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Le 11 décembre 1960 en Algérie : un épisode important de la guerre d'indépendance

par Youcef Dris

Dans de nombreuses villes d'Algérie, le 11 décembre 1960 et les jours suivants, à l'instar du 17 octobre 1961 à Paris, se sont déroulées des manifestations d'une portée politique majeure, si bien qu'un historien allemand avait qualifiées de «Dien Bien Phu politique de la guerre d'Algérie».

Avec ses parachutistes et ses Bigeard, Aussaresses et Le Pen qui avaient torturé et massacré la population algéroise lors de la «bataille d'Alger» en 1957, la France prétendait avoir anéanti toute opposition en Algérie. Mais le dimanche 11 décembre 1960 et les jours suivants, de vastes manifestations populaires sont organisées par les Algériens pour lui démontrer qu'il n'en été rien, et qu'ils étaient toujours disposés à arracher leur indépendance. Cet épisode historique capital reste pourtant méconnu pars les Français. Avec souvent des fidaïs, et en première ligne des femmes et des enfants venus par milliers des bidonvilles et des quartiers ségrégués, le peuple algérien surgit au cœur des centres-villes coloniaux ; drapeaux, banderoles et corps en avant. La répression est comme d'habitude terrible, elle n'a cependant pas réussi à soumettre ce peuple vaillant.

Le général de Gaulle avait prévu un séjour en Algérie du 9 au 12 décembre 1960 pour promouvoir son projet néocolonial de «troisième voie», nommé «Algérie algérienne». Il voulait également sonder les troupes et les «pieds-noirs». Mais son projet déchaîne la colère des colons «ultras». Le 1er décembre 1960, l'Etat français disposait de 467 200 militaires en Algérie, plus 94 387 supplétifs. Le 8 décembre, de Gaulle annonce qu'un référendum sur l'autodétermination sera organisé le 8 janvier 1961. Et si tout le monde s'attendait à un coup de force des Européens, personne n'a vu venir l'insurrection algérienne. À Oran, Alger et dans plusieurs autres agglomérations, des commandos de jeunes Européens réussissent à bloquer les grandes artères, attaquent les forces de police et ciblent les lieux de pouvoir politique. Ils provoquent, humilient et attaquent les Algériens dans la rue, souvent aux frontières des quartiers musulmans, des quartiers mixtes et des quartiers européens. C'est donc rue de Stora (devenue rue des frères Chemloul) à Oran ou rue de Lyon (Belouizdad) à Alger qu'éclatent, le 10 décembre, les premières révoltes. Belarbi Hadj Khaled, un chef résistant oranais présent ce jour-là raconte : Dès que l'alarme a été donnée, tous les habitants du quartier de M'dina J'dida se sont mis en autodéfense en scandant «Allahou Akbar», encouragés par les femmes et leurs youyous assourdissants. Elles s'étaient installées sur les terrasses et balcons en amassant toutes sortes de projectiles : bouteilles, gourdins, pierres, tuiles... prêtes à toute éventualité. (...) C'est avec une spontanéité extraordinaire que les Algériens des autres quartiers ont répondu à l'appel».

L'armée et la police utilisaient des haut-parleurs pour exiger des musulmans qu'ils rentrent dans leurs quartiers, tandis que les ultras sillonnent les rues et klaxonnent inlassablement le rythme ponctuant les cinq syllabes «Al-gé-rie-fran-çaise». En réponse, et en dépit des barrages militaires et policiers qui bouclaient plusieurs quartiers, les femmes accompagnaient de leurs youyous les déplacements de leurs frères, dont les cortèges affluaient de partout.

À Alger, les premières révoltes à Belcourt sont suivies par celles des habitants du bidonville de Nador puis des autres zones misérables auto-construites depuis les années 1930. Ils constituaient une part importante des manifestants. Des cortèges de femmes prennent la tête des manifestations et enfoncent des barrages militaires, raconte Lounès Aït Aoudia, un manifestant qui habite toujours la Casbah. Les soldats mitraillaient nombre d'entre elles.

Leurs haïks traditionnels rouges de sang et leur courage bouleversent les témoins. En un après-midi, cette «flamme de Belcourt» s'étendait aux quartiers populaires de la périphérie d'Alger puis, dans les jours qui suivirent, elle gagnait Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbès, Chlef, Bône, Blida, Béjaïa, Tipasa, Tlemcen... Dans de nombreuses villes fleurissaient des slogans exigeant des «négociations avec le FLN», «Abbas au pouvoir» ou «Vive le GPRA» qui avaient fortement marqué les observateurs internationaux jusqu'aux débats à l'ONU.

Bahiya M., qui n'avait alors que 10 ans, a participé aux manifestations. Fille de collecteur de fonds pour le FLN, habitant à Belcourt, elle raconte : À un moment, on a compris qu'on avançait vers l'indépendance. Ma sœur s'est mise à confectionner des drapeaux à la maison. Elle cousait bien puisqu'elle avait eu une formation [de couture]. Ma mère avait une machine à coudre, il suffisait d'acheter du tissu blanc, vert et du rouge pour le croissant. Elle a fait beaucoup de drapeaux. Et bien sûr, on les avait ce jour-là.

L'armée française tirait sur les manifestants désarmés qui tombaient par dizaines. Les enterrements des martyrs, qui permettaient de faire partir de nouvelles manifestations après les mises en terre, étaient aussi organisés principalement par des femmes. Dans le même temps, des centres de soins étaient installés dans des appartements ou des mosquées, avec des médecins et des infirmières algériens. Des cantines de rue permettaient à tous de manger dans les quartiers bouclés. Les fractions dominantes de l'armée française maintiennent que l'Etat s'est fait submerger parce qu'il n'aurait pas laissé l'armée s'engager dans la contre-insurrection. Or presque partout, les troupes ont été déployées et avec l'accord des autorités politiques, elles ont tiré et tué. Elles ont raflé et torturé. Les méthodes de guerre policière n'ont pas été empêchées par l'Etat gaulliste, mais débordées par le peuple algérien. Les autorités françaises reconnaissent alors officiellement 120 morts, dont 112 Algériens et des centaines de blessés, indique l'historien Gilbert Meynier. Des dizaines d'Algériens dont des adolescents ont été arrêtés, «interrogés» et pour certains ont «disparu» dans les jours et les semaines qui ont suivi. Cette séquence a fortement influencé le schéma répressif mis en œuvre le 17 octobre 1961 à Paris par le préfet de police Maurice Papon, ancien «inspecteur général de l'administration en mission extraordinaire en Algérie».

Après les soulèvements, l'étau militaire est desserré dans les montagnes, Charles de Gaulle ordonne l'arrêt des exécutions, abandonne le projet de «troisième voie» et doit se résoudre à négocier avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de Ferhat Abbas et Krim Belkacem. Le 19 décembre, l'Assemblée générale des Nations unies vote la résolution 1573 (XV) reconnaissant au peuple algérien son droit «à la libre détermination et à l'indépendance». Après plus de 130 années d'écrasement et cinq années d'une guerre impitoyable, le peuple algérien a réussi à prendre sa révolution en main. L'histoire populaire des soulèvements du 11 décembre 1960 - qui reste à écrire et à approfondir - montre comment un peuple opprimé s'est organisé et a œuvré pour arracher sa propre libération.