l'Ibéro-maurusien» un faciès latéral du «Capsien supérieur». Il créera, dans ce cadre, le «Néolithique de tradition capsienne» en le mettant en relation avec les gravures rupestres de l'Atlas saharien. (3).

R. Vaufrey élabore une vaste synthèse sur la préhistoire de l'Afrique dont le premier tome, publié en 1935, sous l'égide de l'Institut des hautes études de Tunis, est consacré au Maghreb. Cette synthèse constituera le cadre de référence, fondateur de la préhistorique nord-africaine. En l'espace de 20 ans, R. Vaufrey a su arrimer la préhistoire nord-africaine à un dispositif conceptuel «l'Afrique continent retardataire», qui justifierait le décalage chronologique entre les deux continents : l'Afrique et l'Europe. C'est dans l'antique «Théorie des climats», si chère à Montesquieu et aux philosophes des Lumières, que les scientifiques de la colonisation vont puiser leurs argumentaires pour justifier et encourager le fait colonial. La préhistoire maghrébine naissante ne pouvait échapper à cet ancrage idéologique, porté avec force par de fervents «libéraux et progressistes» dont J. Ferry et A. de Tocqueville, adeptes du «droit des peuples supérieurs à coloniser et à dominer des peuples inférieurs». C'est cette image normalisée de la préhistoire maghrébine, servie dans les revues de la métropole, notamment le Bulletin de la société préhistorique française et l'Anthropologie, et encadrée par tout un arsenal publicitaire, qui va gouverner la mise en scène muséale dans les lieux de présentation, notamment le musée du Bardo qui se devait de procéder à une nouvelle identification conceptuelle et organisationnelle, adaptée au nouveau cadre chronologique des industries préhistoriques nord africaines.

Lionel Balout :

La reconnaissance institutionnelle (1949-1962)

Dès l'année 1949, la préhistoire algérienne accède à la reconnaissance institutionnelle, avec l'extension à l'Algérie des lois Carcopino et la création des circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques. Dans cet élan institutionnel de stabilisation de la préhistoire maghrébine est créé, sous l'influence du Dr Vallois, Directeur du musée de l'Homme et de l'Institut de Paléontologie humaine de Paris, un Laboratoire d'anthropologie et d'archéologie préhistorique, rattaché au musée du Bardo. Les espaces de ce musée seront réaménagés, rénovés, agrandis et dotés d'infrastructures modernes (salles d'exposition et de travail, magasin et laboratoire). En 1955, le choix d'une «Algérie française» étant arrêté, le Président Pierre Mendès nomme Jacques Soustelle, Gouverneur général de l'Algérie, un ethnologue de formation, ayant étudié les Indiens Lacandons et la survivance de la civilisation Maya. Cette désignation, significative, s'inscrivait dans le cadre de la nouvelle tentative politique d'intégration des «Algériens musulmans» à la citoyenneté française. C'est sous son impulsion que sera créé un Centre Algérien de Recherches Anthropologiques, Préhistoriques et Ethnographiques, dénommé C.A.R.A.P.E., dont le musée du Bardo et son Laboratoire constituaient les premiers éléments.

La création du C.A.R.A.P.E. (1955)

Le C.A.R.A.P.E. était destiné à promouvoir, coordonner et contrôler l'ensemble des recherches concernant l'Anthropologie, la Préhistoire et l'Ethnographie. «Il sera une sorte de Musée de l'Homme, à l'instar de celui de Paris ; l'actuel Musée d'ethnographie et de préhistoire constituera la partie accessible au public du nouvel organisme dont les trois sections seront essentiellement équipées en vue de la recherche scientifique». La revue Libyca, qui comportait deux séries, l'une destinée à l'Archéologie et l'Epigraphie et l'autre réservée à l'Anthropologie et l'Archéologie préhistorique, a été modifiée ; elle allait comporter désormais une série Archéologie-Epigraphie, prise en charge dans le Bulletin du Service des Antiquités et une série Anthropologie-Préhistoire-Ethnographie dans le Bulletin du C.A.R.A.P.E.

