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Quel modèle de croissance post-Covid-19 ?

par Ahmed Bouyacoub*

Le CREAD (Centre de Recherche en Economie Appliquée pour le Développement, Alger), avec l'appui de la Fondation Konrad Adenauer (Alger), a organisé le 26 décembre 2021 une journée d'études portant sur le thème «Quel modèle de croissance pour l'économie algérienne post-Covid-19 ?» réunissant une cinquantaine de chercheurs (économistes, sociologues et spécialistes du management) venus de différents universités et centres de recherche d'Alger, Oran, Annaba, Tlemcen, Bejaïa, Tizi-Ouzou, Jijel, Ouargla et Paris

(en présentiel pour la grande majorité d'entre eux et par vidéoconférence pour quelques-uns).

Les interventions et les débats ont été riches et portaient à la fois sur les expériences internationales et sur les performances de l'économie nationale. Cinq thèmes majeurs ont retenu l'attention et méritent d'être relevés et mieux approfondis.

1. La production d'informations et de données fiables et actualisées sur l'économie algérienne

L'économie algérienne, dans la plupart de ses aspects importants, souffre de non transparence et d'absence de données et/ou de leur publication. Les grandes institutions comme l'ONS (Office National des Statistiques), malgré des efforts louables d'actualisation régulière des données concernant quelques grands paramètres économiques, ont «baissé» les bras en ne publiant plus, depuis 2019, des données fondamentales, à titre d'exemple, sur la démographie et ses paramètres, l'emploi et le chômage. Dans des pays comparables, leurs institutions statistiques ont déjà publié des données relatives à l'emploi-chômage du mois de septembre 2021. L'autre grande institution, la Banque d'Algérie, a arrêté ( ?) la publication de ses rapports (annuel, semestriel et trimestriel) depuis 2017, alors qu'elle est une obligation légale! Jusqu'à cette date, son site web était très bien fourni et actualisé et le Rapport annuel de l'année passée était publié, au plus tard en juillet de l'année suivante et contenait tous les détails relatifs au fonctionnement de l'économie réelle, monétaire et financière. Le dernier Rapport affiché (récemment) dans son site concerne l'année 2018 !! Quelques données graves (Inflation et réserves de change) sont communiquées, parfois, en urgence par la direction de la Banque d'Algérie (comme au cours de la semaine passée) car elle est responsable de la lutte contre l'inflation et de la gestion des réserves de change du pays. D'autres institutions se comportent de la même façon en matière de publication des données et rapports publics.

D'un autre côté, on peut relever le grand décalage existant entre des agrégats de l'appareil statistique en cours (construit pour une économie administrée centralement) et les nouvelles exigences de l'économie de marché (avec la diversité des agents économiques et de leurs relations). Une économie mal saisie, peut-elle être bien analysée et en conséquence bien gérée ? Le début de toute réforme économique commence par une mise à niveau profonde de l'appareil statistique national.

2. Le nécessaire diagnostic de la situation économique

En Algérie, dans de nombreux domaines, les acteurs ont pris l'habitude face à des problèmes devenus urgents d'adopter des solutions urgentes. Cette approche, à elle seule, explique une partie des dysfonctionnements majeurs de notre économie. La recherche de l'état des lieux ou du diagnostic comme première étape de toute action est souvent ?enjambée' sous prétexte que les acteurs «connaissent» leurs problèmes, comme si le médecin demandait à son malade de lui indiquer la nature de sa maladie et ne se baserait que sur ses propos pour lui administrer une ordonnance. La démarche scientifique est souvent absente (ou limitée) dans le processus de décision économique. Quel est le nombre d'études scientifiques relatives aux différentes questions qui se posent dans notre économie ? A titre d'exemple, au niveau d'une wilaya, comment savoir le nombre de chômeurs par commune, par âge et par qualification ? Comment savoir ce que consomment quotidiennement les ménages, par catégorie socioprofessionnelle, par produits, etc. ? Comment savoir le revenu réel par type de ménage, et ce qu'il paie comme impôts... ? Comment savoir quelles sont les entreprises qui réinvestissent une partie, et laquelle, de leurs surplus financiers ?, etc., etc. On peut ainsi lister des centaines de questions centrales et décisives sur l'économie nationale, sur lesquelles il y a très peu, ou pas du tout, d'études, très peu de données et pourtant le pays dispose actuellement depuis quelques années de centaines de docteurs en économie, sociologie, psychologie, management, droit, statistique, mathématique et bien d'autres domaines, en chômage et désespérés d'avoir bien réussi leurs études.

