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Du rural à l'urbain ou la ville incontournable espace social de la «mâdina»* (Suite et fin)

par Nadir Marouf

Spécificités du «hawz» tlemcénien

La notion de «hawz» est significative en raison de son ambiguïté même : catégorie spatiale ou normative (topographique ou topologique), le mot «hawz» a pris l'une ou l'autre signification suivant les positions ( elles-mêmes plus ou moins normatives...).

Le terme de «hawz» (haza, yahûzû : entourer, ceinturer) semble n'avoir été utilisé que tardivement et son usage géographique ne fut pas généralisé : l'espace périurbain n'a pas subi de fluctuations permanentes et la mouvance des asouâr (murailles, fortifications) a connu des intermittences assez longues durant lesquelles les limites entre l'urbain et le rural ont pu se cristalliser à travers une toponymie dont nous avons encore trace. Or cette toponymie ne fait pas - ou fait très peu en tous cas - référence au «hawz» : al-fahs désigne la proche banlieue agricole de Palerme au Xème siècle. Rabad verbalise une série de quartiers périphériques de Cordoue, s'insérant très tôt dans le tissu urbain et qu'on regroupe sous le nom de «faubourg». Par contre, l'espace non entamé par la ville andalouse et qui a de tous temps servi de substrat agricole se dit «al-qanbamiya». Pour les environs de Fès, le terme de hawz n'est pas utilisé par les historiens médiévaux.

On trouve cependant, à partir du VIIIème siècle, «al ahwâz» (pluriel de hawz) pour désigner l'arrière-pays agricole de Baghdad. Mais cet arrière-pays est trop loin de la ville pour être assimilé à sa banlieue, ou par ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui son «district».

Ce terme a donc été employé relativement tardivement à Tlemcen en tant que référent toponymique. De plus, il a pris, depuis son usage, deux significations superposables : l'une géographique, l'autre culturelle : - Hypothèse géographique : les limites de la ville de Tlemcen semblent s'être stabilisées depuis la fin du règne zaiyanide, et le règne ottoman qui a suivi n'a pas modifié de façon significative la configuration topographique de la ville. Le terme hawz a pu désigner tout ce qui est «limitrophe» avec les remparts, c'est-à-dire l'extra-muros, tout en étant rattaché (par des relations d'échange immédiates et quotidiennes) à l'agglomération proprement dite. Cette version est contestable cependant, dans la mesure où elle s'appuie sur le tracé, combien artificiel, des remparts - construits dans des contextes politiques et militaires différents. En effet, les traces des remparts construits à l'époque mérinide montrent que le terroir agricole de Mansourah était considéré comme «intra-muros». Malgré le rôle stratégique joué par cette bourgade-garnison, le substrat agricole y constitue une constante depuis au moins l'époque romaine. Pourquoi, de ce point de vue, la «banlieue» de Mansourah est-elle classée dans le hawz ?

En revanche, des fonctions éminemment urbaines ont pu se cristalliser en dehors de la ville de Tlemcen, en tous cas en dehors de ses enceintes, et ce depuis au moins sa restauration, par Sûlayman frère de Chérif Idriss (fondateur de Fès), vers la fin du VIIIème siècle. A ce propos, nous avons un témoignage de Ya ?qûbi, qui décrit Tlemcen ainsi : «Ceux (les Idrissides) de Tlemcen donnèrent un nouvel essor à la ville qui avait une population très dense, des palais et des demeures élevés à l'intérieur d'une double enceinte de pierre. Ils créèrent ses ports : arasgûl et hûnayn, et une série de petits centres, bourgades où l'activité économique se cristallise et qui portent un nom formé du mot sûq, suivi de celui du fondateur : sûq-ibrahim, sûq hamza...».

Un deuxième sens, plus administratif que topographique, a pu être donné au mot «hawz» : celui de «territoire» (hawz tilimsân, territoire de Tlemcen). Cette acception semble provenir de la terminologie makhzenienne marocaine, notamment durant l'époque saâdienne, et plus tard sous la dynastie ?alaouite. Le terme s'est propagé pour préciser les limites administratives du territoire d'une ville. Ce souci de précision était en rapport avec les exigences d'une redistribution du pouvoir : concessions territoriales pour assurer à la fois une bonne administration des territoires soumis et éloignés de la métropole (de la part de la Cour), et pour maintenir loin du Palais, des concurrents politiques potentiels. Ce souci de précision «cartographique» était également dicté par les querelles intestines et les tensions intertribales qu'il fallait contrôler efficacement.

