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Du rural à l'urbain ou la ville incontournable espace social de la «mâdina» (1ère partie)

par Nadir Marouf

Perspective d'une sociologie urbaine au Maghreb

L'histoire sociale rurale comme la sociologie et l'anthropologie rurale ne peuvent, en tout cas au Maghreb, s'autonomiser de la ville. Elle est le lieu de reformulation de l'espace rural et de son statut toujours en gestation, à l'échelon régional, comme à l'échelon local.

Le débat sur la «ville» connaît aujourd'hui une abondante littérature, embrassant un éventail très large de disciplines. L'urbanisation rapide et relativement récente des pays du «Tiers- Monde» est partie prenante de ce débat. Mais les discussions ou travaux, dont cette urbanisation a été l'objet s'inscrivent généralement dans la problématique de la dépendance dont l'apport théorique a été jusqu'à présent le lot des économistes, des sociologues, voire des démographes et géographes, dont la préoccupation essentielle reste liée au développement des villes «modernes», coloniales ou post-coloniales. D'autre part, les villes pré-coloniales ont fait l'objet de travaux isolés, et sont le fait d'historiens, d'urbanistes ou de géographes dont le champ d'analyse reste, pour l'ensemble, de type monographique. Ces tentatives - malgré les limites théoriques inévitables en pareille matière - font trop souvent défaut pour ne pas être saluées. En plus de leur rareté dans le domaine maghrébin précisément, les difficultés méthodologiques (absence cruelle d'archives ou de manuscrits sur les règles d'urbanisme, sur le fonctionnement «municipal», ou sur les corps de métiers des villes du Maghreb pré-colonial), s'ajoutent au faible encouragement prodigué à leur endroit (notamment par la politique des crédits de recherche). A cela s'ajoute le fait que ces travaux sont peu ou mal connus du public.

L'investigation contemporaine sur les espaces urbains pré-coloniaux apparaît dès lors comme une gageure méthodologique dans la mesure où elle ne peut en saisir que les «buttes-témoins», les «icebergs», formes séquellaires vidées de leur substance historique, de leur signification fonctionnelle, qu'il s'agisse de quartiers dits «traditionnels» ou d'activités dites «artisanales». En même temps, les échecs accumulés et reconnus d'un urbanisme importé sous les prétextes les plus divers et dans les conditions les plus complexes militent en faveur d'une revalorisation de l'espace urbain traditionnel, sinon d'une politique de préservation des formes résurgentes de cet espace. Le zèle dynamique joué dans l'histoire pré-coloniale et coloniale, de la petite production marchande, interpelle aujourd'hui l'urbaniste soucieux de réhabilitation et désireux de régénérer une centralité autonome, aux plans spatial et socio-politique. Dès lors, le débat sur la «centrante urbaine» prend, depuis la dernière décennie, une acuité particulière.

La problématique

La problématique de la centralité urbaine comme enjeu de société au Maghreb : quelques pistes de réflexion.

Les élucidations nécessaires sont pour des raisons didactiques énoncées ici en dix points que je m'efforcerai d'articuler. Le thème le plus fréquemment traité dans les recherches récentes est celui du rapport entre le registre topologique et le registre topographique de l'espace. L'hypothèse de la spécificité du spatial et de l'autonomie de la centralité urbaine par rapport à sa fonction de représentation requiert-elle une autonomie de la problématique qui serait une problématique singulière - ou s'inscrit-elle dans une problématique plus large du «pouvoir» en ce que le pouvoir est au centre, ce que la fonction est à l'organe ?