Enfin, dans les débats relatifs aux questions fondamentales de l'économie, il y a souvent absence de référence à une ou plusieurs études principales faisant l'état des lieux. En l'absence d'un diagnostic contradictoire, comment peut-on proposer des solutions réalisables ?

Pour proposer des solutions, il n'y a pas de salut sans diagnostics sérieux et contradictoires sur tous les grands problèmes de l'économie et les institutions concernées devraient réaliser moins d'animations (de légitimation) et plus d'études !

3. Les grands déséquilibres de l'économie datent d'au moins 2014

Il est important de souligner que les multiples déséquilibres profonds qui caractérisent actuellement l'économie algérienne ne sont pas apparus avec la pandémie du Covid-19. Le budget de la nation est caractérisé par un déficit structurel depuis 2003. Ce qui signifie que les dépenses de l'Etat sont largement supérieures à ses recettes. La hausse des prix des hydrocarbures a permis de mettre en place un Fonds de Régulation des Recettes (FRR) qui recueillait les surplus de recettes des hydrocarbures enregistrant un pic de solde positif de 5633,7 milliards de DA en 2012, soit l'équivalent de 72,6 milliards de dollars. Il était censé financer les grands projets d'investissement et non la consommation. Il a couvert les déséquilibres budgétaires et donc indirectement la consommation des ménages et une partie des équipements publics. Après quatre ans (en 2017), ce fonds a été épuisé. Il a été une très bonne idée qui a servi une très mauvaise cause. Il a surtout permis à l'Etat de vivre au-dessus de ses moyens, pendant un certain temps. Le FMI prévoit dans sa dernière Note concernant l'Algérie1 une aggravation du déficit budgétaire passant de -9,6 % du PIB en 2019 à -11,8 % pour les trois années suivantes, et également un alourdissement du poids de la dette publique passant de 50,7% en 2020 à 65,4% du PIB en 2022. Le déséquilibre du commerce extérieur s'est manifesté dès 2014. Là encore, le pays a continué à importer plus que ne le permettaient ses exportations, en comptant sur les réserves de change pour financer ses déficits de balance de paiement apparus également en 2014. Les réserves de change sont passées de 194 milliards de dollars en 2013 à 63 milliards de dollars à la fin de l'année 2019. Elles ont continué de fondre en 2020 et 2021. L'affolement manifesté par le gouvernement en 2017 n'a rien changé à la pratique des affaires et au comportement du lobby de l'import-import. Les déséquilibres du marché du travail sont connus et sans l'intervention massive de l'Administration publique, le taux de chômage aurait connu un pic dès 2017, car l'économie avec son faible taux de croissance créait peu d'emplois nouveaux. Ces principaux déséquilibres se sont aggravés avec la pandémie du Covid-19. Ils génèrent, en cascade, une série d'autres déséquilibres.

4. L'investissement massif a été le moteur du développement humain, mais a peu servi la croissance économique

Un regard rétrospectif rapide sur le mouvement des investissements réalisés2 dans tous les domaines en Algérie montre que notre pays (l'Administration publique, les entreprises publiques et privées, les ménages,) a investi entre 1970 et 2018 la somme de 1237 milliards de dollars pour multiplier par seulement cinq (05) la richesse produite (PIB) à la fin de cette période. A titre de comparaison, l'Egypte a investi la somme de 846 milliards de dollars et a réussi à multiplier par 13 son PIB. La Tunisie a investi 245 milliards de dollars et a multiplié par plus de huit son PIB. La Turquie a investi presque 4000 milliards de dollars et a multiplié par 8,5 son PIB. Compte tenu du volume d'investissements réalisés, la croissance économique mesurée par l'évolution du PIB (Produit Intérieur Brut) a été très faible en Algérie au cours de cette longue période comparativement à l'Egypte, à la Tunisie et à beaucoup de pays en développement. L'investissement massif n'a pas généré de croissance massive de l'économie.