C'est Lionel Balout (1950-1962), un autre illustre préhistorien, qui imprimera de son cachet les travaux de préhistoire maghrébine. Il est Professeur au lycée d'Alger depuis 1933 jusqu'à 1947, puis Maître de conférences en 1948 et Professeur titulaire en 1958, à la Faculté des lettres d'Alger. Dans le sillage de R. Vaufrey, il dispensera des cours de géographie et de géologie du quaternaire appliqués à la région du Maghreb-Sahara. En 1947 il remplacera M. Reygasse à la tête de la Chaire de préhistoire et fondera une école de formation, annexée au musée du Bardo : «l'école d'Alger». Il sera, jusqu'en 1962, le dernier doyen de la Faculté française des lettres et sciences humaines d'Alger. En 1962, il quitte l'Algérie pour être nommé, en France, Professeur dans la nouvelle Chaire de préhistoire du Muséum national d'Histoire naturelle.

Au C.A.R.A.P.E. et au musée du Bardo, L. Balout introduira et généralisera l'utilisation des méthodes quantitatives et statistiques à la préhistoire (technologie et typologie des objets lithiques, céramiques et osseux). Des listes typologiques et des caractérisations technologiques, pour la reconstitution des procès de travail, ont abouti à l'établissement de classifications et de chronologies préhistoriques. Cette orientation de la recherche préhistorique, qui ne faisait pas violence aux fondements théoriques de la préhistoire maghrébine, telle qu'envisagée par R. Vaufrey, s'accommodait naturellement des cadres préétablis, en y apportant les preuves statistiques qui manquaient.

Avec L. Balout, c'est l'introduction de la notion de «race» dans le champ de la préhistoire maghrébine qui force l'attention. Usant, d'une manière dogmatique, de la théorie révolue, de Perrony «unité anthropologique = unité culturelle», il distinguera, pour le Maghreb, deux «races» successives : «l'Homme de Mechta el Arbi» ou «Mechta Afalou», porteur de la culture ibéro-maurusienne et le «Protoméditerranéen» auteur de la culture capsienne. Un schéma anthropo-culturel qui légitimera tout un scenario-préhistorique de va-et-vient de populations préhistoriques qui, par vagues successives, vont supplanter les populations autochtones, «réduites», «refoulées», «assimilées» et même «exterminées» (5).

C'est au plus fort de la guerre d'Algérie qu'une nouvelle identité conceptuelle et organisationnelle, mise en place par L. Balout, est servie au centre de recherche et au musée du Bardo, scellant définitivement un discours sur la préhistoire maghrébine, dans un style et une méthode qui reflètent l'esprit et les objectifs de la colonisation. Dans le musée, le décor, le mode d'exposition, la qualité de l'objet, l'éclairage, les découpages chronologiques, thématiques ou régionaux, l'itinéraire des visites, seront autant de composants d'un cadre total, cohérent et significatif, d'une vision et d'une «œuvre» coloniale.

Gabriel Camps :

Du questionnement identitaire (1962-1968)

Au lendemain de l'indépendance, l'Etat algérien avait hérité d'un centre de recherche de renommée mondiale, par sa production et la qualité de ses chercheurs, le C.A.R.A.P.E. et d'un musée qui lui était rattaché, le musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo. Il était, en fait, plus embarrassé qu'intéressé par une recherche préhistorique dont il ne voyait l'intérêt immédiat, dans les premières années de recouvrement de la souveraineté nationale, plutôt marquées par le souci de réappropriation du territoire et des richesses nationales. Si, toutefois, le C.A.R.A.P.E. n'a pas été dissous alors que plusieurs raisons de l'époque y concourraient, cela signifiait qu'une volonté politique de son maintien était déjà affichée et qu'il ne restait qu'à la traduire sur le terrain.

