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Albert Cossery : l'écrivain égyptien de l'indolente paresse et de la douce allégresse (2/3)

par Khider Mesloub

Dans les années 1980, grâce à Joëlle Losfeld, sa nouvelle éditrice (éditions Losfeld), l'œuvre d'Albert Cossery connaît un nouveau souffle, une esquisse d'immortalité. En effet, les livres de Cossery timidement commencent à s'imposer sur les rayonnages des librairies françaises.

Pour la première fois, il consent même à faire la promotion de ses livres. Depuis lors, les ouvrages de Cossery font désormais partie du paysage littéraire. Son œuvre est traduite en quinze langues. En revanche, dans son pays natal, dont il a conservé la nationalité (il a toujours profondément tenu à sa nationalité égyptienne : il a refusé d'être naturalisé, déclarant ne s'être jamais senti Français, en dépit de son amour pour la langue et la culture françaises), longtemps l'œuvre de Cossery demeure quasiment méconnue. Cependant, le public égyptien le découvre tardivement à travers notamment les adaptations cinématographiques de Mendiants et Orgueilleux (1991) et La Violence et la Dérision (2001) réalisées par l'Égyptienne Asmaa El-Bakry. En 1998, une opération du cancer du larynx le prive désormais de ses cordes vocales. Après l'opération, Albert Cossery chuchote plus qu'il ne parle. Griffonne sur un bout de papier pour «converser», quand son interlocuteur ne le comprend pas.

Soit dit en passant : c'est à cette période que j'eus l'honneur de rencontrer Cossery dans une librairie parisienne lors d'une séance de dédicace de son livre «Les couleurs de l'infamie». Malgré ses difficultés de parler, avec sa voix inaudible, nous avions pu échanger quelques mots ensemble. Puis, il m'a dédicacé son livre de sa main de maître de l'art de vivre.

À l'évidence, c'est un auteur visionnaire. Dans son prémonitoire roman ?'Une ambition dans le désert'' publié en 1984, le seul roman dont l'histoire ne se déroule pas en Égypte mais à Dofa, nom fictif d'un pays du Golfe, Cossery prophétise la guerre du Golfe. Dans ce livre, il préfigure l'instrumentalisation du terrorisme par les puissances impérialistes. Cossery relève avec justesse combien l'existence de pétrole dans le sous-sol d'un pays est une véritable malédiction, surtout quand le pays est pauvre, car le pétrole attire la rapacité de la «grande puissance impérialiste, porteuse de toutes les ignominies» (Cossery vise ici l'impérialisme américain pour lequel il vouait une haine inexpiable).

Éloge de la philosophie cossérienne

La modestie de sa vie a nourri la vie modeste de son œuvre. En effet, l'œuvre romanesque d'Albert Cossery est parcimonieuse. En plus d'un demi-siècle de carrière littéraire (70 ans), Cossery n'a écrit que 8 magnifiques livres. Avec uniquement huit ouvrages à son actif, d'aucuns ont calculé que Cossery a rédigé une phrase par jour. À la remarque étonnée émise par quelqu'un sur cette parcimonie rédactionnelle, il répond : «Une phrase par jour, c'est beaucoup» ! Sa devise est : «Une ligne par jour. Mais chaque phrase doit être porteuse d'une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot». Cossery aspire à ce que chaque phrase soit : «la goutte d'ammoniaque qui tire les gens de leur torpeur. Elle provoquera une rupture qui sapera les fondements de cette fausse cohésion imposée par les mécanismes d'une société close, stéréotypée, qu'elle soit régie par le système capitaliste ou tout autre système économique». Son combat contre toutes les formes d'aliénation imprègne toute son œuvre.

Cossery est un écrivain paresseux. Lors de l'une de ses dernières interviews en 2008, Cossery prend à témoin le journaliste et lui dit : «Regardez mes mains, elles n'ont jamais travaillé depuis deux mille ans». Jusqu'au seuil de la mort, il a refusé d'aliéner son corps, de se compromettre dans l'aliénation professionnelle.