Par contre, l'Algérie a affiché en 2018 l'indicateur de développement humain le plus élevé d'Afrique (après les Seychelles, pays de 100 000 habitants) loin devant la Tunisie, l'Egypte et le Maroc. D'un autre côté, l'Algérie enregistre l'un des taux des inégalités économiques parmi les plus faibles au monde. Selon les travaux de Thomas Piketty et sa base de données3, le 1% de la population la plus aisée, en Algérie, a vu sa part passer de 17,2% du revenu national à 9,9% entre 1990 et 2019. Pour la même période, en Egypte, cette part est passée de 16,3% à 19,8%, en Tunisie de 14,4% à 10,9%, et au Maroc de 15,7% à 15,1%. En Algérie, selon ces données, la part des plus aisés s'est effondrée, au cours de cette période, puisque le 1% des plus riches détient 9,9% du revenu national en 2019 (il en détenait le double en 1980), contrairement à ce que peut ?penser' ou ?ressentir' une partie de la population. Confirmant d'une autre façon ces données, un dernier Rapport du PNUD sur la pauvreté multidimensionnelle vient d'être publié4 montrant que l'Algérie compte 1,4% de pauvres en 2019, alors que l'Egypte en compte 5,2%, le Maroc 6,4% et la Tunisie 0,8%. Selon ce rapport, le taux de pauvreté a diminué en Algérie passant de 2,1% en 2013 à 1,4% en 2019. Bien entendu, le «modèle» algérien plus égalitaire, plus orienté vers le développement humain (éducation, santé, logement et transferts sociaux massifs pour les plus démunis) ne plait pas au capital international qui préfère la stabilité des «parts élevées des plus riches» et de la croissance économique5 à un développement humain général, basé principalement sur une rente tirée des hydrocarbures, dont l'avenir est incertain. La majorité des experts ne considère pas ces résultats comme des performances, qui sont d'ailleurs très peu commentées dans la presse nationale. Ce modèle peut-il continuer de fonctionner avec cette logique ? Tous les experts répondent par la négative, compte tenu des profonds déséquilibres structurels actuels et des perspectives peu optimistes concernant la rente énergétique.

5. L'industrie reste un secteur incontournable pour le développement6

Les économistes sont tous d'accord sur le constat relatif à la faible croissance de l'industrie manufacturière en Algérie comparativement aux autres pays. Au cours de la période étudiée (1970-2018), malgré les investissements massifs réalisés, la valeur ajoutée de l'industrie manufacturière7 (en dollars constants) a été multipliée par seulement 5,8 en Algérie, par 12,1 en Egypte, par 12,5 en Tunisie et par presque 14 en Turquie. Mais un vrai diagnostic montre qu'en réalité, l'industrie manufacturière (comprenant ce qui est appelé l'industrie lourde et l'industrie légère) n'a pas eu la part du lion en matière d'investissements publics au cours des décennies de l'économie planifiée (1967-1991). Les calculs permettent de montrer que sur presque 25 ans, l'industrie manufacturière n'a bénéficié que de 16,2% de l'ensemble de la masse d'investissements réalisés dans le pays entre 1967 et 1991 (495 milliards de $(constants 2015))8. Ce qui relativise les discours sur l'orientation profondément industrialiste des deux premières décennies postindépendance. Ce sont les industries de l'énergie (pétrole, gaz et électricité) qui ont toujours eu la part du lion dans les investissements industriels publics.

Cette faiblesse de l'industrie manufacturière est souvent expliquée par l'importance de la rente énergétique qui caractérise les pays pétroliers et gaziers comme l'Algérie. Confirmant cette thèse, les calculs effectués sur une dizaine de pays disposant d'un taux de rente élevé montrent, en effet, que le poids de l'industrie manufacturière y est inférieur à 10% du PIB9.

