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Déchristianisation et sécularisation: œuvres des révolutions et non des réformes

par Khider Mesloub

Tout au cours de sa vie, Karl Marx ne cessait de proclamer que la lutte des classes constitue le moteur de l'Histoire.

Or, y compris dans la sphèrereligieuse qu'on croit hissée dans le ciel éthéré des croyances, rattachée à l'univers spirituel épargné par les soubresauts de l'histoire, cette loi de la lutte de classes opère comme ferment de transformation sociale. Pour mieux appréhender un phénomène social, il ne faut pas l'analyser dans sa phase statique. On saisit mieux le fonctionnement social d'un phénomène, même religieux, dans sa phase dynamique; dans les périodes de transformations sociales radicales plutôt que dans la phase d'évolution statique pacifique, à l'abri de la contestation, car protégée par les institutions dominantes. Lors de l'exacerbation de l'affrontement des classes plutôt que lors de l'assoupissement des rapports sociaux. Certaines courtes périodes révolutionnaires ont fait progresser, de façon extraordinaire, socialement la société plus hâtivement que des siècles d'éducation ne l'auraient jamais permis d'accomplir. Notamment sur le plan de la sécularisation et de la laïcisation, en général, et de la déchristianisation, en particulier. Certains peuples, quoique imprégnés théoriquement de religiosité, ont déboulonné leurs propres croyances religieuses plus radicalement que ne l'auraient fait des siècles d'enseignement «laïque» et d'éducation scientifique bourgeoise. Il en fut ainsi de la France révolutionnaire. En effet, au cours de la Révolution française de 1789-1794, le peuple insurgé des faubourgs et de la campagne, pourtant censément d'obédience chrétienne, avait-il accompli sa propre révolution antireligieuse au sein de la Révolution bourgeoise. En particulier au cours des années 1792-1794.

Jusqu'en 1789, date de la Révolution française, le christianisme était alors une composante essentielle de la société. Pour autant, avec la fin de l'Ancien Régime, le clergé catholique, depuis 1790, par le vote de la Constitution civile du clergé, n'occupait plus la place prépondérante dans la société française, étant désormais directement élu par les citoyens. Le clergé se transforma en fonctionnaire devant prêter serment de fidélité à la Constitution. Certains prêtres refusant de prêter le serment, devinrent réfractaires et passèrent dans la clandestinité. Ils furent pourchassés par les nouvelles autorités révolutionnaires. En outre, dans un climat politique marqué par la suspicion, la condamnation par le pape de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, et de la Constitution civile, suscita l'indignation parmi la population insurgée, désormais méfiante à l'égard de l'Église.

L'année 1793 débuta par la décapitation du roi Louis XVI (le 21 janvier), et poursuivit son œuvre d'anéantissement de l'ancien monde par la liquidation de l'Église, cette «tête pensante» féodale de la société aristocratique. L'indéfectible alliance du trône et de l'autel commença à être brisée.

De manière générale, le phénomène de déchristianisation se caractérisa par sa spontanéité et sa radicalité. Il fut davantage l'œuvre des populations citadines et rurales que du gouvernement de salut public ou de la Convention, entraînés à leur cœur défendant dans cette campagne de laïcisation par l'exacerbation de la lutte des classes. En effet, certains chefs montagnards, notamment Robespierre et Danton, étaient opposés à la politique de déchristianisation, jugée dangereuse pour son risque d'accroissement du nombre d'adversaires de la France révolutionnaire à l'intérieur comme à l'extérieur du pays.

Le mouvement de déchristianisation se déclencha simultanément à Paris et en province. Son objectif fut de faire table rase de la religion chrétienne, associée aux classes parasitaires privilégiées, fustigées et pourchassées par les révolutionnaires pour leurs liens avec les puissances ennemies européennes en guerre contre la nouvelle République jacobine. Cette campagne populaire de déchristianisation traduisait l'hostilité du pouvoir civil révolutionnaire à l'encontre du clergé régulier, accusé de parasitisme et d'inutilité sociale. Dans un second temps, après avoir démantelé l'institution ecclésiastique, les révolutionnaires instaurèrent le culte civique dédié à la Raison (Fête de la Raison : le 10 novembre 1793). Concomitamment, mue par un esprit antichrétien affirmé, la Convention remplaça le calendrier chrétien par le calendrier républicain, symbolisé par la suppression du dimanche. Le culte chrétien fut suspendu.

