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De qui et de quoi voulons-nous dépendre ? (Suite et fin)

par Derguini Arezki*

Dans le sillage d'A. SEN, on peut demander : ne se comportait-on pas de la même façon dans la société de subsistance avec les artisans et les marchands[4] ? On ne comptait pas sur leur sympathie et leur solidarité, on ne les comptait pas parmi les siens, on voulait être quitte avec eux. Adam Smith confondait-il aussi familier et étranger ? Mais aussi, amour de soi et amour de l'humanité n'arrivent-ils pas parfois à se confondre, à être l'un dans l'autre ? Le boulanger et le boucher n'arrivent-ils pas parfois à s'identifier dans l'amour de leur métier et de leur travail bien fait ?

On ne devrait donc pas être porté à confondre la relation de personnes qui ne se doivent rien à celle de personnes qui ont des devoirs réciproques. Ni la relation des personnes avec qui on peut être en empathie, avoir de la sympathie, telles celles qui cultivent avec nous l'industrie de la tribu, avec d'autres dont on ne peut, ni ne veut se mettre à la place. Et encore, ne faut-il pas se connaître et connaître son concurrent pour remporter la compétition ? L'empathie n'exclut l'antipathie.

Le producteur spécialisé dépend absolument d'autrui. Il ne pourra continuer d'exercer son métier que s'il recouvre ses coûts, parvient à solder ses comptes. L'échange crée de l'interdépendance, mais fait abstraction du lien social. Il solde les comptes, il rend quitte, indépendant. Ce qui le rend souvent avantageux, mais tend aussi à transformer la société en société liquide[5]. Ce qui crée du lien social, c'est l'amour de l'industrie nationale[6] qui fait que les producteurs coopèrent. De plus, A. Smith s'imagine dans une société où tout le monde est spécialisé dans une production et que l'accroissement de chaque production conduit à l'accroissement de toute la production et que tout le monde est attaché à la production globale.

Il y a alors identité parfaite entre l'intérêt de chacun et l'intérêt de tous, intérêt général qui peut par ailleurs se révéler non écologique. Et c'est bien ce que soutenait Adam Smith : si l'on sert le développement de l'industrie nationale, l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt de tous.

On peut ainsi affirmer que réduire les relations d'une personne aux seules relations que son métier lui permet d'exercer, autrement dit les échanges d'une personne aux seuls échanges avec les étrangers, c'est transformer les relations des individus dans une société à des relations entre étrangers. Cela n'est concevable ni dans le milieu familial, ni dans celui du travail, ni dans celui des affaires. « Le monde des affaires sans codes moraux est non seulement indigent moralement, mais il risque également de réaliser des performances très médiocres »[7]. Une personne s'inscrit toujours dans un système d'interdépendances quoiqu'il puisse ne pas en avoir la perception.

C'est toujours sur la congruence des intérêts que l'individu et la société comptent. Il y a chez A. Smith, comme une morale de l'intérêt commun qui se fonde sur la congruence de l'intérêt particulier et de l'intérêt national. Intérêt commun et intérêt particulier doivent se soutenir mutuellement pour être servis. La sympathie est communion des intérêts. Ils se complètent, s'opposent, mais ne s'excluent pas en règle générale. Entre de purs étrangers, ils s'excluent. L'exclusion est un cas, pas la règle générale. Effectivement dans la production, il faut qu'il y ait en même temps de la compétition et de la coopération. Mais aussi dans l'échange. La sympathie avec le boulanger ou le boucher est latente. On ne peut donc pas réduire les relations entre les individus à des relations entre étrangers et de seule compétition.

C'est la raison pour laquelle, dans les sociétés postcoloniales, l'extension du marché, comme extension de la logique de l'intérêt particulier, privé de ses dimensions globale et amicale, oubliant la préférence locale et nationale, a abouti à la destruction de la confiance sociale, compliquant la coopération au lieu de la faciliter. Les intérêts réciproques n'ont pas été compris.

On répète souvent et à raison que « le commerce c'est la confiance », car seule la confiance peut faire admettre à l'acheteur que l'asymétrie d'information souvent inévitable entre lui et le vendeur ne sera pas utilisée contre lui. Quand j'achète un outil, une machine qu'un vendeur fait produire en Chine et que le produit n'est pas certifié, je ne peux pas avoir la connaissance de la qualité du produit, je ne peux donc faire confiance qu'à son prix. J'achèterai moins cher si je ne peux pas compter sur la confiance que j'ai dans le vendeur qui m'assure du rapport qualité/prix[8].