La majorité de ses romans se déroule en Égypte, son pays de naissance. Toutefois, quoique les personnages évoluent en Égypte, par la sagesse exhalée de ses romans, Cossery décrit en vérité l'homme universel. Dans chacun de ses romans revient en leitmotiv cette suggestion adressée à ses lecteurs : préservez votre vie des agitations stériles du monde aliénant. Épargnez votre énergie en vous dispensant de l'esclavage salarié. Au reste, dans une interview au journal le Figaro-Magazine, au journaliste qui lui demande : «Pourquoi écrivez-vous ?», il lui rétorque spontanément, du tac au tac : «Pour que quelqu'un qui vient de me lire n'aille pas travailler le lendemain». Ainsi, fidèle à lui-même, en conformité avec sa philosophie de la paresse, il s'est appliqué à ne jamais travailler. Il a vécu chichement de ses droits d'auteur, sans rien posséder.

Pourtant, cet homme du Nil, né dans une famille bourgeoise copte d'Égypte d'origine grecque et syrienne, scolarisé au lycée français du Caire, tôt installé à Paris, aurait pu avoir la vie d'un bourgeois grâce à ses compétences et à sa plume. Ami de grands écrivains richissimes et de célèbres artistes fortunés, Cossery aurait pu profiter amplement de leur générosité. Il aurait pu devenir riche. Profiter de ses amis fortunés. Posséder des sculptures de son ami Giacometti, des toiles offertes par ses amis. Mais il a refusé. Car, disait-il, il les aurait vendues. Comme il aurait vendu ses dents en or, s'il en avait eu.

De livre en livre, dont chacun contient plus de sagesses et de messages que des milliers d'ouvrages rédigés par des romanciers (et non des écrivains - la différence est importante aux yeux de Cossery), le philosophe du Nil dispense le même enseignement philosophique à ses lecteurs. À tous, Cossery suggère d'épargner leurs forces, de se soustraire à l'asservissement salarial, à l'aliénation. De réaliser qu'ils ne sont rien, en dépit de leur orgueil et de leur vanité.

Au reste, les personnages de Cossery sont toujours des êtres en marge qui refusent sciemment «de participer au destin du monde civilisé» superficiel.

De manière générale, dans ses romans, sans concession, Cossery porte de violents réquisitoires contre la société occidentale, cette société en putréfaction vectrice d'aliénation. «L'Europe a voulu donner des leçons de civilisation... Le progrès, de quel progrès s'agit-il ? Je n'en vois aucun pour l'humanité... Le seul progrès possible pour l'humanité, c'est le progrès spirituel, peut-être la lucidité, la prise de conscience. Car l'illusion, l'imposture... il faut les dénoncer, il faut dénoncer les faux-semblants où qu'on soit, d'où qu'ils viennent, des tyrans ambitieux, aussi bien que des révolutionnaires velléitaires». «Je suis contre la société répressive, la morale conformiste et ceux qui l'incarnent, l'aliénation causée par le progrès et le désir de la richesse à tout prix. Les pauvres sont des marginaux, pour eux la vie est simple, ils n'ont rien et se moquent de tout ; les autres refusent la mentalité d'esclave, le mode de vie moutonnier et choisissent de vivre différemment. Je le répète à tout moment que la vie est simple, surtout en Orient, le climat, le soleil aident beaucoup. Plus on va vers le Sud plus on a du temps pour observer, méditer, c'est cela l'Orient. Mais, en même temps, quand je décris la misère égyptienne, c'est la misère universelle, l'oppression universelle que je représente et n'importe quel lecteur dans le monde peut s'y reconnaître. Il suffit d'aimer la vie, quand on aime la vie, on la trouve n'importe où, il faut savoir être le roi de la vie (?)». À lui seul, ce passage constitue une pièce d'anthologie de désaliénation.