Certes, la politique de laïcisation de la société débuta dès l'année précédente, en 1792. À la faveur de l'instauration de la République le 21 septembre 1792, le nouvel état civil fut institué. Déjà au mois d'août 1792, du fait de la situation militaire alarmante, au lendemain de l'abdication du roi Louis XVI, pour prévenir toute manifestation de protestation des royalistes, la Commune de Paris prit des mesures restrictives contre le clergé catholique, matérialisées notamment par la prohibition du port du costume ecclésiastique en dehors des célébrations cultuelles, l'interdiction des processions et manifestations religieuses. Pour soutenir l'effort de guerre, les ornements de bronze des églises furent réquisitionnés pour être fondus afin de fabriquer des canons, des objets précieux servant au culte furent également confisqués. Cependant, la campagne de déchristianisation débuta concrètement en l'an II du calendrier républicain, en 1793. Ce fut au cours des années 1793-1794, à l'instigation des clubs et sociétés populaires, que l'incisive opération chirurgicale de déchristianisation fut entreprise pour extirper le christianisme de la société française. Parmi les principales mesures déchristianisatrices, on peut citer, en premier lieu, la « déprêtisation ». Cette mesure radicale avait pour dessein de démanteler le pouvoir de l'Église. Pour ce faire, les révolutionnaires recoururent à plusieurs méthodes drastiques : abdication des fonctions sacerdotales (parfois apostasie), déportation des prêtres réfractaires, obligation de mariage (interdiction pour les prêtres de demeurer célibataires.

Pour les récalcitrants, obligation d'adopter un jeune orphelin ou prendre en charge matériellement un vieillard indigent pour subvenir à leurs éducation et besoins).

En second lieu, la laïcisation. Cette mesure visait la sécularisation de la société par l'éradication des référentiels chrétiens, matérialisée notamment par le remplacement du calendrier grégorien par le calendrier républicain (le comptage des années ne se fera plus en référence à la naissance de Jésus mais l'an I commencera avec la proclamation de la République le 22 septembre 1792. La nouvelle organisation des mois fait disparaître le dimanche traditionnellement consacré à la prière collective catholique, le repos est désormais fixé tous les dix jours-décadi. Les noms des saints qui, jusqu'alors étaient attribués aux jours de l'année, sont remplacés par des noms de légumes, d'outils agricoles ou de vertus); l'instauration de l'état civil régi par les maires et non par les curés; la substitution des prénoms à connotations religieuses par des prénoms révolutionnaires, la fondation d'une éducation laïque totalement soustraite à l'influence de l'Église. En troisième lieu, l'iconoclastie, objectivée par l'extirpation des symboles religieux, la démolition des édifices chrétiens, les autodafés des costumes ecclésiastiques, des ouvrages confessionnels, la confiscation des biens de l'Église. (La cathédrale Notre-Dame de Paris fut transformée en Temple de la Raison le 10 novembre 1793. On y célébrait la fête de la Liberté. Le 23 novembre, toutes les églises de Paris sont fermées). En quatrième lieu, l'institutionnalisation de «cultes républicains» : culte de la raison, culte des martyrs de la liberté, cultes civiques, culte de l'Être suprême.

En cinquième lieu, le changement de noms des communes. En effet, le 17 octobre 1793, un décret officialisa les modifications de noms de milliers de communes précédemment rebaptisées par les sans-culottes. Pour rompre avec l'Ancien Régime, incarné par la féodalité, la royauté, la bigoterie et les superstitions, ces derniers s'attachèrent à composer des noms républicains originaux expurgés de toute référence religieuse ou nobiliaire. Des centaines de communes furent rebaptisées, affublées de noms révolutionnaires. Outre ces mesures déchristianisatrices révolutionnaires, la Convention vota le 18 septembre 1794 la séparation de l'Église et de l'État. Ainsi, contrairement à l'opinion communément répandue, c'est la France révolutionnaire qui institua, la première, la séparation des pouvoirs politique et religieux, bien avant les politiciens du début du XXe siècle, en 1905. Le budget des cultes fut supprimé, l'État ne voulant plus subventionner aucun culte. Plus tard, cette mesure sera complétée par la promulgation d'une loi instituant l'interdiction de rétribution du clergé, de fourniture de locaux pour les cultes, d'apparition en public en habit religieux, d'exhibition de tout signe cultuel dans un lieu public. Dans l'article 6, la loi stipule que tout rassemblement de citoyens pour l'exercice d'un culte quelconque est soumis à la surveillance des autorités constituées. Selon certains historiens, le phénomène de déchristianisation, c'est-à-dire la désaffection pour les pratiques religieuses publiques, l'amenuisement de la croyance avaient démarré bien avant le déclenchement de la Révolution. Cette désaffection religieuse, tout comme l'affaiblissement de la foi religieuse, fut souvent liée à l'exacerbation des conflits sociaux opposant les propriétaires terriens ou patrons de fabrique à leurs salariés.