Pour l'économiste Helmut Elsenhans, qui a beaucoup travaillé et publié sur l'économie algérienne, la rente, telle qu'elle a fonctionné en Algérie (avec ses gestionnaires), ne permettra pas l'émergence d'une industrie locale. Dans une vision globale, il conclut dans l'une de ses dernières publications que les classes moyennes, produit de cette rente, «ont en Algérie une forte préférence pour les produits importés et l'accroissement de leurs revenus n'a donc pas créé de débouchés pour l'industrie locale10». De plus, pour cet auteur, si l'économie algérienne est «bloquée» c'est en grande partie à cause «d'un taux de change surévalué11». Cette opinion est maintenant partagée par de nombreux analystes. La question du double taux de change (officiel et parallèle) est centrale dans l'explication des nombreux dysfonctionnements de l'économie. Elle est incontournable pour une véritable réforme de l'économie. D'un autre côté, des experts relèvent que, pour le développement de l'industrie, on ne peut pas faire l'économie d'une vraie réflexion sur la nécessité pour le pays de développer un complexe militaro-industriel qui en sera le vecteur principal comme pour les pays qui ont enregistré une forte croissance industrielle, à l'exemple de la Turquie et de l'Egypte.

Ces questions sont au cœur de la réflexion sur le modèle de croissance. L'espace ne suffit pas pour aborder toutes les autres questions soulevées et tout aussi pertinentes comme la nécessité d'un investissement massif dans le capital humain, dans la recherche et développement (R&D), le secteur numérique en particulier, l'économie d'énergie, l'agro-industrie et le secteur pharmaceutique. Il y a également une impérieuse nécessité de réflexion et de correction des transferts sociaux importants, d'une revue du statut du secteur public marchand, des aspects antiéconomiques du système fiscal, de l'identification de nombreuses rigidités qui entravent toute démarche entrepreneuriale. Enfin, à court et moyen terme, une majorité d'experts pense qu'on ne peut faire l'économie d'une lutte contre la forte inflation déclarée qui semble menacer les équilibres économiques et sociaux fragiles du pays et remettre en cause des acquis du développement humain.

*Larege, Université d'Oran 2

NOTES:

1- FMI (2021), Consultations de 2021 au titre de l'article IV avec l'Algérie, 30 novembre 2021

2- Bouyacoub Ahmed, Croissance économique et développement 1962-2012, quel bilan ? Revue du CRASC, Insaniyat n°57-58, 2012. Cette publication détaille tous les aspects liés aux investissements, à la croissance et au développement au cours de cette période, pages 91-113.

3- Thomas Piketty vient de publier une Brève histoire de l'égalité (Seuil, Août 2021, 121 pages), résumant les principaux résultats de ses travaux sur les inégalités de répartition du revenu national publiés notamment dans son grand livre Capital et idéologie (1248 pages Le Seuil,2019). Avec une importante équipe de chercheurs, il a constitué une très grande base de données sur les questions de répartition du revenu national concernant tous les pays du monde.

4- PNUD et OPHI (Programme des Nations Unies pour le Développement et Initiative d'Oxford sur la pauvreté et le développement humain), L'Indice global de pauvreté multidimensionnelle 2021, 43p. Décembre 2021.

5- En Afrique du sud, la part du 1% riche est passée de 10,1% à 19,3 %, et en Chine de 8,2% à 14 % entre 1990 et 2019.

6- Bouyacoub Ahmed (2020), Atouts et handicaps de l'industrie manufacturière en Algérie, 25 p. document CREAD

7- L'industrie manufacturière comprend toutes les industries sauf celles des hydrocarbures, de l'électricité, de l'eau et des mines et carrières, selon la nomenclature internationale adoptée, et selon l'ONS la section C.

8- Reconstitué à partir du Rapport du Ministère de l'Industrie et de la Restructuration intitulé «Industrie algérienne, réalités et perspectives», octobre 1999, et calculs effectués à partir des Données Statistiques des Nations Unies, 2021

9- Bouyacoub Ahmed, la relance de l'industrie manufacturière : atouts et faiblesses, Le Quotidien d'Oran 07 juillet 2020.

10- Hartmut Elsenhans (2018), Algérie et Energie: les tribulations de l'Etat rentier, Revue NAQD n° 2018/2 Hors-série 4, p.8

11- Idem, p.12