Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Catherine Naïma Dib au «Le Quotidien d'Oran»: «Pour mon père, l'écrivain Mohammed Dib, être c'est aspirer à la couleur, c'est sortir de l'ombre»

par Propos Recueillis Par Amine Bouali

Une exposition intitulée « Mohammed Dib et l'Art. Le regard pour ombre » a lieu actuellement au Centre culturel algérien à Paris. Y figurent notamment, à côté d'œuvres poignantes de l'ami d'enfance de l'écrivain, l'artiste-peintre Bachir Yelles, deux superbes tableaux réalisés par Dib lui-même vers la fin des années 1940 et qui représentent des paysages de sa ville natale, Tlemcen. Nous avons profité de cette occasion pour évoquer avec Catherine Naïma Dib, la fille de Mohammed Dib, l'homme passionné d'art et de peinture qu'a été, sa vie durant, l'illustre auteur de « La Grande Maison ».

Le Quotidien d'Oran : Deux tableaux de votre père, le grand écrivain Mohammed Dib, figurent dans cette exposition du Centre culturel algérien de Paris. Ils nous font découvrir Dib sous un autre jour. Savez-vous quand il a peint ces tableaux ?

Catherine Naïma Dib : Les deux tableaux de Mohammed Dib n'ont pas de titre mais nous pouvons les situer avec certitude dans l'espace et le temps. Ils se basent sur des photographies de 1946, dont nous connaissons la série par son ouvrage «Tlemcen ou les lieux de l'écriture». Nous avons, avec ces deux paysages, une variation sur un même thème et des expressions étonnamment différentes.

Ces paysages nous renvoient à cet instant, où un jeune homme plein de dons et d'idéal s'interroge : «Que vais-je faire de mes talents ?». Cet instant précède le choix définitif de l'écriture.

L. Q.O. : Pouvez-vous nous en parler et les replacer dans leur contexte géographique et intellectuel de l'époque ?

C. N. D. : Retrouvons Mohammed Dib jeune, à 26-27 ans. Curieux, enthousiaste, il s'informe de tout, s'essaie à plusieurs formes d'art, fréquente de nombreux amis dans un milieu tlemcénien cultivé. Grâce à notre ami Yama Triqui, j'ai pu m'informer sur ce contexte. Des cercles fleurissent à Tlemcen. S'ils sont discrets dans le contexte colonial, ces lieux de rencontre pour la jeunesse nationaliste jouent un grand rôle politique et culturel. Le plus ancien est le Cercle des Jeunes Algériens fondé en 1907, dont le musicien Cheikh Mohamed Dib, grand-oncle de l'écrivain, est un membre fondateur. L'Association «Les Amis du livre» ouvre en 1927 une bibliothèque populaire où de nombreux ouvrages sont accessibles. L'un de ces cercles, le ?Nadi Essada' est dirigé par un ami de Mohammed Dib,

Sid?Ahmed Triqui. La vie politique a pour figures marquantes Mohamed Guenanèche du Parti du peuple algérien (PPA) et les communistes Abderrahmane Bouchama et Mohamed Badsi, lequel aurait inspiré, en partie, à Dib le personnage du militant Hamid Saraj dans son roman «La Grande maison». Dans les années 1945-50, une série d'intellectuels de gauche ont un grand rayonnement à Tlemcen : Pierre Minne, Sid Ahmed Triqui, Mahieddine Kamel Malti, etc.

L. Q.O. : Quels ont été les proches compagnons de Dib dans sa prime jeunesse ?

C. N. D. : Les amitiés jouent un rôle fondateur pour Dib. Cela a été très émouvant de recueillir les souvenirs de Bachir Yelles, grâce à l'aimable intervention de son fils Arif. Un trio d'amis s'est constitué dès l'adolescence. Il compte Bachir Yellès, le futur peintre, le facétieux Abdallah Aboubekr - calligraphe autodidacte trop tôt disparu - et Mohammed Dib. Depuis tout jeunes, férus de culture, ils se retrouvent chaque jour, grimpant parfois jusqu'à la forêt des ?Petits perdreaux' sur les hauteurs de la ville pour discuter sans fin des problèmes du jour.

Mohammed Dib fait d'excellentes études au lycée et s'ouvre à la musique, au dessin et à la peinture, à la photographie et à la littérature. La musique est omniprésente à Tlemcen, ville du hawfi, poésie féminine chantée en différentes occasions de la vie sociale, et du hawzi, musique classique maghrébo-andalouse interprétée dans la tradition locale, deux genres d'une richesse remarquable. Cheikha Tetma qui, jeune fille, a été formée dans l'orchestre des frères Mohamed et Ghouti Dib, grands maîtres de l'époque, et les jeunes Abdelkrim Dali et Rédouane Bensari, en sont les maîtres qui enchantent la ville. L'un des amis de jeunesse de Dib est Djelloul Yellès, cousin du peintre Bachir, important musicien et musicologue qui œuvrera pour la préservation de cet héritage en Algérie.

Tout jeune, Mohammed Dib dessine et crée des maquettes de tapis pour des ateliers de la ville et connaît en détail le métier des tisserands. Le raffinement de l'artisanat tlemcénien est présent jusque dans sa propre maison où sa mère et ses sœurs confectionnent de somptueuses robes perlées pour faire vivre la famille. Dib étend sa connaissance de l'art à travers ses amis.