Si cette deuxième hypothèse est admise implicitement, la centralité s'éloigne de la connotation sociologique, en somme : à ce titre le social n'est admis comme représentatif de la centralité que dans ce qu'il a de récurrent, voire d'intemporel. Ainsi, le «Pouvoir» sera pris dans son acception archétypale, qui nous permet de comprendre ce qui le définit fondamentalement par-delà ses modalités historiques (pouvoir magico-religieux, notamment dans sa phase théocratique ou théocentrique comme préfiguration du modèle étatico-politique lui-même servant de paradigme au discours sur la planification, sur l'intégration, sur le développement autocentré, sur le centralisme démocratique, etc.). Si le concept de centralité constitue le paradigme à travers lequel on peut identifier de façon significative les différents ordonnancements historiques, sa verbalisation spatiale - en ce qui concerne notamment le substrat urbain - peut montrer cependant «des temps forts et des temps faibles», où la centralité comme forme (gestalt) prend suivant les âges des connotations différentes. Aussi la connotation hiérarchico-répressive du centre est-elle différente par son intensité et par les conditions de socialisation dans l'ère esclavagiste de la cité antique, dans les régimes théocratiques du Moyen-Age ou dans les variantes totalitaires, à légitimation (explicitement) profane, de l'ère contemporaine. A cela s'ajoute une superposition de centres-contenus car le statut de centralité peut être variable suivant les groupes sociaux en présence (mystiques, marchands, militaires, fonctionnaires, adolescents, etc..) et qui sont soumis à des polarités différentielles, lesquelles ne sont pas transparentes de façon cumulative. Il se peut que ce polycentrisme (qui a bien fonctionné d'ailleurs avec les polythéismes antiques) soit, en fait, justiciable de hiérarchisation et qu'il y ait toujours un pôle dominant, un centre dominant, une divinité dominante ; le problème consiste alors à définir le critère de validation d'un tel ordonnancement des polarités vécues en dépit de celles qui sont offertes par l'urbaniste ou le planificateur. Un autre problème est de constater que les centres-contenus ne sont pas toujours autonomes et que leur hiérarchisation n'est pas pertinente : que dire en effet des antiques aires centrales commerçantes autour de la Kaâba à La Mecque, autour de la mosquée Koutoubiya à Marrakech, autour de l'Eglise Saint-Marc à Venise, etc., dans lesquelles l'acte de commerce et l'acte de prière constituent une unité syncrétique ?

Ainsi, les mêmes centres-contenus peuvent prendre des significations différentes, même si leur statut de pôle est admis par plusieurs groupes sociaux - cela est encore plus net quand on prend le même pôle, toujours chargé socialement, dans des contextes historiques différents. C'est le cas des palais gouvernementaux et des prisons dont la polarité éventuelle est vécue différemment (tropisme ou épouvantail) avant et après les indépendances, c'est l'exemple de la Bastille avant et après la Révolution française, etc.). Ainsi, à la plurivalence des centres, s'ajoute le rapport différentiel à la centralité, et à travers elle, le rapport à l'Etat.

En fait, la valeur heuristique de «centralité urbaine» pose elle-même problème, car elle préjuge d'un découpage tout à fait partial de l'espace vécu. L'histoire sociale maghrébine montre en effet que la résidence de certains groupes sociaux au sein de la ville ne peut pas exclure des domiciliations tout au moins symboliques, voire mystico-religieuses d'essence exogène, notamment les domiciliations maraboutiques et confrériques des fidèles, quelle que soit leur implantation urbaine ou rurale.

Par exemple, le culte des saints comme l'iconographie funéraire (ziara rituelles) invitent à un redécoupage des aires socio-culturelles en cercles sécants, ce qui conduit à invalider pour partie la centralité urbaine comme totalité.

A côté de la centralité à marquage immobilier configuré, la vie quotidienne contemporaine nous montre qu'il existe aujourd'hui une centralité mobilière diffuse : à titre d'exemple, le poste téléviseur n'est-il pas devenu dans les cités maghrébines une manière de «centre», plus ou moins fétichisé d'ailleurs dans l'inconscient collectif populaire ?

L'espace social de la ville contemporaine se caractérise donc par deux tendances contradictoires : l'une renforce avec l'intégration «obligée» - par la culture, par l'économie, par la politique, par la technique - le phénomène de polarisation dominante (monocentrisme) ; l'autre produit - par effet de riposte au sein de la société civile ou de recherche d'autonomisation de son propre espace (mais cela n'est manifeste que là où le «droit à la différence» est proclamé et reconnu) - un espace polycentrique.

La deuxième tendance, dans la mesure où elle devient dominante, brouille par le polymorphisme dont elle est porteuse, l'esquisse radiale d'une centralité absolue. Dans ces conditions, y a-t-il un paradigme alternatif aux syncrétismes anthropo-spatial, théo-spatial ?