C'est ainsi que Paul Pascon, dans une thèse d'Etat en géographie fort connue (1976), a pu parler du «hawz de Marrakech» en se référant à l'acception historico-administrative du terme, c'est-à-dire au sens et aux limites géographiques du «hawz» dans l'esprit et dans la lettre du makhzen saâdien.

A Tlemcen, cette notion de délimitation administrative ne semble pas avoir gardé de trace. Le sens courant du «hawz» est celui de la proche banlieue, périphérie immédiate, terroir agricole environnant, se différenciant visiblement (jardinage, vergers, plantations fruitières, maraîchages, végétation très dense, etc.) du reste de la campagne.

Le terme de hawz a pu être quelquefois utilisé par commodité par certains auteurs pour désigner la région d'une ville, ce qui n'a rien à voir avec ce caractère de précision très nette que constitue la frange suburbaine de Tlemcen qui qualitativement se distingue nettement du tissu urbain, comme du tissu rural qui la circonscrit.

- Hypothèse culturaliste : au plan culturel et plus spécialement au plan folklorique, le générique «hawzi» veut dire : musique et chants populaires, folklore local (spécifique de Tlemcen), etc. A ce titre, le hawzi se distingue, de par son caractère local, du genre «andalou», qui est plus académique, et qui, comme son nom l'indique, provient de l'Andalousie. Or il se trouve que la structure mélodique du hawzi est apparentée à celle de l'andalou.

Le point de vue qui prévaut alors est que ce fonds local est issu du contact culturel qui s'est produit entre les émigrés andalous de condition modeste et les populations autochtones de la périphérie urbaine : le hawzi serait le produit d'une synthèse entre une culture citadine charriée par des artisans andalous et une culture paysanne locale. Ces artisans étaient sans fortune et ne pouvaient prétendre intégrer la ville de Tlemcen. Ce brassage culturel, qui tient du «rural /urbain» a donné une originalité au hawz géographique de la ville, qui s'est caractérisé non seulement par ce genre musical, mais aussi par la nature «duale» de ses activités : existence d'une tradition artisanale dans les banlieues agricoles telles qu'El ?eubbâd, ?Aïn-el-Hout, Mansourah, Ouzidane, etc. Des ateliers de tissage, dont les vestiges ont été signalés au début de ce siècle, existaient à El-Ourit. Au printemps, il était courant de voir, jusqu'aux années 40, des femmes s'employer à leur mansej (atelier de tapis) dehors sous les arbres des vergers conduisant vers le «B'âl» de Sidi ?Abdûllah, tandis que les époux ou les fils, tout-à-côté, travaillaient la terre. Cette fresque virgilienne est encore trop récente pour ne pas nous conduire à soutenir l'hypothèse qui précède.

Cependant, il est difficile d'admettre que cet ethos ruralo-citadin provienne subitement des mouvements migratoires qui ont suivi la Reconquista. Des historiens arabes nous rappellent que des traditions artisanales existaient, y compris dans la banlieue de la ville, bien avant la Reconquista. D'autre part, le contact culturel avec le domaine andalou est lui-même très ancien, puisque, depuis le IXème siècle, des familles andalouses se sont installées en grand nombre dans certaines villes du Maghreb. Précisément au début du IXème siècle (vers 814), 8 000 familles sont recueillies par Idriss à Fès pour concourir à sa fondation et à son développement. Ces familles ont fui le régime cordouan après les fameuses émeutes populaires du «Rabad» (le «Faubourg» de Cordoue). Dans ce même contexte, d'autres familles sont exilées ailleurs qu'à Fès (en Egypte, en Sicile, etc.), notamment à Tlemcen. On sait également que, par-delà cette péripétie, un certain nombre ces villes côtières ont été fondées par des marchands andalous : Oran et Ténès, par exemple (fin IX début Xème siècle). Pourquoi, dans ces conditions, le hawzi en tant que genre littéraire et musical, ne se serait-il pas développé avant la fin du XVIème siècle, date où les spécialistes situent son émergence ?