À l'évidence, Albert Cossery a marqué de nombreux lecteurs par sa philosophie de la dérision. Moraliste incisif et percutant, il aime contempler les personnes pour faire ressortir leurs travers, dénoncer leur suffisance, leurs puériles croyances, leur aliénation heureuse. Comme son modèle Diogène, philosophe grec de l'Antiquité et célèbre représentant de l'école cynique, Cossery cultive le dénuement comme d'autres aiment prétentieusement fertiliser leurs comptes bancaires. Il veille à préserver sa pauvreté matérielle comme d'autres s'échinent ridiculement à fortifier leurs richesses. À combler son être comme d'autres s'acharnent à se remplir «d'avoirs». Avec opiniâtreté et dignité, à rebours de la mode consumériste, en pleine époque d'abondance des biens matériels et de la société de consommation débridée, Cossery préfère s'adonner à l'enrichissement de son âme, à l'embellissement de son être. Diogène disait : «Tout ce que tu possèdes, te possède en retour. Tu crois posséder les richesses, mais en vrai tu es possédé par elles. Tu es esclave de tes biens». Appliquant à la lettre ces principes, Cossery s'est juré de ne rien posséder sinon sa liberté. Complètement détaché des «réalités matérielles», durant toute sa longue vie presque centenaire, il n'aura possédé comme biens que quelques vêtements, un téléviseur, une bouilloire électrique, de surcroît offerts par ses amis.

«Que voulez-vous, je n'ai rien à acheter, je n'ai jamais su posséder, je n'ai pas de carnet de chèque, pas de carte de crédit, non, non, je n'ai qu'une carte, ma carte d'identité égyptienne, enfin, mon permis de séjour, c'est tout...». «Pour attester ma présence sur terre, je n'ai pas besoin d'une belle voiture», ironisait-il. Fidèle à sa philosophie, ennemi de toutes les aliénations, il refuse d'être propriétaire d'une maison ou locataire d'un grand appartement. Ennemi des superficies superficielles, il préfère jeter son dévolu sur une minuscule chambre d'hôtel, à la dimension de sa petite humble personne marquée par la modestie et l'humilité. Expression de son refus d'abdiquer sa liberté, d'aliéner sa conscience.

En fait, Albert Cossery n'a voulu qu'une seule chose dans sa vie : ne devenir l'esclave de rien, ni de personne. Pas de voiture, pas d'objet, pas d'appartement, pas de femme, pas d'enfant, pas de travail. Cossery a refusé toute forme d'attachement et de possession. Pour ne pas subir de frustration, de déception, de dégradation, de déclassement. Pour ne pas vivre les affres de son ancienne amie retrouvée par hasard, quarante ans plus tard : «Une ancienne amante. Je lui demande ce qu'elle est devenue. Trois enfants, deux divorces, quatre déménagements, etc. Et toi ? Oh moi, rien n'a changé. Je fais toujours la sieste, sur le lit où j'étais couché quand tu m'as quitté». Albert Cossery n'aime rien moins que les scènes de ménages et les ruptures conjugales. Il n'a jamais rompu avec une femme. C'est une règle qu'il s'est fixé : «Les ruptures, les disputes, c'est fatigant», aime répéter Cossery.

La dérision, une philosophie de vie

Dans ses pérégrinations parisiennes, Cossery adopte l'attitude souveraine du poète bohémien ennemi des relations marchandes : «celui qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n'achète rien et s'en va en emportant tout», autrement dit, le souverain sentiment d'avoir comblé son être par le seul bonheur d'exister, de se suffire à soi-même. Au fil de ses successifs livres, Cossery instruit le procès interminable de la société dominante, accusée de tous les forfaits, méfaits, coupable de toutes les formes d'aliénation. Contre ce monde d'imposture dirigé par des dictateurs habillés en costume-cravate, en tenue militaire, ou en accoutrement traditionnel oriental (il abhorre aussi bien les démocraties occidentales décadentes que les dictatures orientales moyenâgeuses), il règle à sa manière philosophique ses comptes politiques.