En effet, après une brève interruption à la fin de la guerre de libération nationale, le C.A.R.A.P.E. a pu reprendre ses activités dans un cadre nouveau, celui de l'Organisme de Coopération Scientifique (O.C.S). C'est dans ce contexte de transition que Gabriel Camps, un Français natif de Misserghin, près d'Oran, passionné de l'histoire antique de l'Afrique du Nord, ayant fait toutes ses études en Algérie (Baccalauréats en latin et grec, en 1944, licence en histoire-géographie, en 1947) et fréquenté le laboratoire d'archéologie préhistorique du musée du Bardo, est affecté à la direction du C.A.R.A.P.E. et du musée du Bardo, en remplacement de L. Balout. Il dirigera les activités et travaux de laboratoires, du musée, les missions de terrain et de prospection jusqu'en 1968.

En 1964, le C.A.R.A.P.E., devenu C.R.A.P.E, passait sous la gestion du Conseil Provisoire de la Recherche Scientifique (C.P.R.S.). L'activité de recherche se redéploie à nouveau avec la mise en place d'une nouvelle organisation administrative et financière et le recrutement de deux chercheurs algériens issus de l'Université d'Alger, respectivement dans le Laboratoire de préhistoire et d'ethnographie, d'un documentaliste et d'un dessinateur.

Fort de ses deux thèses successives, la principale «Aux origines de la Berberie, Monuments et rites funéraires préhistoriques» (1961, 628 p) et la secondaire «Massinissa où les débuts de l'Histoire» (1961, 320 p.), G. Camps, à la différence de ses prédécesseurs, s'est engagé sur un terrain épistémologique risqué où il réalisa une jonction préhistoire-histoire qui mènera inéluctablement au questionnement identitaire d'une nation en construction : l'Algérie et ses origines berbères. Il ajoutera un nouveau chapeau à l'archéologie préhistorique : la Protohistoire.

Sans déranger, outre mesure, l'ordre établi d'une préhistoire maghrébine, ancrée à un socle épistémologique invariable, solidement fixé par R. Vaufrey et consolidé par L. Balout, G. Camps va ouvrir le chapitre de la protohistoire, en dirigeant le regard, plutôt vers le passé historique que géologique. Le discours et l'image qui en ressortent (publications, communications, présentations) seront la traduction d'un nouveau regard, où la protohistoire s'imposera dans ses diverses expressions (art, monuments funéraires...)

Le Carbone 14 et les faits contraires à la démonstration

Un fait nouveau intervient dès l'année 1967, à une année avant le départ de G. Camps, celui de la généralisation des datations au Carbone 14 aux périodes les plus récentes de la préhistoire maghrébine, l'Epipaléolithique et le Néolithique. Il allait remettre en cause le cadre théorique de la préhistoire maghrébine, qui ne pouvait plus contenir les nouvelles données de la chronologie absolue. Des dates jugées tantôt trop hautes, tantôt trop basses, sont d'abord mises en doute puis rejetées. Les nouveaux résultats de la chronologie, ne pouvant s'adapter au cadre chrono-culturel préétabli, imposaient d'eux-mêmes une reconsidération profonde des conceptions jusque-là en cours. La nouvelle réalité, mise en valeur par les chiffres, qui devait se traduire obligatoirement par un éclatement du cadre chrono-culturel en place, a été intégrée dans une perspective de réajustement allant dans le sens de la multiplication des subdivisions et la création de catégories artificielles.

Ces faits de la chronologie absolue, «contraires à la démonstration» sont les éléments les plus sûrs de la contradiction : ils rompent l'unité d'un cadre et indiquent, par les chiffres, les limites de ses subdivisions. Le terrain maghrébin, à l'apparente uniformité, a fini par opposer une résistance de type chronologique au modèle européen, ce qui en soi devait impliquer une reconsidération épistémologique, au risque de forcer davantage la réalité par un émiettement systématique des entités culturelles et anthropologiques. C'est dans ce contexte particulier, et afin de corriger, sans trop de «casse» le cadre de classification préétabli, que G. Camps conçoit un nouvel ancrage au peuplement et à la culture berbères : le Proche-Orient, en se basant sur des ressemblances anthropologiques et culturelles. C'est dans cet ancrage «protohistorique», conforté, d'ailleurs, par tout un corpus d'écrits et de récits anciens, que les historiens contemporains puiseront, hélas, pour concevoir l'histoire du peuplement et des cultures maghrébines.

