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De la magie poétique et de la reconquête d'un bonheur authentique

par Hacène Saadi

La reconquête, par la magie poétique, de ce royaume à jamais inaccessible de l'enfance et de l'adolescence, s'accorderait parfaitement avec le privilège du gratuit.

Le privilège du gratuit...c'est le mot de passe pour le rêve, l'inaccessible royaume à l'Homme (aux deux sens du terme : masculin et féminin, selon la Théorie de l'évolution) englué dans les fausses valeurs (et combien étrangères à la nature du vivant, du végétal à l'animal) issues de rapports de force (le ou les plus forts imposent leur vision des rapports entre individus d'un même groupe associés et subséquemment dominés par ces mêmes forces imposantes) qui ont, pour de très nombreux siècles, déformé l'histoire de la vie (qu'elle soit humaine ou animale) et sont arrivés à cette terrible, navrante et combien cruelle histoire qui a évolué vers un type d'humain, lequel a tragiquement manqué son rendez-vous avec sa véritable nature, en perturbant, bouleversant et finalement en détruisant progressivement tous les écosystèmes ou l'environnement naturel, autrement dit l'?habitat' des organismes vivants du plus simple au plus complexe (et donc en incluant l'homme), sans jamais réaliser que la vie est une des très rares exceptions de cet Univers incommensurable, silencieux, froid, indifférent, imperturbable...

Après cette parenthèse impromptue, mais quelque part nécessaire pour la compréhension globale du propos, revenons à ce «privilège du gratuit» qui est une des caractéristiques de la projection poétique d'un adulte (poète, si l'on pourrait dire) sur un passé individuel qui s'éloigne à grands pas. Une sensibilité innée (en écartant les excursions de théoriciens pro-biologistes qui surfent sur des hypothèses ayant trait au concept de l'«inné», et qui restent suspectes, c'est-à-dire rarement vérifiables et forcement bancales) va de pair avec un sens poétique. On ne saurait parler d'un passé individuel sans une certaine dose nostalgique ; mais parler d'un passé individuel pour quelqu'un (ou quelqu'une) qui aurait une certaine sensibilité (au sens d'être extrêmement réceptif aux émotions, sentiments et élans du cœur ; être foncièrement bon et donc capable de tendresse), qui aurait eu la chance de s'instruire (au sens large du terme), prendrait une certaine dimension. C'est de cette dimension dont il est question ici, et elle est essentiellement poétique : la poésie de l'enfance est parfaitement accordée à ce «gratuit» que nous dispensent, à foison, le rêve et les rêveries de tous les jours.

Pour en revenir un peu aux termes d'ouverture de ce propos, cette reconquête par la magie poétique de l'enfance et les débuts éphémères, ou la ?lisière' évanescente de l'adolescence, c'est en somme une reconquête des plus exaltantes de l'heure de jadis, du bonheur le plus pur. Car, rien ne compte dans la vie d'un être humain que ce qui le rend heureux, un temps, dans une société et une culture données. Le bonheur qu'il aurait connu, touché, apprécié ; ce bonheur qui l'a profondément émerveillé, enchanté, ravi est fatalement celui de l'enfance dans la plupart des cas (même si pour certains, et ils et elles sont nombreux, l'enfance aurait été loin, très loin de ce bonheur innocent où les êtres, les choses et les paysages sont nimbés d'une auréole de poésie et d'amour naturels à cet âge exceptionnel ; mais au delà de cette douloureuse et terrible condition d'être ? extrême pauvreté, indigence, dénuement, détresse...- , il y aura toujours des moments échappés par miracle à cette incompréhensible, cruelle, impitoyable adversité, où l'enfant a toujours l'art d'être heureux). Plus tard, son bonheur est entaché, pollué, déformé ou, dirais-je plutôt transgressé, dénaturé, robotisé pour finir en pilule incolore, inodore, inhumaine .... Cela est la conséquence, dans le fond et dans la forme, de ce que les historiens des civilisations appellent «société post-industrielle».

Est-il encore possible d'aspirer, de rêver à cet idéal de bonheur tant recherché par toutes ces générations des temps passés, de jadis et même de naguère, dans ce monde infernal et totalement déréglé ?

En parlant, un peu plus haut, de reconquête de l'heure de jadis, et de tout ce bonheur pur qui lui est suspendu, il n'est nullement question de recréer cette heure si lointaine ( et pourtant si proche dans le souvenir) dans sa banalité pour les yeux du commun des participants, témoins ; mais pour sa splendeur pour l'œil et l'esprit du poète témoin ou participant de l'événement, de la situation, de l'activité (comme étant parties prenantes dans la continuité normale, dans sa routine quotidienne qui frise, pour les «autres» et les esprits obtus, médiocrité et platitude, de la vie ou d'une tranche de vie), transformées par le souvenir remémoré ( à travers les mots qu'il faut) pour recréer l'enchantement, l'atmosphère et le charme d'une période de vie.

