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L'inflation impactera à la fois les actions et les obligations

par Nouriel Roubini*

NEW YORK ? L'inflation en hausse aux États-Unis et à travers le monde contraint les investisseurs à évaluer les effets probables des actifs «risqués» (généralement les actions) et des actifs «sûrs» (tels que les bons du Trésor américain). Le conseil habituel en matière d'investissement consiste à répartir sa richesse selon un rapport de 60/40 : 60 % d'un portefeuille doit concerner des actions à plus haut rendement mais plus volatiles, et 40 % être consacré à des obligations à rendement moindre mais moins volatiles. Le raisonnement consiste à considérer que le prix des actions et celui des obligations sont généralement négativement corrélés (quand l'un augmente, l'autre diminue), et par conséquent que cette répartition équilibrera les risques et rendements d'un portefeuille.

En période de «risk-on», lorsque les investisseurs sont optimistes, les prix des actions et les rendements des obligations augmentent, et les prix des obligations diminuent, avec pour conséquence un recul du marché des obligations ; en période de «risk-off», lorsque les investisseurs sont pessimistes, les prix et rendements suivent une trajectoire inverse. De même, lorsque l'économie est en plein essor, les prix des actions et rendements des obligations ont tendance à augmenter, pendant que les prix des obligations diminuent, tandis que l'inverse s'observe en phase de récession.

Seulement voilà, cette corrélation négative entre prix des actions et prix des obligations présuppose une inflation faible. Lorsque l'inflation augmente, les rendements des obligations deviennent négatifs, dans la mesure où les rendements croissants, conduits par des projections d'inflation plus élevées, réduisent leur prix de marché. Toute augmentation de 100 points de base des rendements des obligations à long terme aboutit à une diminution de 10 % du prix de marché ? une perte importante. En raison d'une inflation et de projections d'inflation plus élevées, les rendements des obligations ont augmenté, et le rendement global sur les obligations à long terme a atteint -5 % en 2021.

Au cours des trente dernières années, les obligations n'ont que très rarement offert un rendement annuel global négatif. La baisse des taux d'inflation depuis des niveaux à deux chiffres jusqu'à de très faibles niveaux à un seul chiffre a engendré un long marché haussier des obligations ; les rendements ont diminué et ceux des obligations ont atteint des niveaux hautement positifs à mesure de l'augmentation de leur prix. Les trois dernières décennies ont par conséquent contrasté nettement avec les années 1970 stagflationnistes, lorsque les rendements des obligations culminaient parallèlement à une inflation supérieure, conduisant à des pertes de marché massives pour les obligations.

Mais l'inflation est également mauvaise pour les actions, dans la mesure où elle entraîne des taux d'intérêt plus élevés ? à la fois en termes nominaux et réels. Ainsi, en période de hausse de l'inflation, la corrélation entre prix des actions et prix des obligations passe de négative à positive. Une inflation plus élevée conduit à des pertes du côté des actions comme des obligations, tel qu'observé dans les années 1970. En 1982, le ratio cours/bénéfice du S&P 500 s'élevait à 8, tandis qu'il dépasse aujourd'hui 30.

Certains exemples plus récents démontrent également que les actions souffrent lorsque les rendements des obligations augmentent en réponse à une inflation plus élevée, et que les projections d'inflation plus forte conduisent à un resserrement de la politique monétaire. Les actions même les plus vantées dans les domaines de la croissance et des technologies ne sont pas à l'abri d'une hausse des taux d'intérêt à long terme, dans la mesure où il s'agit d'actifs «de longue durée» dont les dividendes se situent dans un avenir plus lointain, ce qui les rend plus sensibles à un facteur d'actualisation plus élevé (les rendements des obligations à long terme). En septembre 2021, lorsque les rendements du Trésor à dix ans ont augmenté de seulement 22 points de base, les actions ont chuté de 5-7 % (avec une plus forte baisse pour un Nasdaq à forte intensité technologique que pour le S&P 500).

Cette tendance s'est prolongée jusqu'en 2022. Une modeste augmentation de 30 points de base des rendements des obligations a entraîné une correction (diminution d'au moins 10 % de la capitalisation totale de marché) sur le Nasdaq, et une quasi-correction sur le S&P 500. Si l'inflation demeurait bien supérieure à la cible de 2 % fixée par la Réserve fédérale américaine ? même si elle diminuait légèrement par rapport à ses niveaux actuellement élevés ? les rendements des obligations à long terme atteindraient des niveaux largement supérieurs, et les prix des actions pourraient finir en «bear country» (chute de 20 % ou plus).

Plus significatif encore, si l'inflation demeurait plus élevée qu'au cours des récentes décennies passées (la «Grande Modération»), une répartition de portefeuille 60/40 entraînerait des pertes massives. La tâche consiste par conséquent pour les investisseurs à trouver un autre moyen de couvrir les 40 % de leur portefeuille qui se situent dans les obligations.

Trois options au moins existent pour protéger la part de revenu fixe d'un portefeuille 60/40. La première consiste à investir dans des obligations indexées sur l'inflation, ou dans des obligations d'État à court terme dont les rendements sont révisés rapidement en réponse à une inflation plus élevée. La deuxième option consiste à investir dans l'or et autres métaux précieux dont les prix ont tendance à augmenter avec l'inflation (l'or constitue toujours une bonne protection contre le type de risques politiques et géopolitiques susceptible de frapper le monde dans les prochaines années). Enfin, reste la possibilité d'investir dans des actifs réels à l'offre relativement limitée, tels que les terrains, propriétés et infrastructures.

L'équilibre optimal entre obligations à court terme, or et immobilier évoluera au fil du temps, de manière complexe, en fonction des conditions macroéconomiques, politiques et de marché. Oui, certains analyses affirment que le pétrole et l'énergie ? aux côtés de certains autres produits de base ? peuvent également constituer une bonne couverture contre l'inflation. La question est néanmoins complexe. Dans les années 1970, ce sont les cours plus élevés du pétrole qui avaient provoqué l'inflation, pas l'inverse. Par ailleurs, compte tenu de la pression actuelle en faveur d'une sortie progressive du pétrole et des combustibles fossiles, la demande dans ces secteurs pourrait bientôt atteindre un pic.

S'il est possible de débattre du juste équilibre d'un portefeuille, une chose est certaine : les fonds souverains, fonds de pension, fonds de dotation, fondations, gestionnaires de patrimoine, et particuliers qui suivent la règle du 60/40 feraient bien d'envisager de diversifier leur portefeuille s'ils entendent se couvrir contre la hausse de l'inflation.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Professeur émérite à la Stern School of Business de l'Université de New York - Economiste en chef d'Atlas Capital Team, société de gestion d'actifs et fintech spécialisée dans la couverture contre l'inflation et autres risques extrêmes.