Cossery ne prône pas la révolution. Mais la résistance passive. Dans le prolongement des ouvrages politiques de Thoreau, auteur du livre La Désobéissance civile et de Paul Lafargue (gendre de Karl Marx), auteur de l'opuscule Droit à la paresse, Albert Cossery, en romancier, prolonge cette philosophie «subversive passive» par son œuvre où la désobéissance rieuse le dispute à la paresse laborieuse. Son objectif est de démystifier les ressorts de la société marchande dominante et de l'aliénation. De dénoncer l'hypocrisie ambiante de la société. Contre ce modèle marchand dominant, il prône l'édification d'une nouvelle société bâtie par les misérables, les gens dépourvus d'ambition. En résumé, pour employer un oxymore, par des «révolutionnaires pacifiques» (oxymoron par hasard rendu célèbre par les hirakistes algériens en 2019), des révoltés pétris d'une philosophie de la dérision, adversaires impénitents de la société matérialiste.

Pour Cossery, la violence est celle des nantis, la dérision est l'arme des opprimés. La paresse, une philosophie de vie.

Paradoxalement, à l'instar de nombreux Algériens conservant un culte encore vivace pour Boumediene, Cossery a toujours cultivé une étonnante passion pour le président égyptien Nasser, «le seul qui a fait du vrai socialisme et rendu la terre aux paysans».

Dans les romans de Cossery, en dépit de l'absence de projet social chez les personnages, on trouve toujours, en guise de programme de vie (et non politique, la différence est importante), outre beaucoup d'humour et de dérision, une authentique solidarité entre les hommes, et surtout une lueur d'espoir diffusée à la fin de chaque livre.

Pour Cossery, l'humour et la dérision sont les meilleurs antidotes contre la morosité ambiante. La dérision est la seule arme en ce monde. L'oisiveté est une forme de résistance contre la vanité de l'action, l'affairement mercantile, contre l'aliénation professionnelle.

Cossery rejette la réalité des hommes et des tyrans, et particulièrement la politique spectacle et les mascarades électorales. Avec sa verve sarcastique habituelle, il écrit cette mémorable scène dans Mendiants et Orgueilleux :

«- Dieu est grand ! Répondit le mendiant. Mais qu'importe les affaires. Il y a tant de joie dans l'existence. Tu ne connais pas l'histoire des élections ?

- Non, je ne lis jamais les journaux.

- Celle-là n'était pas dans les journaux. C'est quelqu'un qui me l'a racontée.

- Alors je t'écoute.

- Eh bien ! Cela s'est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s'aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n'était sur la liste d'aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d'apprendre que Barghout était le nom d'un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu'est-ce que tu penses de cette histoire ?

Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. «Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu'il y a des élections». Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d'admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu'il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d'eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol. - Admirable ! S'exclama Gohar. Et comment se termine l'histoire ?

- Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu'ils voulaient, en haut lieu, c'était un âne à deux pattes», (doté de grandes oreilles pour écouter les ordres de ses maîtres, les puissants du monde, ajouterons-nous).

Au travers de ses romans, Cossery délègue à ses personnages la tâche de nous transmettre ses percutantes analyses sur le monde, ses lucides observations sur la société, sa dérangeante philosophie de la dérision. Ses ouvrages ressemblent à des contes philosophiques ou des règlements de compte avec la politique. Selon la conception rebelle de Cossery, la paresse travaille davantage à la subversion de la société que l'activisme militant politique engagé à fortifier le pouvoir par ses escarmouches. L'oisiveté œuvre plus activement à la déstabilisation du système que l'affairement stérile des professionnels de l'agitation politique ou des impuissants congénitaux syndicalistes. «Ne rien faire est un travail intérieur», aimait répéter Cossery. Nous ajouterons pour notre part, que travailler à l'extérieur contribue à détruire son être intérieur.

Ce travailleur infatigable de la paresse se vantait de n'écrire jamais plus d'une phrase par jour, car elle doit être porteuse d'«une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot».

Pour l'auteur de La Violence et la Dérision et d'Une ambition dans le désert, la révolution est une affaire personnelle. Pour lui, il s'agit préalablement de se changer soi-même. De se désaliéner. De purger son être des toxines sociétales collectives.