Tout cet enchantement et cette splendeur des choses de la vie (ou d'une tranche de vie) transfigurée poétiquement, vont habiter naturellement , dans un éternel présent, l'esprit ou l'âme du poète, décidément enclin à une nostalgie des accords primitifs, désespérément recherchés, dans l'esprit et la lettre d'un art alchimique.

A l'autre extrémité de la poésie comme demeure seigneuriale du rêve et de l'enfance magiquement revisitée (ou ?remémorée', si l'on emprunte la lorgnette des lieux communs du vocabulaire), il y a ce que Mallarmé et plus tard Valéry ont inlassablement recherché (et ce jusqu'à l'extrême limite de la création de l'orfèvrerie poétique) et appelé la «poésie absolue».

L'absolu poétique chez Stéphane Mallarmé(1) ( pour qui «Igitur ou la folie d'Elbehnon», le «sonnet en y x» dont le premier vers du poème «Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx» est souvent pris comme titre, «Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui», et «Un coup de Dés jamais n'abolira le hasard» ne représentent que des préludes ou signes avant-coureurs du «Livre» à venir) et chez Paul Valéry(2) (qui désespère de l'«obscurité congénitale» de la poésie absolue, celle-ci étant impossible à atteindre malgré les efforts du poète pour se rapprocher de «cet état purement idéal», et que donc sa «Jeune Parque», son «Cimetière marin» et les poèmes de «Charmes» ne sont en fait que des approximations de l'inaccessible poésie absolue) est un ?langage dans de langage' encore impossible à atteindre.

Le poème pour Valéry n'est qu'un état provisoire (il est toujours dans l'approximation) de la poésie ; il n'est donc jamais achevé. Il y aurait, ainsi, une multiplicité de possibilités de poèmes se rapprochant (ou «approximant») de la poésie idéale, chaque lecteur jouant, selon Valery, sa «partition» - poème avec son âme et son esprit.

C'est un ordre de beauté se rapprochant, plus ou moins, de l'idéal de beauté, de la Beauté absolue, divine, pure... La poésie absolue est consubstantielle à la beauté absolue, les deux idéaux étant inaccessibles.

?Poésie pure', ?langage absolu', ?limite idéale', ?altitude inaccessible', autant de termes dans le vocabulaire poétique de Paul Valéry (et en cela, il est un authentique disciple de Mallarmé), pour parler de l'effort du poète pour se rapprocher de la poésie idéale, ou les hauteurs inaccessibles de cette «obscurité congénitale» qu'on nomme, l'esprit entièrement acquis au mystère, ?poésie absolue'. Pour Valéry, la forme (que sous-tendent les relations de résonances des mots entre eux, comme il le dit précisément dans «Calepin d'un poète», 1929) dans sa poétique, ou «l'art de dégager les formes, les figures et les rapports internes du langage absolu, de l'impureté caractéristique du langage d'usage, ce qu'il appelle «le discours» (in Henri Lemaître, Thérèse Van Der Elst et Roger Pagosse, «Littérature Française : les Métamorphoses du XXème siècle» Bordas-Lafont,1971, p.272) est inséparable d'avec l'état poétique, lequel est issu de ce qu'il désigne (comme indiqué plus haut) par la poésie absolue ou un ?langage dans le langage'.

C'est à travers cette recherche d'identification (les liens étroits entre la forme et cet état ou teneur poétique compris comme identification) entre la forme et l'état poétique que s'établit la communication entre le poème (qui doit être le produit d'un effort suprême pour se rapprocher de la poésie absolue) et le lecteur, qui est par la même incité à produire son propre poème. Le poème est donc, selon Valéry, semblable à une ?partition' musicale que le lecteur va jouer (pour continuer l'image métaphorique de l'ensemble que constitue la composition, les parties instrumentales et l'interprétation) avec toute son âme et son esprit.

Quant à l'inspiration, elle est éphémère ; c'est un éclair, accordé gracieusement par les dieux, qui traverse l'esprit d'un poète, toujours selon la poétique valérienne. Tout le reste, c'est-à-dire le dur et patient labeur que constitue la construction d'un poème, après l'éclair de l'inspiration, appartient à l'effort technique du poète. Dans une formule ramassée, incisive et merveilleusement à propos, Henri Lemaître (dans le livre cité plus haut) disait que «[- - -] l'inspiration appartient à l'instant, le poème appartient au temps» (p.274).