À cet égard, il est important de souligner l'ambivalence de la bourgeoisie en matière religieuse. L'attitude de la bourgeoisie européenne, en général, française, en particulier, à l'égard de la religion fut toujours empreinte d'ambiguïté, voire de versatilité. Dans sa période d'ascension, encore privée du pouvoir étatique, la bourgeoisie adopta, comme on l'a analysé plus haut, une posture anticléricale. Mais, une fois hissée au pouvoir, elle se montra plus conciliante avec la religion, notamment les institutions ecclésiastiques. Ce basculement fut impulsé par Napoléon Bonaparte avec le rétablissement du lien entre État et Église catholique signé par le Concordat de 1801. Cette compromission avec le clergé, pilier de l'église, s'accentuera avec l'irruption du prolétariat sur la scène politique. Dès lors, la bourgeoisie piétinera son matérialisme et adoptera la religion comme arme idéologique dirigée contre le prolétariat. La bourgeoisie, devant la menace de son nouvel ennemi, le prolétariat, s'emploiera désormais à instrumentaliser la religion comme moyen de soumission et de résignation sociale. Cette politique d'endoctrinement religieux s'accroîtra au lendemain du premier assaut du prolétariat en juin 1848. Pour neutraliser le prolétariat, annihiler sa conscience de classe, anéantir sa combativité, Adolphe Thiers, homme d'État défenseur de l'Eglise, de l'ordre social et de la propriété privée, suggérera de recourir à la propagande. « Je veux rendre toute puissante l'influence du clergé, je demande que l'action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu'elle ne l'est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme: jouis...», avait écrit Adolphe Thiers le 18 juin 1848 dans l'Écho des instituteurs. Ce revirement de position de la bourgeoisie sur la question religieuse ne s'explique pas seulement par des mobiles politiques de domination. Cela révèle la pusillanimité de la bourgeoisie à adopter le matérialisme comme mode de pensée. De fait, de par sa nature de classe exploiteuse, elle ne peut épouser la conception révolutionnaire du matérialisme. Aussi, est-elle condamnée à privilégier une vision idéaliste du fonctionnement de la société, pour ne pas dire religieuse. Certes, sur le plan scientifique, en particulier dans le domaine de la connaissance de la nature indispensable au développement des forces productives, la bourgeoisie, par utilitarisme, s'est émancipée tôt du dogme religieux pour s'adonner audacieusement à la recherche permettant les plus performantes inventions, notamment techniques, exploitables dans le domaine de l'industrie, source de sa richesse extraite de la plus-value soutirée aux travailleurs. Mais dès lors qu'il s'agit d'explorer les sciences sociales, les scientifiques bourgeois témoignent, par idéalisme, d'un esprit moins rigoureux pour analyser l'évolution et les contradictions de la société.

Car la science bourgeoise ne peut récuser le substrat idéologique légitimant l'exploitation des prolétaires au sein de la société capitaliste. La bourgeoisie et ses plumitifs s'accordent tous sur le dogme de la préservation de l'ordre social dominant, système d'exploitation et d'oppression naturalisé par ces féodaux des temps modernes. Hormis la France, on assistera au même phénomène de déchristianisation en Russie au lendemain de la révolution bolchevique de 1917. De même, la Révolution espagnole de 1936-1939 fut-elle submergée par une vague antichrétienne virulente accomplie par un peuple censément pieux, éradiquant en quelques mois des siècles de croyance. Cette transformation radicale des mentalités ne fut pas l'œuvre de l'éducation ou de la culture, ni, à plus forte raison, d'une campagne pédagogique de laïcisation, mais le produit de la lutte sociale qui, parvenue à une phase d'exacerbation, permit l'émergence d'une conscience politique radicale. Ces événements offrent un exemple de conscientisation politique inégalée où les peuples combattent à la fois leurs classes dirigeantes mais également les hiérarchies religieuses, autrement dit les institutions confessionnelles, armatures de toute croyance, bras armé spirituel de la classe dominante. L'histoire est émaillée de révoltes sociales durant lesquelles le peuple a brûlé les palais, mais également les temples religieux. Et ce n'est assurément pas par accident historique, par pur hasard. Au fond de lui, le peuple est toujours conscient de l'alliance nouée entre institutions religieuses et pouvoir étatique, entre la hiérarchie confessionnelle et la classe dominante, entre le sabre et le goupillon. Toujours conscient du rôle social de la religion, de sa fonction de conservation de l'ordre existant dominant. Récemment, lors des soulèvements populaires de novembre 2019, c'est en Iran, pays censément le plus théocratique du monde, que des mosquées furent saccagées et incendiées.

Pour les protestataires, ces mosquées symbolisent la domination, l'aliénation, le despotisme du pouvoir autocratique des mollahs, alliés de la bourgeoisie étatique et commerçante. De même, symptomatique du réveil de la conscience, lors de ce grand mouvement de révolte populaire, de nombreuses femmes iraniennes enlevèrent leur voile, symbole de leur oppression, en signe de protestation contre leur asservissement.