En 1969, arrivé au terme du programme des accords d'Evian (4) G. Camps quitte le C.R.A.P.E. et le musée du Bardo pour rejoindre la Faculté des Lettres et Sciences Humaines d'Aix-en-Provence, accompagné de l'essentiel de son équipe. Il aura scellé et clôturé le chapitre de l'école d'Alger et de son «œuvre» de fabrication d'une préhistoire maghrébine.

DU PROCESSUS DE PRODUCTION D'UN SAVOIR PREHISTORIQUE NATIONAL

Une direction algérienne du C.R.A.P.E. (Mouloud Mammeri (1969-1979)

L'année 1969 est marquée par la nomination d'un directeur algérien à la tête du C.R.A.P.E., en la personne de Mouloud Mammeri, écrivain, anthropologue et linguiste spécialisé dans la culture berbère. Le choix porté sur ce dernier annonçait de fait l'engagement et la volonté de l'Algérie indépendante d'investir dans les tâches urgentes de recouvrement et de restauration de la mémoire et de l'identité nationales. Cette année-là, trois préhistoriens et un ethnologue étrangers quittent le C.R.A.P.E. C'est le début de la politique d'algérianisation du centre. En préhistoire, une jeune Algérienne avait entrepris un diplôme d'études supérieures sur le classement des séries préhistoriques de la Mouillah; en ethnologie, trois autres Algériens s'étaient intéressés aux rites et célébrations des fêtes traditionnelles, aux pratiques alimentaires et à la poésie orale. En 1970, le recrutement de quatre préhistoriens algériens allait permettre l'élaboration d'un premier programme de recherche couvrant l'ensemble des périodes préhistoriques.

Reconsidération de l'anthropologie et de ses méthodes et présupposés idéologiques

Dès 1972, un débat national sur les sciences humaines est initié. Il s'est consacré, essentiellement, aux interférences scientifiques et idéologiques. L'intérêt porté sur les questions d'ordre épistémologique en anthropologie et le rejet tout simplement de l'ethnologie, allaient déplacer le débat sur un terrain essentiellement idéologique, à travers un colloque tenu en 1974, portant sur la «réorganisation de la recherche et son orientation préférentielle vers les problèmes que connaît l'Algérie».

Au C.R.A.P.E. et à travers plusieurs séminaires était engagée une réflexion sur la définition du rôle et du statut des sciences humaines en Algérie. Elle se traduira par une reconsidération de l'anthropologie et de ses méthodes et présupposés idéologiques. Le laboratoire d'anthropologie rassemblera de nombreux chercheurs autour de différents thèmes (anthropologie de l'éducation, ethnomusicologie, anthropologie historique, médecine moderne et traditionnelle, linguistique, littérature orale). Cet accroissement de l'effectif permettra de toucher à différents aspects de la culture algérienne traditionnelle et aux problèmes de son intégration à la vie moderne. Le laboratoire de préhistoire, souffrant d'un manque d'effectif (l'Université algérienne ne formant plus de préhistoriens) demeurera entretenu par des chercheurs étrangers.

La séparation du C.R.A.P.E. et du Musée du Bardo

L'année 1972 est marquée aussi par la séparation organique du C.R.A.P.E. et du musée du Bardo dont les activités étaient jusque-là conjointes. Une rupture est établie entre le centre, comme espace crypté de la recherche préhistorique (épistémologie, concepts, terminologie, méthodologie), et le musée, un espace sensible où se construit et se développe la mémoire sensorielle et affective. Cette coupure, réalisée dans un champ d'interaction irréductible (centre-musée), mettait un terme au système de mise en correspondance et en communication de la société algérienne avec le matériau archéologique, à la fois comme objet de cognition, procédant d'un processus intellectuel de production d'un savoir scientifique et comme référent symbolique et sensoriel, relevant de la culture et du patrimoine culturel.