Même si la connotation syncrétique est incontournable, dans la nouvelle façon d'appréhender la centralité éclatée et le polymorphisme synchronique consécutif à cet éclatement, le phénomène «pouvoir» ne semble plus fournir alors le soubassement archétypal du nouvel espace social de la ville. Du moins si ce soubassement reste toujours valable comme fondateur de la centralité, celle-ci se reproduit alors par atrophie, comme référent spatial par rapport auquel se constituent contradictoirement, conflictuellement, un autre espace, d'autres polarités. La centralité urbaine ne fonctionnerait plus alors que comme «surmoi» ou comme force réactive, comme «imago» dont la seule fonction est de produire du désordre, c'est-à-dire sa propre négation.

C'est dans cette dialectique du «centre-périphérie» et de ses implications sur l'urbanisation dépendante que se pose aujourd'hui le problème de l'espace social de la ville du Tiers-Monde : le centre a produit une périphérie, mais celle-ci survit encore à sa négativité.

Bien plus, elle est porteuse de sens comme productrice de biens liés à une technologie endogène, comme productrice d'une culture et d'une pratique autonomes par rapport à l'Etat et présente quelquefois des virtualités révolutionnaires insoupçonnées.

Aussi convient-il de voir si la partition centre-périphérie n'est pas plus topologique que topographique, si l'on replace cette partition dans la dynamique historique. Il est fort probable alors que l'emprunt de ce corpus par la sociologie urbaine à la terminologie économique des relations internationales ne sera plus seulement métaphorique, et permettra de voir comment peut se reproduire, à l'échelle réduite, les mécanismes nouveaux de la dépendance. Une autre discussion concerne le matériel sémiologique, dont l'apport est immense à la construction typologique de l'espace social de la ville maghrébine. En effet, puisqu'à la lueur de l'outil «centralité» la ville peut se lire comme un manuscrit, la conséquence à en tirer est de voir si toutes ces cités relèvent du même code langagier, de la même grammaire. Pour cela, il y a lieu de relever, voire identifier tous les éléments rencontrés et susceptibles de baliser l'espace social de la ville algérienne, des villes algériennes, d'en fournir la syntaxe, les syntaxes.

Cette sémiotique pourrait servir de modèle idéal à partir duquel on peut dresser une typologie binaire entre espace urbain typique et atypique (exemple de couples d'opposition génériques de la Madina maghrébine, ou d'un type de médina, comme hawz/m'dina, soit l'extra-muros et l'intra-muros, hawma/hawch qui verbalise la dialectique de l'espace privé/communautaire, jâr/barrâni, qui indique d'une part la dyade proche/étranger et d'autre part le caractère syncrétique du respect pour le «jâr-voisin», puisqu'il tient du profane et du sacré, etc.).

Enfin, par «Madina», j'entends non seulement l'habitacle mais encore l'activité de support qui en donne l'esprit, à savoir la petite production marchande. Les voies et moyens de cette réhabilitation ont été envisagés différemment par les pays riverains. L'atelier «Kasbah» constitue l'unique expérience algérienne encore qu'elle se soit arrêtée à la dimension morphologique et architecturale de l'opération.

Or, le problème de la réhabilitation des petits métiers et de leur ré-insersion dans le site d'accueil originel n'est pas seulement d'ordre culturel.

Il se pose avec une acuité particulière au moment où l'Algérie aborde une crise inédite en matière d'emploi, et où la voie salariale tracée par les sociétés nationales et les administrations n'apparaît plus comme une manne infinie.

La vie quotidienne à Tlemcen d'après la sémantique pré-coloniale et ses prolongements contemporains

On constate, depuis au moins la deuxième moitié de notre siècle, un regain d'intérêt de la part des chercheurs pour l'histoire sociale urbaine. Relativement plus récent pour les villes arabes que pour les villes européennes, ce renouveau ne s'exprime pas seulement dans le sens d'une continuité. Car bien des travaux ont pu être menés çà et là, par les historiens de la colonisation, mais leur intérêt s'était arrêté aux curiosités ethnographiques. Or les préoccupations qui ont suivi la décolonisation se rattachent, pour beaucoup de chercheurs, aux grandes questions de l'heure, au nombre desquelles la question du sous-développement, et de façon plus précise, les interrogations et inquiétudes devant la déstructuration des espaces urbains traditionnels, au profit d'un mimétisme et d'un urbanisme d'importation qui n'est pas parvenu à tenir le pari de la modernité, et encore moins celui de la citadinité.