Mallarmé a frôlé le NEANT, au tout début de son aventure poétique, parce qu'il cherchait le chemin de l'Absolu ou, en d'autres termes, l'accès à la poésie absolue. Au bout du chemin, c'est la matérialité de l'Etre qui se joue de la matérialité et que la vie, c'est l'inéluctable RIEN, le NEANT et son terrible vide ! Cela a duré trois longues années, période de sa vie où il est passé par la plus grave des dépressions (comme on l'aurait dit de nos jours dans le jargon psychiatrique ; à son époque c'était la neurasthénie qui a remplacé la mélancolie ou la bile noire des siècles précédents), abattement profond où il sentait «plusieurs fois la mort, plusieurs fois ressuscité». Ce sont les années terribles, «aveugles» du jeune poète d'alors. Et puis soudain, ce fut le pur jaillissement de quelques uns des plus beaux gemmes, les plus belles pierres précieuses issues des «divagations» de quelques nuits d'insomnie d'un imprévisible, inattendu jeune professeur d'Anglais, d'une lointaine province de la France d'alors, venu s'installer (ou se réinstaller) à Paris (qu'il a quitté une dizaine d'années plus tôt ; étant né le 18 mars 1842, à Paris, rue Laferrière, et y ayant vécu ses vingt premières années) au début des années 1870. Et ce, furent «Hérodiade» («Ouverture ancienne», et plus tard «Les noces d'Hérodiade»), «L'après-midi d'un faune», «Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui», le «sonnet en y x», «Igitur ou la folie d'Elbehnon» ....Dirait-on que c'est un passage obligé, ce RIEN, ce NEANT de l'Être ? C'est possible. Je ne dirais pas plus sur «Un coup de Dés jamais n'abolira le hasard», à part le fait qu'il faudrait peut-être remonter à Pythagore et à la mystique du nombre, pour en avoir une idée, et j'ai la nette impression que ce «Coup de Dés», est le grand prélude du «Livre», longtemps appréhendé, projeté, rêvé, mais finalement, suprême énigme, réalisé, même dans l'inaccompli («inaccompli» dans la lettre et l'esprit d'un 19ème siècle finissant, sous l'emprise d'un positivisme ravageur) !

Je ne saurais clore ces quelques remarques sur Mallarmé, sans évoquer au passage, un livre fondamental qui lui a été consacré par Henri Mondor (1885-1962. Chirurgien et excellent critique littéraire). Le livre de Henri Mondor, «Vie de Mallarmé» (Gallimard, 1941, pour l'édition en 02 volumes, et 1943 pour l'édition en un seul volume de 827 pages), ce n'est pas seulement une grande biographie, on voudrait bien volontiers lui donner comme titre «Vie poétique de Mallarmé», tant la sensibilité, la clairvoyance, la touche poétique, l'intelligence et la profondeur de l'analyse le crient à chaque page. Qu'on en juge par ce petit passage : «Venant après la pompe romantique et trop d'orfèvrerie parnassienne, il se soucie d'une poésie que l'éloquence n'enflerait plus et de poèmes que la musique assouplirait [- - -] Il a rêvé, pour la poésie, d'autres claviers que l'énoncé philosophique, le prophétisme, la confidence sentimentale, l'emphase, les sanglots des amours, la détresse bavarde ; il a rêvé, pour le poète, de hautes entreprises ; celles de librairie, de popularité, de succès tangibles, lui semblent restreintes. Pendant qu'il paraitra regarder, avec un intérêt lucide, les poètes comme les autres hommes se diviser en artistes et en marchands, en conquérants et en quémandeurs, en inventeurs et en inventés, il n'aura d'attention réelle que pour les grandioses problèmes de la contemplation du Beau et de la composition poétique, tels que son maître E. Poe les lui a légués» (H. Mondor, «Vie de Mallarmé», Gallimard, 1943, pp. 187-188).

La poésie à un stade suprême, c'est-à-dire au stade de la poésie pure ou absolue, est seule capable d'une «explication orphique de la terre», comme l'aurait dit Mallarmé. Elle Associe, miraculeusement, pourrait-on dire, la musique de Bach à des paysages uniques (chacun portera en soi ses propres paysages qu'il ou elle considérera comme étant d'une beauté unique). Elle est harmonie, élévation et contemplation du sublime. Ses airs uniques, divins et indépassables, sont joués une seule fois par de rares virtuoses, et qu'ils ne reproduiront plus.

Les poètes, les vrais poètes, ont un pas dans le réel et un pas dans le rêve ; mais le pas franchi dans le royaume du rêve est beaucoup plus avancé que celui laissé dans le réel, ou la vie banale de tous les jours, en quelque sorte, et qui a tendance à tuer tout sentiment, toute la fraîcheur primevère de la vie renouvelée, toute nouveauté, toute invention, toute création.

Notes bibliographiques :

(1) - Jean-Pierre Richard «L'Univers imaginaire de Mallarmé», édition du seuil, collection «Pierres vives», 1961.

- Pierre Olivier Walzer, «Mallarmé», Seghers, 1963

- Bertrand Marchal, «Lecture de Mallarmé», José Corti, 1985

- Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz (éditeurs) «Mallarmé ou l'obscurité lumineuse» Hermann, 1999.

(2) - Jean Hytier, «La poétique de Valéry» Armand Colin, 1953

- Michel Jarrety, «Valéry devant la littérature. Mesure de la limite», P.U.F , 1991

- Michel Jarrety, «Paul Valéry», Hachette, 1992.

*Universitaire et écrivain