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La darija officialisée... et alors?

par Abdou Elimam*

Au moment où on s'apprête à prendre des résolutions de fin d'année, je me suis surpris à rêver que la darija est enfin officialisée et qu'à l'instar de tamazight, elle peut jouir de ses droits nationaux.

Alors, à supposer que tel est le cas, que va-t-il se passer de nouveau? Pour faire court, je me propose d'examiner quatre secteurs stratégiques pour notre vie de nation qui en seraient directement bénéficiaires.

En premier lieu, son rapport à la langue arabe, langue d'État.

La collaboration de la darija à la couverture sociolinguistique de l'arabe va enfin devenir explicite et transparente. En effet, de nos jours, les deux langues collaborent certes quotidiennement, mais la partie « darija » des échanges est refoulée car politiquement « non-correcte». En mettant un terme à cette hypocrisie sociale, on finira par admettre et prendre acte des fonctions sociales et culturelles que les deux langues ont commencé à partager, il y a plus de 10 siècles. L'arabe pour la lecture du Coran et pour couvrir les exigences juridiques, administratives et scientifiques. Le maghribi / darija, pour assumer les échanges sociaux quotidiens, la production culturelle nationale et l'ancrage identitaire. Cette situation de transferts linguistiques entre les deux langues est telle que l'on ne s'en aperçoit même plus. Alors qu'il est possible de bien distinguer/respecter les deux, selon la fonction prise en charge. Assumer ce bilinguisme positif profitera aux deux langues. De même qu'il profitera aux variétés amazighes face à l'arabe et au maghribi / darija.

En second lieu, son rapport à l'émergence d'une citoyenneté assumée

Une fois le veto sur la darija levé, les locuteurs natifs vont progressivement libérer leurs pulsions communicatives pour s'affirmer et donner corps à une citoyenneté en herbe. Le citoyen est avant tout un négociateur de sens via la parole; une parole circulante et partagée. Sa mise en marge actuelle du marché du sens linguistique l'exclut du débat national et de toute implication politique responsable. Ceci est clairement mesurable aux taux effectifs de participation aux différents scrutins, depuis des années. Cette exclusion - de fait - de la sphère citoyenne favorise les fuites en avant extrémistes et donne du crédit aux vendeurs d'illusions populistes qui se présentent comme alternatives sincères et sérieuses.

Un tel terreau entretient un mal-être endémique et favorise toutes les formes contemporaines de comportements de «non-concernés» (fuites en avant, Harga, drogue, etc.). Renouer avec une parole digne et respectée dans une langue de naissance digne et respectable, tel est le chemin simple, économique et pertinent d'accès à la citoyenneté.

En troisième lieu, son rapport à l'enseignement, du primaire au supérieur

Les humains naissent avec un potentiel de langage gravé dans leur cerveau ; c'est du contact de ce potentiel biologique avec la socialisation précoce que durant les deux premières années de leur vie, ils construisent une matrice linguistique que l'on appelle parfois «langue maternelle» alors qu'elle est « langue de naissance», plutôt. Cette matrice linguistique s'élabore de l'enrichissement cognitif (l'ensemble des expériences vécues) pendant qu'une dynamique naturelle s'empare de la capacité de parole et de cognition, à la fois. Lorsqu'à l'âge de 5/6 ans, l'enfant est au seuil de l'école, il est déjà un être de langage, capable de parole et d'intelligence. Les pédagogues qui ont intégré cette réalité à leurs théories sont parvenus à émettre un principe universel: mettre l'apprenant au centre. Or l'apprenant est un être parlant et mû par une subjectivité entièrement ancrée dans sa culture environnante. Lorsque l'école le met face à une autre langue que celle qui l'a vu naître et venir à la socialisation, il est désarmé, vidé et désemparé. A quoi peut-il bien s'accrocher? Comme on fait table rase de son potentiel culturel et linguistique considérés comme souillés, le seul salut se présente sous la forme de la mémorisation. Là est la caractéristique essentielle du système éducatif algérien, depuis le primaire jusqu'au supérieur. Et l'on s'étonne que l'esprit critique soit absent et que notre pays soit si mal noté dans les classements mondiaux?

Si l'entame de la scolarisation s'effectuait dans la langue de naissance, l'être humain que l'on prépare à une vie d'adulte serait à son aise et développerait ses potentialités cognitives, linguistiques, créatrices et culturelles. Rien n'empêche d'introduite la langue d'État dès la troisième ou quatrième année ? comme le conseillent vivement tous les experts mondiaux, l'Unesco, la Banque Mondiale et bien d'autres organismes.

En quatrième lieu, son rapport à la Culture nationale

Soyons clairs: comment produire/entretenir une culture nationale avec une langue trans-nationale? L'arabe est une langue partagée, qui, par définition, n'appartient à aucune nation. Son rôle est certes fédérateur, mais il n'est pas producteur de valeurs locales, de valeurs nationales. Seules les langues natives permettent de s'ancrer dans une culture qui nous pré-existe et que nous enrichissons. L'exclusion des langues natives nationales depuis près de 60 ans aura contribué à affaiblir lourdement ce que des générations ont semé depuis des siècles. Notre âme sociale est dévitalisée en bonne partie et cela se ressent dans une culture nationale faite de bric et de broc, avec l'accent mis sur un folklore reconstruit à partir d'un passé mythifié et bridé. Tel est le cas de «nos» danses, bijoux berbères, fantasias et quelques vêtements et mets. Quant à notre littérature maghribie/darija de mille ans, on la réduit à une exploitation laborantine de la poésie dite « melhûn ». Notre histoire, pour sa part, deux schèmes caricaturaux se la disputent: le mythe d'une hégémonie berbère, d'un côté, et l'encensement d'une arabité que l'on confond avec une islamisation effective et profonde, de l'autre. Nous avons de moins en moins d'artefacts culturels qui nous soient propres; nous sommes démunis et nous ne voyons pas que derrière cette indigence se niche la question linguistique. Jusqu'où pourrions-nous continuer de la sorte?

Alors, au moment où nous passons à l'année du soixantième anniversaire de notre indépendance, ne pourrait-on pas accorder un peu de crédit à cette question, pourtant si cruciale ? Je lance cette invitation à nos chers élus de la Nation et à tous nos compatriotes jaloux du bien-être de notre nation.

Bonne nouvelle année.

*Linguiste