Protéger, développer la confiance sociale est une exigence du développement des échanges. Des sociologues parlent de capital social pour désigner la confiance sociale, des économistes parlent de facteur de production invisible, des politistes d'institution invisible. Mais ici aussi confiance sociale et calcul ne s'excluent pas, ils se complètent. Le calcul est une confiance objectivée, il écarte la défiance et épargne la confiance. La confiance doit être bien placée, dit aussi le sens commun.

La logique du don n'est pas propre à la société de subsistance

Rappelons que le marché naît à l'extérieur de la tribu. Ce n'est pas pour cela qu'il faut dire que dans la société non marchande la règle de l'échange c'est le don. Il y a d'abord peu d'échange, les producteurs produisant les mêmes choses. Il y a aussi du donnant-donnant ou troc et du prêt. Cependant, à la différence de la société marchande ce qui circule le plus obéit à la règle du don et du contre-don différé plutôt qu'à la règle du donnant-donnant. Aussi oppose-t-on facilement ce qui s'échange dans la société marchande et ce qui se donne dans la société non marchande pour affirmer que le don caractérise la société non marchande et le donnant-donnant la société marchande. Mais cela n'est pas tout. Dans le marché, un producteur spécialisé vivant d'une seule production par laquelle il doit acheter la production d'autres producteurs spécialisés pour subsister ne peut pas donner sans recevoir.

Sans le donnant-donnant, il ne peut subsister. Mais il peut donner de son surplus. Ici aussi, le don concerne le surplus. Et il est aussi, sinon plus important dans la société marchande.

Si le don ne concerne que le surplus, on ne peut donc pas considérer qu'il est seulement la règle de l'économie de subsistance où il n'y a pas d'échange parce que les producteurs produisent les mêmes choses. La division du travail permet l'échange, elle sépare les productions, mais elle ne les réunit pas d'elle-même. Ce n'est pas parce que les produits de subsistance qui se donnaient dans les sociétés de subsistance s'échangent dans les sociétés marchandes que le don caractériserait les sociétés de subsistance et l'échange les sociétés marchandes. L'échange se rapporte à la division du travail, aux « producteurs indépendants », le don se rapporte à la solidarité des producteurs et des non-producteurs. Avec la division du travail, des producteurs perdent leur activité, des sociétés ont perdu/égaré l'esprit du don et se désolidarisent, et d'autres qui ont gardé un tel esprit et restent solidaires.

Si le mono-producteur reçoit moins que ce qu'il donne, il ne pourra pas subsister de sa seule activité. Le marché ne lui garantissant pas une activité permanente. S'il doit compter sur le marché pour subsister, il doit recevoir plus afin de pouvoir y rester.

Car le marché étant concurrentiel, il doit pouvoir améliorer son produit ou changer d'activité. Si le marché refuse sa production, il ne pourra subsister que s'il peut compter sur une caisse de solidarité à laquelle il donnait, contribuait, qui peut désormais lui donner/rendre.

Dans la société non marchande, le producteur donne son surplus, il a besoin d'une réciprocité qui n'est pas immédiate, il donne quand il dispose d'un surplus, il reçoit plus tard quand il a un besoin. C'est la logique du don qui fait faire société : les individus s'appuient les uns sur les autres. Dans le marché, entre les individus, ce qui est saillant et suffisant c'est le donnant-donnant, c'est le « nous sommes quittes », le chacun pour soi. Hors du marché, entre les individus lorsqu'il y a société, c'est le don et le contre-don différé qui fait relation. Tu donnes aujourd'hui à la société quand tu es dans le marché, elle te rendra demain si tu en sors. Si entre les individus la logique du don et du contre-don différé ne fonctionne pas, il n'y aura pas de lien, pas de société. La société non marchande recevant moins voit son surplus se raréfier, elle pourra de moins en moins donner, être de moins en moins solidaire. L'expression française « entrer comme dans un marché » signifie bien qu'il y a une différence française entre le marché et la société.

Quand ils entrent en concurrence dans un marché, les producteurs peuvent devenir des étrangers les uns aux autres, ils peuvent oublier ce qu'ils étaient avant d'entrer en concurrence. Ou ils peuvent rester des familiers. Ils peuvent comprendre leur intérêt mutuel, ce de quoi se soucie la justice sociale, mais aussi l'efficacité économique.