L. Q.O. : Ses amis mais en particulier Bachir Yelles...

C. N. D. : A l'âge de 22 ans, Dib se rend à Alger où Bachir Yellès, étudiant aux Beaux-Arts, le rejoint. Durant sept mois en 1942-43, ils partagent une chambre à l'hôtel Cirta où logent les étudiants maghrébins. Le dimanche, ils sont nombreux à se rassembler chez l'un d'eux et Dib étonne les étudiants en déclamant des vers libres de sa composition, se souvient encore Bachir. Le peintre évoque aussi leurs rencontres avec le calligraphe et militant Omar Racim. A 28 ans, Dib est apprécié pour sa culture artistique. C'est à lui qu'on confie la présentation de la première exposition personnelle de Bachir Yellès au Syndicat d'initiative de Tlemcen, en 1948, dont il rédige la préface du catalogue. En célébrant la lumière, la couleur et la qualité charnelle des œuvres de Yellès, Dib pose aussi la question du regard de l'autre sur sa propre réalité, sur le «le poncif algérien qui n'est pas dans les objets mais dans l'œil qui les voit.» Probité, travail, expérience, liberté et authenticité sont la véritable voie, «celle que l'on se trace soi-même, sous son entière responsabilité». Quand il aborde la photographie, la peinture, l'écriture, Dib trace sa voie avec cette volonté-là.

L. Q.O. : Votre père, à cette époque-là, n'a pas encore opté définitivement pour l'écriture...

C. N. D. : À 26-27 ans, Mohammed Dib réalise la série de clichés (que nous avons évoqués plus haut) à Tlemcen et aux alentours ainsi que ses deux tableaux. À 27 ans, il voit son premier écrit publié sous son nom, le poème «Vega», dans la revue ?Forge'. À 28 ans, Dib a écrit des centaines de pages, qu'il organisera plus tard sous forme de la célèbre «Trilogie algérienne». Mais à 26 ans, entre peinture et écriture, deux domaines qu'il travaille avec la même détermination, son choix n'est pas encore fait. Regardons d'abord ses photographies : l'universitaire Thami Benkirane y décèle une recherche technique et esthétique certaine et une pratique qui n'est en rien anecdotique. Les prises de vues, avec des choix frôlant parfois l'abstraction géométrique, témoignent du travail créatif de Dib. Une même volonté est présente dans sa peinture, le mode d'expression qu'il préférait et qu'il a été contraint d'abandonner, faute de moyens. Ses deux tableaux montrent la sensibilité d'un artiste, portée par la volonté d'avancer qui lui était chère. L'un des paysages est entraîné dans une composition dynamique, dans une dimension cosmique absente de la photographie paisible qui lui sert de modèle. La nature entière est reliée par un vaste mouvement, sous une lumière surplombante d'après-midi. Il y a de la gouache, du crayon de couleur, des effets vaporeux dans le ciel et le feuillage, des ombres piquetées de couleur. L'autre tableau, réalisé au couteau à la peinture à l'huile, exacerbe à l'opposé la couleur et l'épaisseur de la matière. Pour Dib, la couleur est bien «tout ce qui, dehors, est le plus dehors.»

L. Q.O. : Les deux tableaux exposés au CCA de Paris ne préfigurent-t-ils pas finalement ce que sera le regard de Dib en tant qu'écrivain ?

C. N. D. : Dib nous laisse là deux paysages - ombre et lumière, transparence et matière - deux témoignages de sa créativité, deux œuvres qu'il offre, comme ce qu'il a de plus cher, à ses beaux-parents Roger et Henriette Bellissant. À travers tout, il est resté un peintre. Thami Benkirane (colloque de Marrakech, mai 2017) souligne que «plusieurs passages de ses écrits laissent voir sa sensibilité exacerbée aux couleurs». Au-delà, la couleur touche à l'être lui-même, dans l'univers de Dib, c'est ce qu'il révèle dans l'un de ses derniers livres «Simorgh». Elle ne se contente pas de «nous rendre plus tangible l'existence et la beauté du monde». Pour Dib, être c'est aspirer à la couleur, c'est sortir de l'ombre ou de la non-existence de ce coin de tableau laissé en blanc et qui attend d'être peint. «Peut-être est-ce après tout là le secret qui vous fait être, ce rêve d'une ombre qui aspire, à la chair, à la forme, à la couleur; la parcelle que Cézanne laissait nue, blanche, en attendant, tout en ignorant ce qu'il attendait» confie enfin dans «Simorgh», un Mohammed Dib éminemment visuel, bien des années plus tard, à la fin de sa vie, alors qu'il se préparait à rejoindre le jeune homme de 26 ans plein d'espoir et de rêves qu'il avait été.

L. Q.O. : A travers ces deux tableaux, vous avez en quelque sorte, remonté le temps, vers la jeunesse de votre père...

C. N. D. : Oui, et au-delà des informations que j'ai pu rassembler, il y a bien-sûr ce jeune homme et son amour du paysage. Je voudrais terminer cette évocation en proposant à chacun de se rapprocher de lui, de partager le souvenir de cette promenade que Dib aimait tant, vers les champs d'oliviers de Mansourah. Refaisons ce chemin ensemble ... En sortant du Derb Oulad Imam, au centre-ville de Tlemcen, il prenait la rue Haedo puis, à droite, arrivait vite sur la place de la médersa puis à la fameuse allée des Pins qui longe le Grand Bassin sur toute sa longueur. C'étaient ensuite la Porte de Fez, les nouveaux quartiers et la vieille porte de Bab El Khmis. Passée cette porte, il était alors en rase campagne, entouré d'arbres fruitiers à perte de vue et de jardins maraîchers, jusqu'au village colonial de Mansourah et ses champs d'oliviers. Cinq kilomètres en tout depuis le Derb Oulad Imam. En marchant, Dib s'imprégnait de lumière, de senteurs, de couleurs et de ces bruits - comme l'aboiement d'un chien - venus du lointain, à travers toute la campagne, comme le son de la flûte «nay» qui parcourt l'espace et le temps avant de frapper vos oreilles...