Intégration du C.R.A.P.E. à l'O.N.R.S.

En 1973 est créé un Office national de recherche scientifique (O.N.R.S.) en tant qu'instrument d'exécution de la politique de promotion et d'orientation de la recherche scientifique ainsi qu'un Conseil national de la recherche (C.N.R.) comme organe de conception de la politique scientifique et technique. En 1974, le C.RA.P.E. est intégré à l'O.N.RS. avec comme objectifs «la constitution et l'étude des archives culturelles du peuple algérien depuis la préhistoire jusqu'à l'époque actuelle ; l'étude d'un certain nombre de phénomènes sociaux actuels en lesquels se manifestent le plus clairement les changements qui affectent la société algérienne». En accord avec ces nouvelles missions, les chercheurs du C.R.A.P.E. se regroupent sitôt en équipes de recherches autour de divers thèmes sur «les mécanismes de transformations de la société algérienne et des problèmes qui se posent en son sein». Six équipes de recherches sont constituées : sociologie de transition, pastoralisme, villages socialistes et aménagement de l'espace, littérature orale, musicologie, paléoécologie du quaternaire récent. Le département d'anthropologie, dite socioculturelle, allait connaître un net redéploiement grâce à l'étendue du champ d'investigation et à l'accroissement de l'effectif permis par les passerelles établies entre l'O.N.R.S. et l'Université (contrats et primes de recherche). La préhistoire, privée de ces mêmes passerelles, faute de chercheurs et d'enseignement de préhistoire à l'Université, avait été organisée dans un département appelé «paléoécologie du quaternaire récent».

Le C.R.A.P.E. et l'idée constitution d'une équipe algérienne de préhistoire

Les mécanismes créés par l'O.N.R.S., adaptés aux centres de recherches nouvellement crées, n'avaient pas eu l'impact nécessaire sur les centres intégrés tel le C.R.A.P.E. dont la spécificité historique nécessitait des mesures tout à fait particulières, notamment en ce qui concerne la préhistoire. Devant un constat de carence institutionnelle (absence d'enseignement de préhistoire à l'Université) et la nécessité de prise en charge urgente de la recherche préhistorique ? privée de son musée - le Directeur du C.R.A.P.E., Mouloud Mammeri, devait répondre soit par le recours à une coopération étrangère, ce qui allait à l'encontre de la politique d'algérianisation, soit par la mise en place, d'une manière urgente, d'un processus de formation de chercheurs algériens, selon des formules appropriées. C'est cette seconde solution qui avait été retenue, après évaluation et étude des possibilités de recrutement et de formation post-graduée. Les premières tentatives d'algérianisation, non inscrites dans une politique globale de formation et basées sur des recrutements individuels, n'avaient pu aboutir. L'idée de constitution d'une équipe algérienne de préhistoire s'imposait d'elle-même ; elle ne relevait pas du seul souci de combler un vide laissé par les chercheurs étrangers mais consistait, prioritairement, en la mise en place d'un cadre nouveau de la préhistoire algérienne, qui n'était réalisable que dans le cadre d'une dynamique d'équipe de recherche.

La préhistoire algérienne : pour un renouveau conceptuel et méthodologique

C'est dans le champ des sciences de la terre et non celui des sciences humaines et sociales que Mouloud Mammeri a puisé pour constituer le premier noyau de l' équipe algérienne de préhistoire, aidé en cela par deux personnes dont il faut louer le concourt et la contribution, feu Pierre Estorges, professeur en géomorphologie à l'Institut de géographie d'Alger et Ginette Aumassip, préhistorienne du C.R.A.P.E. Le choix des sciences de la terre (géomorphologie, géologie) était hautement stratégique; il permettait de jeter des jalons et fixer des repères (stratigraphie, géochronologie, géodynamique) pour accéder à des lectures lisibles et intelligibles des marques du temps, en interrogeant les témoins et enregistrements de la géologie, de la biologie et de la culture, dans leurs épistémologies et leurs méthodologies respectives. Un renouveau conceptuel et méthodologique qui invite à intervenir sur le terrain, non pas sur des entités géographiques figées mais sur des paysages dynamiques où l'homme est à la fois acteur et témoin.