Le boucher peut comprendre, faire sien, l'intérêt du boulanger, faire société avec le boulanger et son bon pain. Le consommateur peut se mettre à la place du producteur et inversement. Cela fait du bien au marché et pas du tort, cela réalise l'équilibre, l'identité de la production et de la consommation. Le problème d'Adam Smith n'a probablement pas de solution dans la logique où les contraires, amour de soi et amour de l'humanité, s'excluent et ne se complètent pas. Pourtant l'amour de soi ne peut-il pas se voir dans l'amour de l'humanité ? Le respect de soi dans le respect d'autrui ? Et inversement ?

Il n'y a donc jamais confusion de la société et du marché, c'est la confiance qui lie des producteurs qui ne sont « indépendants » qu'en apparence, comme il ne faudrait pas confondre marché et concurrence, coûts de transactions faibles et élevés. Tous les pays riches du monde dépendent de transactions qui se déroulent pour l'essentiel hors des marchés, comme les allocations chômage, les retraites et d'autres composantes du système social, de l'éducation et de la santé. C'est la caisse commune qui fait la société[9]. Mais il n'y a pas non plus exclusion.

Reste à savoir comment vont coexister société et marché : l'un peut déteindre sur l'autre. Objectivement, il apparaît que la coexistence du marché et de la société dépend de l'existence d'un surplus qui échappe à la règle du donnant-donnant et reste soumis à la règle du don et du contre-don différé. En d'autres termes, il faut que la société puisse disposer d'un surplus qui soit régulièrement renouvelé, pour qu'elle puisse ensuite vouloir en faire don.

La question du surplus et des propensions sociales

La question devient comment convenons-nous de définir le surplus ? On peut dire que c'est ce qui reste après la consommation productive et la consommation proprement dite. La compétition entre « producteurs indépendants » étant la règle pour se maintenir dans le marché, celui dont dépendent les sociétés aujourd'hui étant mondial, on peut dire que pour les sociétés la question de savoir qui accordera le plus à l'investissement n'est pas indifférente. Il se peut qu'après l'investissement, il ne subsiste rien du surplus qui puisse être accordé à la caisse de solidarité sociale. On peut imaginer qu'une société marchande engagée dans une compétition féroce pour s'arroger une place dans le marché mondial n'ait que peu de pitié pour les victimes de la compétition et ne laisse rien subsister du surplus pour la société. Le champ de la bataille économique serait jonché de cadavres. L'économie politique classique parlait de « salaire de subsistance » et partageait le surplus entre propriétaires et capitalistes. À la suite de l'économie politique classique, mais à l'image ancienne des villages kabyles et de la cité mozabite, par exemple, on peut accorder à la société le pouvoir de définir un niveau de subsistance garanti pour tous après avoir défini le surplus nécessaire à un taux d'accumulation donné. Une consommation collective doit être garantie avant que la liberté individuelle de consommer ne soit admise. Cela veut dire aujourd'hui qu'un ensemble de services publics/collectifs doivent être garantis pour permettre un fonctionnement démocratique de la société.

Avec le président Boumediene cela a été fait, mais en comptant sur les hydrocarbures et non sur les propensions de la société. Le taux d'accumulation élevé ne fut pas accompagné de propensions sociales correspondantes de l'épargne et de l'investissement. La société n'investissait pas dans l'accumulation. Le taux public d'accumulation élevé comprima la propension à consommer qui se détendit une fois la pression relâchée, au contraire de la propension élevée à importer, qu'il enclencha qui persista. Le processus d'accumulation échoua et l'on se retrouva avec deux propensions à consommer et à importer élevées.

Les rapports de la société et de la société marchande consistent essentiellement en travail et en nature. Le travail, les richesses naturelles et la monnaie, les marchandises dites fictives par Karl Polanyi, sont fournis par la société non marchande à la société marchande. Les marchés du travail, de la terre et du sous-sol définissent ces rapports à l'avantage de la société et/ou de la société marchande, selon qu'il y ait exploitation et surexploitation du travail et de la nature ou complémentarité réciproque du travail et de la propriété. Le principe de la propriété privée exclusive permet de définir ces rapports à l'avantage de la société marchande. Le travail est alors complémentaire de la propriété, mais pas l'inverse. Le principe de la propriété privée non exclusive permet de définir des rapports de complémentarité réciproques.