Le fond du problème réside, selon moi, dans une approche normative plus qu'historique du phénomène «hawzi».

Si le hawz est pris comme territoire de la ville, le terme de hawzi engloberait tout le fonds musical de ce territoire. On ne voit pas pourquoi, alors, le chant andalou n'y figurerait pas, puisqu'il est interprété lui aussi avec un rythme et un style qui le différencient de ceux de Fès, de Blida, ou de Constantine ? L'andalou a un cachet local, au même titre que le hawzi, ce qui présuppose la connotation normative, voire marginaliste du terme hawzi : est hawzi ce qui est chanté par les couches populaires, les gens du cru ; et le hawz, en tant que référent spatial d'une extériorité, d'une pseudo-urbanité, d'une citadinité mal digérée enfin, en raison du rapport à la terre, tout cela a servi d'archétype à une culture populaire, qui a été de tous temps revendiquée aussi bien par ceux du «dehors» que par ceux du «dedans» de la ville... Si le hawzi a pris une connotation normative (dans le sens de «genre de bas étage»), c'est surtout parce que, bien souvent, il présente des virtualités subversives, gênantes pour les pouvoirs successifs - surtout à l'époque ottomane - et pour sa clientèle classique (marchands, jurisconsultes intégrés à la cour, «clercs» prétendant défendre la «bonne morale»...), etc.

Moments et lieux de la vie quotidienne

En fait, ces «moments» sont partiellement superposables, car ils restent sous-tendus par un fonds mystique commun, un même rituel, un même registre symbolique dans lequel viennent s'emboîter, se croiser ou s'entremêler les différentes séquences de la vie quotidienne, qu'elle soit individuelle ou collective, intime ou publique, sacrée ou profane. Ce syncrétisme socio-économico-culturel se cristallise dans des «moments» qui sont plus synchroniques que diachroniques, et en des «lieux» qui sont plus topologiques que topographiques...

Il est difficile de dire où finit la vie familiale et où commence celle du quartier, dans l'espace social traditionnel de la ville de Tlemcen. Ce sont deux cercles sécants où se nouent la «grande maison» et la «hawma» (quartier) : la plupart des hawma se réduisent à un simple îlot composé d'un nombre limité de maisons. Cet îlot a une structure linéaire et non une structure en damier. La «zanqa», artère principale de desserte est elle-même confondue avec la hawma, dans la mesure où y confluent latéralement de petites ruelles (zniqât), ou de petites impasses, de sorte qu'il n'y ait pas d'autre accès aux maisons que celui ordonné par la zanqa.

Pour avoir un ordre de grandeur, il y a une moyenne de dix maisons par hawma à peine. La hawma de Bab-'Ali ne comportait guère plus de six. Cela atteste à la fois du maillage très serré du réseau de quartiers verbalisé par la toponomie traditionnelle et du dimensionnement relativement grand des maisons.

Ces maisons abritent plusieurs feux de la même famille sinon plusieurs familles, dont celles du propriétaire. Les loyers versés sont plus symboliques que réels, ce qui atteste d'une réalité de la pratique foncière complexe, où la logique de la rente paraît secondaire à côté de considérations superstructurelles : entre autres, le souci du «bon voisinage» et le prestige que la sauvegarde de ce bon voisinage confère au propriétaire.

Cette notion de «voisinage» (al jawra) me paraît très importante, car elle constitue le facteur principal de sociabilité au niveau de la hawma. C'est le maillon de passage de l'espace familial à l'espace du quartier.