Pour contenir méthodologiquement cet aspect actif du milieu, il s'agit, d'abord, de tracer les contours de l'entité géographique et ensuite de rendre intelligible sa géométrie, son architecture ainsi que la trame réalisée par le recoupement de ses éléments constitutifs, ceux qui commandent la dynamique humaine dans ses expressions biologique, sociale et culturelle. Une fois l'objet investi conceptuellement, il reste à mettre en cohérence les enregistrements humains préhistoriques dans une large perspective de reconstitution paléogéographique, à travers une échelle géochronologique et un système chronostratigraphique de référence, qui permettent les corrélations et les comparaisons sur des échelles spatio-temporelles requises.

La dimension archéologique proprement dite, notamment les approches typologiques et technologiques et les reconstitutions des procès de travail des artefacts, qui renvoient directement à des significations anthropiques et témoignent des progrès enregistrés dans le processus de production culturelle, ne constituant qu'un volet «archéologique» dans la hiérarchie des niveaux d'observation et d'analyse. C'est à l'intérieur de ce champ conceptuel et méthodologique, à la fois géomorphologique et géologique, que la question préhistorique allait être appréhendée, selon la hiérarchie des niveaux d'observation et d'analyse, géologique, biologique et culturel.

C'est dans cette vision, qui puise ses fondements dans la géologie du quaternaire et la géomorphologie, que, dès l'année 1976, quatre licenciés option géomorphologie, issus de l'Institut de Géographie d'Alger, étaient recrutés au C.R.A.P.E. où ils allaient poursuivre un premier apprentissage (fouilles-activités de laboratoire du centre) avant de s'inscrire en thèses de Doctorat 3ème cycle dans des laboratoires étrangers de préhistoire et de géologie du quaternaire. Le processus étant engagé, deux autres géomorphologues allaient suivre le même itinéraire dès l'année 1978 puis un géologue en 1979. La compétence sera ensuite élargie à un champ plus vaste puisqu' une palethnologue en 1983 et une archéologue en 1984 intègrent le C.R.A.P.E., ramenant à neuf l'effectif algérien du département de préhistoire. La constitution de cette équipe et le dynamisme qu'elle suscitait n'allaient pas sans se heurter au cadre institutionnel (l'O.N.R.S.) qui ne disposait d'aucun moyen d'évaluation et de contrôle scientifique de la préhistoire. Cette réalité entraînait les nouveaux préhistoriens à s'évaluer et s'orienter par eux-mêmes ; ils étaient en même temps les producteurs et les consommateurs de leur recherche, les initiateurs et les défenseurs. La préhistoire n'existait objectivement qu'à l'intérieur du C.R.A.P.E.

Cette équipe de recherche en préhistoire a permis de poser de nouvelles bases d'étude du peuplement et des cultures préhistoriques d'Afrique du nord, en mettant en chantier deux axes de recherche successifs :le premier, intitulé «désertification», avait permis de jeter les jalons d'un cadre chronoculturel de la préhistoire maghrébine. Par désertification s'entend un processus multimillénaire tendant vers l'aridité actuelle, à partir duquel peuvent être situées les variations et les mutations qui se sont produites dans les sociétés préhistoriques maghrébines, de même que les glaciations en Europe constituent le canevas essentiel pour l'étude des hommes et des cultures préhistoriques européens. Les premiers résultats acquis seront sanctionnés par un colloque international intitulé «paléoécologie des régions sahariennes», (1983, à Béni Abbés, Algérie). Le deuxième axe, intitulé «Mécanismes et processus de transformations des peuplements et cultures préhistoriques nord-africains au cours des 100 derniers millénaires», sera sanctionné par un Colloque international intitulé «L'homme maghrébin au cours des 100 derniers millénaires» (1989, à Maghnia (Algérie). Cet effort de recherche a abouti à des résultats remarquables voire surprenants, aujourd'hui, car de plus en plus confortés par les nouvelles données de la préhistoire, notamment celles de la radiochronologie et de la génétique, tout particulièrement l'idée unanimement admise de l'absence de discontinuités dans le peuplement et les cultures préhistoriques d'Afrique du nord.