Imaginons donc que la société algérienne ne fut pas colonisée, que le développement des rapports entre la société et la société marchande ait connu une évolution pacifique. Imaginons que le producteur de la société de subsistance ait pu se convertir en producteur spécialisé sans que la collectivité ne renonce à son droit de propriété sur la terre. Imaginons que le nouveau producteur marchand reste ainsi copropriétaire de la terre qu'il ne travaille plus. Supposons qu'il concède à travers sa collectivité son droit d'usage sur la terre à un producteur spécialisé et au producteur qui ne se spécialise pas pour qu'il puisse continuer à vivre d'une économie de subsistance en recourant à du travail salarié partiel de temps à autre pour s'assurer un revenu monétaire qui complète sa consommation devenue en partie marchande. Supposons donc une séparation qui ne soit pas complète de la société marchande et de la société non marchande. Que le producteur puisse se spécialiser en entrant dans l'économie de marché et se déspécialiser en sortant de l'économie marchande et en entrant dans l'économie non marchande. La société marchande ainsi ne serait pas seule à définir les conditions de subsistance. Comment user de la terre, du sous-sol et du travail pourrait ainsi être défini par la société entière et non par la seule société marchande. Plutôt que de contraindre les individus non propriétaires au travail par la menace du chômage, la société marchande ferait appel à la solidarité de la société non marchande, à l'esprit de corps social. Que peuvent en effet les élites sans la société qui se fait peuple ?

Société marchande et non marchande: identité et différence

La société pourrait alors définir clairement les rapports qu'elle entretiendra avec sa société marchande et le marché mondial. Voilà ce qui s'échange entre société marchande et société non marchande et voilà ce qui s'échange entre société marchande et marché mondial. Il faut revenir de la pensée dichotomique qui oppose absolument planification et marché. La société, les individus et les groupes planifient et marchandent. Il me semble que les frontières entre ces trois mondes peuvent être nettes. Dans cette perspective, la société marchande constitue dans le marché mondial comme la pointe conquérante de la société. La société ne concède pas seulement à la société marchande le meilleur d'elle-même, le meilleur de ses « facteurs de production » pour affronter la compétition mondiale, elle est aussi dans cette compétition. Si la société n'est plus dans la société marchande, si elle relâche ses liens avec elle, si elle renonce à l'effort d'en faire partie, la société marchande sera portée à se détacher d'elle, à se soumettre à des forces supérieures. Il faut une distinction, non pas une séparation, et une identité nette entre les deux sociétés de sorte que leurs rapports puissent être nets.

On peut dire qu'il y a menace de destruction de la société, lorsque le marché et la société n'admettent plus de frontières entre eux et ne sont plus l'un dans l'autre, ne se «comprennent» plus ; lorsque les rapports entre les individus, leurs échanges, tendent à être réglés par le donnant-donnant sans qu'il ne soit permis à chacun d'apporter au marché ce qui lui permet d'obtenir de lui ses moyens de subsister. Autrement dit, lorsque le marché transforme tout le monde en étrangers sans être capable de les intégrer, lorsque le marché impose sa règle et son esprit à une société qui lui reste largement extérieure, bref, lorsque le marché défait la société pour l'intégrer et ne peut y réussir. Car il ne peut y réussir. Lorsque le marché défait la société, il se défait lui-même. Lorsque la société relâche son rapport à la société marchande, elle n'obéit plus à la logique du don. Car plus elle s'efface devant le marché, plus elle doit s'effacer en lui. Le marché est dans la société et la société est dans le marché. En se désolidarisant du marché, la société vide le marché de ses forces ; en se désolidarisant de la société, en l'atomisant, en ne produisant que des étrangers, le marché détruit le lien qui forme les forces sociales.

Les liens de solidarité entre les individus dans la société ne peuvent pas être à sens unique : celui qui reçoit doit pouvoir rendre. Chacun doit pouvoir donner d'un surplus présent ou futur. Avec le développement du marché, la société sera préservée si les producteurs marchands donnent de leur surplus. Mais pour que cela devienne une règle, il faut que ceux qui reçoivent aujourd'hui puissent rendre demain. Il faut que ceux qui restent dans le marché puissent donner à ceux qui en sortent. Que ceux qui y restent puissent encore avoir besoin de la solidarité de ceux qui en sont sortis. Autrement dit, il faudrait qu'il y ait toujours circulation entre la société comprise par le marché de celle qui ne l'est pas, qu'insiders et outsiders puissent s'échanger les positions. Que le pauvre ne soit pas condamné à rester pauvre.