A ce propos, j'ai pris - comme pour le reste de cette étude - un quartier-témoin : celui de Bab'Ali. Le choix de ce quartier a été dicté par le souci de recueillir des témoignages vivants sur la vie communautaire à Tlemcen au début de ce siècle, et de compléter ce qu'il y a de sommaire dans les monographies retraçant les époques antérieures, avec toutes les nuances nécessaires en matière d'extrapolation à partir d'hypothétiques continuités ou de réelles survivances constatées dans la période contemporaine . Parmi mes relations, les quelques personnes susceptibles de me restituer cette vie communautaire du début du siècle sont nées et ont grandi à Bab'Ali. Dans cette solidarité de voisinage, érigée en mystique de la mitoyenneté (le Prophète n'a-t-il pas maintes fois prescrit, dans ses hadith, tout un code de conduite vis-à-vis du voisin ?), il est difficile de savoir s'il y a un primat de la «territorialité» ou un primat de la consanguinité. Qu'est-ce qui, dans l'éthique de la «jawra» (voisinage), constitue le substrat fondamental ?

Il semble qu'à Bab'Ali, le soubassement matrimonial a joué très peu, ou que du moins son impact était moindre à la fin du siècle dernier : une anecdote, que mon témoin tient de son grand-père (et que l'on peut situer aux environs de 1850) à propos d'un commerçant, est très instructive. Celui-ci demeurait à Bab'Ali, et, à la suite d'une mauvaise affaire, décida de vendre sa maison. Le «dallai» (courtier) rendit publique la nouvelle à Derb-el-Qâdi, près de Djama' Sidi Lahçen, où se fait la criée. Le prix est annoncé. Aussitôt un candidat se présente et offre une somme supérieure au prix demandé.

Le dallai s'empressa d'apprendre la bonne nouvelle au vendeur. Or celui-ci refusa net, du simple fait que «la tête du client» ne lui revenait pas ; il ne voulait pas que les gens du quartier aient à pâtir d'un indésirable voisin, ou, pour le moins, d'un voisin dont il ne peut pas se porter garant. Les gens de Bab-'Ali ont eu vent de cette affaire : un conseil de quartier fut vite tenu et ils décidèrent d'un commun accord que le voisin ruiné garde sa maison, à charge pour eux de payer ses dettes, ou tout au moins de lui consentir un prêt à long terme*.

On raconte par ailleurs qu'un locataire ayant voulu déménager pour changer de quartier, a provoqué l'indignation du propriétaire qui s'en est remis aux gens du quartier pour dissuader le locataire «dissident». L'argument fourni par le propriétaire requérant est que son «voisin ne manquait de rien» et qu'il était disposé à lui faire grâce du payement du loyer...

Un autre fait pouvant illustrer cette solidarité de voisinage consiste dans des formes d'entraides coutumières, et qui sont moins ponctuelles que le cas précédent : à Bab'Ali subsiste encore dans l'architecture des maisons deux espaces bien définis : l'un, situé à l'entrée et se dit «ar-roua» (sorte de vestibule-écurie) et sert en quelque sorte de «garage» à bestiaux. Le deuxième détail se dit «dxîra» (aire de stockage des aliments située dans la «qûbba» principale ou salle de séjour).

Ces indices montrent que le propriétaire d'une maison ainsi conçue est aussi propriétaire foncier. Toutes les maisons de Bab ?Ali ne disposaient pas de ?roua. De telles dépendances étaient en général absentes des demeures des artisans. Par contre le commerce faisait bon ménage avec le faire-valoir agricole, et cela a pu être constaté d'ailleurs à une époque beaucoup plus proche de nous*.

On se souvient encore de ces mulets chargés de légumes frais, arrivant le matin à Bab-'Ali en provenance du hawz : le fellah-citadin fait halte, avant d'entrer chez lui, devant chaque maison et procède systématiquement à la distribution des légumes, qu'il dépose discrètement dans le hall d'entrée. Dans d'autres quartiers, la récolte du jour était déposée dans le hall du propriétaire foncier, puis les voisins étaient invités à venir s'y ravitailler.

Cette commensalité à l'échelle du quartier n'est qu'un des aspects d'une solidarité globale dont Jacques Berque a tenté de saisir la signification. Dans sa description de nahj-el bâcha de Tunis (Le Maghreb entre-Deux-Guerres), il s'interroge sur la raison d'une solidarité qui semble survivre à la différence des conditions et des situations, voire même aux différenciations de classe.