La dissolution de l'O.N.R.S. (1983) et la «liquidation» du C.R.A.P.E. (1984)

Le 17 décembre 1983, l'O.N.R.S. est dissous par décret présidentiel. Une dissolution qui signifiait dans les textes et traduisait dans les faits, la suppression de la seule instance nationale de la recherche scientifique en Algérie (équivalent du C.N.R.S. français). Le C.R.A.P.E., centre de recherche de l'O.N.R.S., est dévolu, en 1984, au Centre National des Etudes Historiques (C.N.E.H.), établissement, relevant du Ministère de la Culture et du Tourisme. Dans les faits, ce rattachement se traduira par le transfert des infrastructures et équipements (laboratoires, bibliothèque et autres), le départ du personnel chercheur contractuel, l'intégration du personnel soutien à la recherche dans les postes administratifs du C.N.E.H., le transfert des préhistoriens du C.R.A.P.E. à l'Université d'Alger, en l'absence de dispositions statutaires et réglementaires de la recherche scientifique. Une situation qui aura de lourdes conséquences, d'une part, pour notre pays qui constituait à l'échelle mondiale, un terrain privilégié de par sa richesse en vestiges préhistoriques et leur importance dans l'étude des peuplements et des cultures africains et méditerranéens, et d'autre part, pour les chercheurs préhistoriens algériens dont l'Etat avait assuré et d'une manière urgente, la formation à l'étranger...

Conclusion. Nous voulions, en cette occasion de commémoration de la mort de Mouloud Mammeri, apporter notre témoignage sur un épisode de la vie professionnelle de cet illustre personnage, Da L'Mouloud, celui de son passage à la tête du C.R.A.P.E., entre 1969 et 1979 et son rôle dans l'institution d'un esprit et d'une pratique de recherche en préhistoire, fondés sur la collégialité et la rigueur scientifique (tables rondes, séminaires, travaux de laboratoire, enquêtes et recherches de terrain, publications).

Renvois

(1) S'il y a, en effet, une préhistoire et une anthropologie coloniales de l'Algérie, c'est en grande partie grâce à la cohérence et la continuité de cet effort de production d'idées et de concepts, inscrits dans une stratégie d'intégration de considérants à la fois scientifiques et idéologiques qui, loin de se chevaucher, participaient à la mise en place d'un schéma de peuplement et de culture adapté aux objectifs idéologiques et politiques d'une colonisation de peuplement.

(2) En 1958, à propos de l'Homo sapiens sapiens maghrébin, L. Balout écrivait «il est assez semblable au type Cro-Magnon, quoique plus frustre physiquement et intellectuellement».

(3) R. Vaufrey, 1955, la «Préhistoire de l'Afrique (Maghreb), aux éditions Masson (Institut des hautes études de Tunis, 458

(4) Les accords d'Evian avaient accordé une gestion française du C.A.R.A.P.E. pendant encore quatre ans, avec un financement un fonctionnement d'une Commission franco-algérienne de la Coopération.

(5) L. Balout - Préhistoire de l'Afrique du Nord. Paris 1955.

Dans le cadre de la célébration du centenaire de Mouloud Mammeri,

Parti le 26 février 1989

La commémoration marque non pas la date de la mort mais de la naissance à Taourirt Mimoun, l'un des 7 villages d'Ath Yenni (Tizi Ouzou) un certain 28 decembre 1917.

Rapport étroit entre poésie orale et artisant

1er à enseigner Tamazight à l'université après l'indépendance au sein de la chaire d'ethnographie et dirigé de 1969 à 1979 le CRAPE

Romancier, dramaturge et anthropologue