Il convient tout d'abord de faire le tour de la documentation disponible, tout au moins du type d'archives qui nous permettent ou non de fonder quelque théorie sur l'espace social de la ville arabe en général et de la médina de Tlemcen en particulier.

Le problème des sources

Sources disponibles pour l'histoire sociale de la ville arabe. Les archives : elles sont plus abondantes pour la période ottomane que pour le monde musulman médiéval, exception faite pour l'Egypte.

Les archives ottomanes de Turquie ont fait l'objet d'une mise au point par Paul Dumont, dans : «Les arabes par leurs archives», ainsi que par des historiens anglo-saxons : B. Lewis (Journal of the Royal Asiatic Society), et Stanford Shaw (Journal of the American Oriental Society).

Farouk Mardam-Bey, qui est bibliothécaire à la Bibliothèque de l'Institut National des Langues Orientales, a fait récemment, dans une communication portant sur la ville arabe (rencontre organisée sous l'égide du C.N.R.S.), la synthèse de ces travaux bibliographiques, en mentionnant la localisation des archives actuellement disponibles. Il subdivise ces archives en trois catégories : documents administratifs, registres des tribunaux, actes du Waqf. Les premiers sont localisés dans les archives du basve-kalet à Istanbul, et dans la Direction Générale du Cadastre et des Titres Fonciers à Ankara.

Pour le Maghreb, les Archives de Turquie apportent relativement peu d'éléments d'information, exception faite pour le XVIème et le XVIIème siècles. Les archives tunisiennes du Beylik - documents fiscaux surtout - comblent ce manque pour le XVIIIème siècle. De même, les archives du Palais Royal de Rabat couvrent, pour le Maroc, une documentation urbaine satisfaisante pour les XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. Ce sont par contre les registres des tribunaux qui constituent le fond le plus précieux et le plus abondant (sigillat al-mahâkim al-shar'iya). Bien conservés dans les pays du Moyen-Orient ainsi qu'en Tunisie et au Maroc, elles restent très disparates en Algérie : à Tlemcen les actes de la Mahkama remontent à 1850, et toutes les archives antérieures semblent avoir disparu. Quelques manuscrits anciens - zmam et nawazil - sont recueillis en Bibliothèque, mais la plupart sont conservés par des institutions privées ou des familles (notamment, pour ces dernières, les actes de waqf).

Quant aux sources algériennes, celles que je prends en considération ici ont un rapport avec Tlemcen. Elles se distinguent par le fait que certaines d'entre elles ne traitent pas exclusivement de cette ville. Je classe ces sources par centre d'intérêt : histoire sociale médiévale, monographies ethnographiques, monographies sur la vie professionnelle.

Histoire sociale

Je signale deux documents importants :

- «Al Bustân fi Awliya Tilimsân» d'Ibn-Meriam (traduit par Provenzali). Il s'agit d'une hagiographie qui, à travers la vie des Saints fondateurs, restitue la vie sociale et culturelle à Tlemcen notamment au XVème siècle, où culmine puis s'éteint la dynastie Zyanide (début du XVIème siècle). Parmi les saints dont la vie et l'oeuvre est retracée, beaucoup furent à leurs débuts des artisans : il en est ainsi de Ibn-Zekri, apprenti-tisserand, et dont la carrière mystique est due à une rencontre fortuite avec le Wali Cheikh Ben Zaghou...

- «L'histoire des Banu «Abd el Wâd», par Abu Zakariya Yahya Ibn-Khaldun, traduction d'Alfred Bel (1904). Cet historien, qui a vécu durant la deuxième moitié du XlVème siècle, nous restitue, à travers la succession des rois de Tlemcen et de leurs formes de gouvernement, d'intéressants témoignages sur la vie active de cette ville, et plus spécialement les corps de métiers. L'artisanat du tissage (haïk) était, à l'époque où il vivait, des plus florissants. Cet historien décrit également l'organisation du travail, la législation coutumière qui régissait les corporations d'alors, sous l'égide des amîn.