Il faut que ceux qui reçoivent de leurs parents et qui ne peuvent rendre à leurs parents, du fait d'un système de sécurité sociale, puissent rendre à leurs propres enfants. Ce qu'illustre la crise du système de sécurité sociale dit de répartition dans les pays riches. Parce qu'il comptait sur la seule croissance du produit marchand, sur le seul marché et non sur la société (rendre aux enfants), parce que la logique du don et du contre-don fut rompue, le système de sécurité sociale est en crise dès lors que la croissance faiblit. Le vieillissement de la population et la décroissance du produit marchand mettent alors la société en crise.

En guise de conclusion

La logique du don et du contre-don différé doit comprendre, compléter la logique du donnant-donnant et inversement. Lorsque la société marchande tend à absorber l'ensemble de la société, la logique du don semble s'effacer devant la logique du donnant-donnant. La société marchande est tellement performante que toute la société est dans le marché, fait machine/corps économique. Lorsque la société est dans le marché, la logique du don ne disparaît pas, elle cesse seulement d'être extérieure à la société marchande. La logique du don réapparaît dans la société marchande qui fait don d'un surplus. Elle réapparaît sous la forme d'un consentement à l'impôt, donc au service public, à la consommation collective.

La société non marchande est alors à l'intérieur de la société marchande en latence et la logique du don celle d'un moment de la société marchande, que manifestent des services publics de qualité, la forte complémentarité réciproque du travail et de la propriété qui fait la compétitivité de la production. Lorsque la société marchande se contracte, la société non marchande doit pouvoir se reconstituer à l'extérieur de la société marchande de sorte que la société ne repose pas tout entière sur la société marchande, de sorte que chacun puisse être producteur.

Le colonialisme a détruit la capacité de donner de la société et donc sa capacité de convenir d'une consommation collective et de dégager un surplus. L'État postcolonial ne l'a pas rétabli. Il a fait fonction de société comme un deus ex machina, il a donné à la place de la société qui n'a pas rendu. Il faut désormais que les individus donnent à la société pour qu'elle puisse leur rendre. Les individus accepteront-ils de donner au représentant de la société ? Ils le feront s'ils se reconnaissent dans la société qu'il représente, s'ils reconnaissent que ce qu'ils donnent aujourd'hui leur sera rendu demain, s'ils observent dans le fonctionnement de la société l'effectivité de la logique du don. Le donnant-donnant (l'échange) et le don (le don et le contre-don différé), comme la compétition et la coopération, la nation et la tribu, le local et le global, le plan et le marché, la confiance et le calcul, l'intérêt et la sympathie, ne doivent pas être pensés dans des rapports d'exclusion, mais de complémentarité réciproque. Nous avons longtemps évité la construction de la société par le bas, il faudra probablement attendre la faillite de la construction par le haut, ainsi qu'une meilleure compréhension de la construction démocratique, pour nous y contraindre. Il faudra être prêt quand la société va basculer. Pour le moment l'État continue de polariser les demandes. Si une telle polarisation s'exacerbe, ce sont les contraires qui avec elle vont se révéler intenables.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

Notes

[4] Les métiers de boucher, de forgeron par exemple.

[5] Voir l'approche du sociologue allemand ZygmuntBauman. La vie liquide. Le Rouergue - Chambon, 2006. La société est liquide, parce que les liens permanents entre hommes et femmes sont devenus impossibles.

[6] Il faut ici entendre ici par industrie, ce que le mot signifiait au départ : art, les métiers et arts mécaniques. L'expression « cultiver les arts », ne retient que les arts intellectuels, un grand défaut. Cultiver les arts matériels devrait être un leitmotiv de la société non industrielle, un des objets principaux de l'économie non marchande. Car les arts matériels constituent la mémoire de base de l'industrie. L'industrialisation est mécanisation et automatisation. C'est la culture des arts, ses progrès, qui supporte ceux de l'industrialisation.

[7] Amartya Sen. Ibid.

[8] Georges Akerlof dans un des articles les plus partagés au monde, « The Market for «Lemons»:Quality Uncertainty and the Market Mechanism » The Quarterly Journal of Economics, Volume 84. Issue 3, August 1970, Pages 488?500, montre comment la mauvaise marchandise chasse la bonne marchandise du marché des voitures d'occasion à cause de l'exploitation de l'asymétrie d'information par le vendeur. L'absence de confiance entre vendeur et acheteur conduit le marché à régresser au lieu de se développer.

[9] Cela me fait penser à la City de Abderahmane Hadj Nacer et «il n'y a pas de société» de Margaret Thatcher. Une banque peut administrer la coopétition des individus et des groupes, elle peut être leur « caisse commune ».