Le même auteur, voulant définir le quartier maghrébin, dira plus loin : «Le quartier, c'est ce qui vous protège du monstre». Il apparaît clairement que les limites du quartier sont en même temps les limites d'un champ matriciel à l'intérieur duquel s'élaborent de façon non contradictoire des normes et conduites collectives. A cet égard, le quartier est un atome de structure sociale, et tout doit en découler. Par contre, rien de significatif n'est perceptible à l'intérieur de cet atome, au niveau des conduites individuelles. Les différenciations qui s'y opèrent n'ont de sens que pour autant qu'elles permettent à la communauté de quartier de se reproduire socialement en s'appuyant sur ces différenciations pour répondre aux exigences du moment : une division du travail régulée par des stratégies matrimoniales renforçant l'endogamie à l'échelle du quartier*. C'est ce qui ressort du moins de cette phénoménologie du quartier, telle que la définit Jacques Berque. Cette grille de déchiffrement de l'espace social de la ville, à savoir le quartier, s'est perpétuée au niveau du vécu jusqu'à des périodes plus proches de nous : il y a de précieuses analyses à faire sur le climat de complicité - pour le meilleur et pour le pire - auquel le quartier a pu donner lieu, et les premières cellules du PPA (Parti Populaire Algérien, né dans les années 30) se sont constituées à l'intérieur de ce cadre. La lutte de libération nationale donne mille et une anecdotes de ces hauts faits d'armes qui s'ajoutent avant tout au palmarès du quartier. Toute une étiquette de la bravoure ordonne les quartiers, et les résidents des hawma «émérites» se font un point d'honneur à en rappeler l'épopée.

Mais si le quartier a des virtualités révolutionnaires, un tel constat ne doit pas nous faire oublier que les clivages subsistent, et ils sont de taille : clivage à l'intérieur du quartier, entre ceux qui détiennent la manne agricole et le privilège du don, et ceux qui, artisans surtout, restent la catégorie subalterne ; clivage entre quartiers aussi, dont la partition la plus fondamentale est celle qui oppose les hdar aux kûrûghli. Ces derniers se recrutent initialement dans l'armée et la fonction publique, tardivement le commerce et l'artisanat. Les quartiers «hauts» sont réservés aux kûrûghli à savoir le méchouar, bab-el-hdîd, bab-el-jiyad et el-kal'a. Les hdar sont maintenus dans les «quartiers bas», et qui constituent le tissu urbain initial et la place commerçante principale de Tlemcen (bab ?ali, qisariya, sidi-el-jabbâr, souiqa, derb- sensla, derb m'sûfa, bab-zîr, sidi-said, sidi l'ha- loui, qassarîn, sidi dawdi, agadir, bab-sidi-bou- medièn, ar-r batt).

Les Français ont élu domicile dans les emplacements réservés aux kûrûghli, tandis que le domaine hdar a été partiellement touché. Par contre, les quartiers qui ont constitué les îlots les plus farouches de résistance à la colonisation ont été liquidés : à bab-sidi-boumedièn, l'administration installe un B.M.C. Aujourd'hui, la sémantique urbaine a renversé les valeurs : «djiha tahtaniya», «ulad/bnat-es-sûr» sont autant d'attributs péjoratifs pour désigner les «bas quartiers»...

Ainsi, la sémantique «indigène» de la madina opère, depuis le début du siècle, à la fois un repli et une adaptation. Le choc colonial, son emprise au sol, ses injonctions séculières dans un espace encore non balisé (privé/public - temporel /spirituel), tout cela n'a pas eu, sur l'espace social de la madina, la même prise, les mêmes effets dissolvants, et ne s'est pas manifesté partout ni en même temps. Ces hiatus scandent alors le rythme de la ville coloniale. La société musulmane recompose son espace, et en dépit des retranchements, replis sur soi, refaçonne de nouveaux repères, à la faveur des interstices et des marges que la puissance coloniale ne pouvait résolument pas réduire. Et c'est dans cet espace brisé que l'autochtone va, pour la première fois sans doute, inventer les Lieux du Politique*.

(*) Article publié dans la Revue «Horizons Maghrebins - Le droit à la mémoire» (Université le Mirail, Toulouse, 1999)