Monographies ethnographiques

Je signale les travaux les plus connus :

Van Gennep : Etudes d'ethnographie algérienne, 1911, Leroux. (On y trouve une bonne monographie du quartier de la Qaisariya et sur les métiers féminins).

Paul Eudel, L'orfèvrerie algérienne et tunisienne, 1902, Jourdan, Alger (bonne description avec illustrations).

Georges Marçais, L'exposition d'art musulman d'Alger, 1906, Paris.

André Joly, articles divers sur «les Industries à Tétouan», dans la collection Archives Marocaines (vol. XV), Leroux, Paris. (On y trouve de suggestives comparaisons avec les techniques artisanales connues à Tlemcen).

Alfred Bel, Les industries indigènes de l'Algérie, 1913, Jourdan, Alger. (Application monographique au travail de la laine à Tlemcen).

Vie professionnelle

II s'agit essentiellement de travaux ayant porté sur les aspects contractuels de l'activité artisanale. J'en retiens deux auteurs témoins d'époques différentes (époque médiévale et époque coloniale) : Ibn Rahhal al Ma'dâni (Abn'Ali Al Hasân) : Tadmîn as-sûnna traduit par J. Berque, sous le titre : De la responsabilité civile de l'artisan, Alger, 1949, (Bibliothèque arabe-français).

Ben ?Ali Al Fakhar : article sur les conditions de rémunération du travail artisanal, in : Questions pratiques de législation ouvrière et d'économie sociale, avril-mai, 1912, Alger.

Ces quelques références, loin d'être exhaustives pour l'Algérie comme pour Tlemcen, constituent cependant une valeur documentaire plus qu'une analyse globale de l'histoire sociale urbaine. Nous les avons donc retenues pour leur valeur de témoignage ou de reconstitution à partir de témoignages antérieurs. Une chose est à retenir également à propos de cette documentation : quelle que soit la catégorie dans laquelle elle se classe, et quelle que soit l'époque des auteurs considérés, l'histoire sociale urbaine est très largement sous-tendue par la vie professionnelle, et singulièrement celle des artisans. Cette trame socioculturelle se perpétue jusqu'à nos jours, malgré la disparition quasi totale de l'activité artisanale proprement dite, support matériel de cette culture : nous en gardons des traces, à travers le jargon local, les dictons, les us, les proverbes, les termes qui verbalisent encore tel lieu ou tel détail architectural, bref, à travers la sémantique urbaine d'essence pré-coloniale, et qui reste encore vivace dans la mémoire des vieux, et surtout des vieilles tlemceniennes.

Dynamique du substrat citadin ou dialectique du rural/urbain

L'espace social de la ville en général et de la Médina en particulier, pour être appréhendé et analysé objectivement, est justiciable, au préalable d'une double définition quant à ses limites : celles qui circonscrivent, au plan géographique, son champ urbain, et celles qui balisent, au plan culturel, son champ «citadin».

Mouvance des limites topographiques de la ville arabe médiévale

Les villes musulmanes ont connu, durant les siècles passés, des temps forts et des temps faibles. Au Maghreb, le tissu urbain légué par l'Empire byzantin semble s'être rétréci au point où les villes sont devenues de simples bourgades enclavées et encerclées par les campagnes. Beaucoup de villes ont ainsi disparu. Celles qui avaient subsisté jusqu'à la veille de la Conquête musulmane, connaissaient une activité essentiellement agricole et devaient leur existence en tant que cités à cette activité. Même la Mésopotamie, durant l'ère sassanide, qui a gardé de fortes traditions commerciales de longue distance, doit le maintien de ses villes à l'agriculture environnante. L'arrière-pays de Baghdad garde une expérience millénaire pour ses techniques d'irrigation et ses pratiques culturales. Ainsi, partout avant l'Islam, l'équilibre urbain était lié aux capacités nourricières des campagnes périphériques susceptibles d'être contrôlées.

Avec l'Islam, une nouvelle rationalité sous-tend la ville : les leviers de l'expansion sont exogènes depuis que les grands circuits marchands sont installés, notamment depuis l'insertion de l'Afrique noire, et subsidiairement du monde slave, dans ce circuit, désormais sous le contrôle, depuis le IXème siècle, des métropoles arabes. Ces nouveaux leviers proviennent pour l'essentiel du drainage de l'or à une échelle grandiose, jamais égalée : cet or est monétisé et la frappe connaît une rigueur et un effort d'unification suscités par l'envergure internationale des échanges commerciaux. Il semble que les réserves en or des califats Ummeyades et Abbassides permettaient non seulement la satisfaction de besoins extrêmement «raffinés» (produits de luxe, produits exotiques, dépenses d'apparat, mécénat, etc..) mais encore de thésauriser des excédents fabuleux : la cour de Baghdad, sous Harun Ar-Rashid, a connu des «rentrées fiscales» annuelles de l'ordre de 7 500 quintaux d'or monnayé, soit un milliard et demi de dinars.

Un tel contexte a permis une expansion urbaine fantastique : Baghdad, ne pouvant plus tenir à l'intérieur de ses triples murailles, a évolué par translations successives, voire par décentrement du Palais, suivi d'une poussée de la ville vers celui-ci. A la fin du IXème siècle, Baghdad et sa conurbation avaient une superficie égale à celle de Paris. Avec sa population de près de 2 millions d'habitants, Baghdad était la plus grande ville du monde.

Cordoue a connu une progression analogue (500 000 habitants à la fin du Xème siècle), avec le bourgeonnement consécutif aux réimplantations successives du Palais hors des limites initiales de la ville. Kairouan a connu le même sort, du temps des Aghlabides et plus encore avec les Fatimides, puisque les murailles de Kairouan ont sans cesse été défaites pour finir par englober trois villes satellites qui se créeront successivement autour de Kairouan, à savoir : al-'Abbasiya, ar-Raqqada, puis Sabra- Mansuriyya.

Le centre de gravité de Tlemcen a subi de multiples translations également : du nord au sud, d'est en ouest. Cette ville a connu également des moments d'expansion, et de désaffection. Il est difficile de dire à quelle période les limites de la ville étaient le plus larges, car si Tlemcen était la capitale du Maghreb Central sous le règne des Abdelwadites, elle ne semble pas avoir profité avec autant d'ampleur, du mouvement d'expansion connu pour les capitales précédentes. Si l'on se réfère à l'époque romaine, on peut, grâce aux toponymes repérer le tissu urbain : dans le vieil Agadir (actuellement faubourg), le plus ancien minaret de la ville est construit en surélévation d'un édifice chrétien. Récemment, des fouilles ont permis de découvrir que l'infrastructure de cet édifice est trop importante pour que ce lieu ne fût pas central à l'époque impériale. D'autre part, les limites de la ville sous le règne byzantin semblaient parvenir au moins à l'actuelle Place d'Alger, puisque la «Caesaria» (qisariya), «souk» principal de la ville, est un toponyme latin. Quant aux franges suburbaines, elles furent et demeurent naturellement contiguës au vieil Agadir à l'est, et à Qassarîn, Sidi-l-haloui, et Sidi-Saïd, respectivement au nord et à l'ouest : c'est toute la colline de Saf-Saf à l'est, que continue la bande fertile de Bab-Ez-Zawia, puis la zone de Kifâne et Mansourah, plus à l'ouest. Ce domaine agricole particulièrement irrigué et fertile, et où prévaut encore la culture fruitière (vergers arboricoles), peut bien avoir inspiré à l'époque romaine le nom de Pomaria donnée à la ville.

Les limites sud de la ville sont moins nettes, car aucune dépression ne vient centraliser le no man's land qui existe entre les limites de la Qisariya et les monts de Tlemcen qui abritent d'est en ouest les faubourgs d'El ?Eubbâd, Sidi Tahar-Birouana, et Sidi ?Ali-Belhaj - El Qal'a. Dans cet espace-tampon, on trouve un lieu verbalisé en latin mais qui a une connotation rurale plus qu'urbaine : al hartûn (de «hortus» : jardin).

A suivre