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Face à la quatrième révolution économique mondiale : Quelle politique industrielle pour l'Algérie ?

par Abderrahmane Mebtoul*

Les choix techniques d'aujourd'hui engagent la société sur le long terme. Les changements économiques survenus depuis quelques années dans le monde ainsi que ceux qui sont appelés à se produire dans un proche avenir, doivent nécessairement trouver leur traduction dans des changements d'ordre systémique destinés à les prendre en charge et à organiser leur insertion dans un ordre social qui est lui-même en devenir.

Pour des raisons de sécurité nationale, l'Algérie n'a pas d'autres choix que de réussir les réformes dont celle de la numérique et transition énergétique, qui seront douloureuses à court terme mais porteuses d'espoir à moyen et long terme pour les générations présentes et futures.

1.- L'émergence d'une économie et d'une société mondialisée produit du développement du capitalisme, processus non encore achevé, et la fin de la guerre froide depuis la désintégration de l'empire soviétique, remettent en cause d'une part la capacité des Etats-nations à faire face à ces bouleversements et d'autre part les institutions internationales héritées de l'après-guerre. Ce n'est plus le temps où la richesse d'une Nation s'identifie aux grandes firmes des Nations, les grandes firmes ayant été calquées sur l'organisation militaire et ayant été décrites dans les mêmes termes : chaîne de commandement, classification des emplois, portée du contrôle avec leurs chefs, procédures opératoires et standards pour guider tous les dossiers. Tous les emplois étaient définis à l'avance par des règles et des responsabilités préétablies. Comme dans la hiérarchie militaire les organigrammes déterminent les hiérarchies internes et une grande importance était accordée à la permanence du contrôle, la discipline et l'obéissance. Cette rigueur était indispensable afin de mettre en œuvre les plans avec exactitude pour bénéficier des économies d'échelle dans la production de masse et pour assurer un contrôle strict des prix sur le marché. Comme dans le fonctionnement de l'armée, la planification stratégique demandait une décision sur l'endroit où vous voulez aller, un suivi par un plan pour mobiliser les ressources et les troupes pour y arriver. A l'ère mécanique totalement dépassée, la production était guidée par des objectifs préétablis et les ventes par des quotas déterminés à l'avance. Les innovations n'étaient pas introduites par petits progrès, mais par des sauts technologiques du fait de la rigidité de l'organisation. Au sommet de vastes bureaucraties occupaient le rectangle de l'organigramme, au milieu des cadres moyens et en bas les ouvriers.

L'enseignement, du primaire au supérieur en passant par le secondaire, n'était que le reflet de ce processus, les ordres étant transmis par la hiérarchie, les écoles et universités de grandes tailles pour favoriser également les économies d'échelle. Actuellement une nouvelle organisation est en train de s'opérer montrant les limites de l'ancienne organisation avec l'émergence d'une dynamique nouvelle des secteurs afin de s'adapter à la nouvelle configuration mondiale. Nous assistons au passage successif de l'organisation dite tayloriste marquée par une intégration poussée, à l'organisation divisionnelle, puis matricielle qui sont des organisations intermédiaires et enfin à l'organisation récente en réseaux où la firme concentre son management stratégique sur trois segments : la recherche développement (cœur de la valeur ajoutée), le marketing et la communication et sous-traite l'ensemble des autres composants. Et ce avec des organisations de plus en plus oligopolistiques, quelques firmes contrôlant la production, la finance et la commercialisation tissant des réseaux comme une toile d'araignée. Les firmes ne sont plus nationales, même celles dites petites et moyennes entreprises reliées par des réseaux de sous-traitants aux grandes. Les firmes prospères sont passées de la production de masse à la production personnalisée (Pr Reich ex-secrétaire d'Etat US). Ainsi, les grandes firmes n'exportent plus seulement leurs produits mais leur méthode de marketing, leur savoir-faire sous formes d'usines, de points de vente et de publicité.

Parallèlement à mesure de l'insertion dans la division internationale du travail, la manipulation de symboles dans les domaines juridiques et financiers s'accroît proportionnellement à cette production personnalisée. Indépendamment du classement officiel de l'emploi, la position compétitive réelle dans l'économie mondiale dépend de la fonction que l'on exerce. Au fur et à mesure que les coûts de transport baissent, les produits standards et de l'information qui les concernent, la marge de profit sur la production se rétrécit en raison de l'absence de barrières à l'entrée En ce XXIème siècle, la production standardisée se dirige inéluctablement là où le travail, moins cher, le plus accessible et surtout bien formée. La qualification devient un facteur déterminant. L'éclatement des vieilles bureaucraties industrielles en réseaux mondiaux leur a fait perdre leur pouvoir de négociation expliquant également la crise de l'Etat providence (avec le surendettement des Etats) et de l'ancien modèle social démocrate qui se trouve confronté à la dure réalité de la gestion gouvernementale. Ce qui explique que certains pays du Tiers Monde qui tirent la locomotive de l'économie mondiale se spécialisent de plus en plus dans ces segments nouveaux, préfigurant horizon 2020/2030 de profonds bouleversements géostratégiques dont un nouveau modèle de consommation énergétique reposant sur un Mix énergétique devant éviter l'erreur stratégique de l'actuel ministère de l'Energie algérien de raisonner sur un modèle de consommation libertaire. Il s'ensuivra inévitablement une recomposition du pouvoir économique mondial avec la percée de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de la Russie et de certains pays émergents expliquant le passage d'ailleurs du G8 au 20 dans les grandes réunions économiques internationales.

L'essoufflement actuel de certains pays émergents à travers les nouvelles stratégiques mondiales tant dans le domaine de la sphère réelle que monétaire n'est que le reflet de cette recomposition. Les emplois dans la production courante tendent à disparaître comme les agents de maîtrise et d'encadrement impliquant une mobilité des travailleurs, la généralisation de l'emploi temporaire, et donc une flexibilité permanente du marché du travail avec des recyclages de formation permanents étant appelés à l'avenir à changer plusieurs fois d'emplois dans notre vie. Ainsi, apparaissent en force d'autres emplois dont la percée des producteurs de symboles dont la valeur conceptuelle est plus élevée par rapport à la valeur ajoutée tirée des économies d'échelle classiques, remettant en cause les anciennes théories et politiques économiques héritées de l'époque de l'ère mécanique comme l'ancienne politique des industries industrialisantes calquée sur le modèle de l'ancien empire soviétique alors que le XXIème siècle est caractérisée par le dynamisme des grandes firmes mais surtout les PMI/PME consacrant un budget à la recherche développement, reliés en réseaux à ces grandes firmes. Les expériences allemande et japonaise, chacune tenant compte de son anthropologie culturelle, sont intéressantes à étudier, se fondant sur un partenariat, grandes firmes/PMI/PME. Avec la prédominance des services qui ont un caractère de plus en plus marchand contribuant à l'accroissement de la valeur ajoutée, la firme se transforme en réseau mondial, étant impossible de distinguer les individus concernés par leurs activités, qui deviennent un groupe diffus, répartis dans ce village mondial, dominé par des réseaux croisés consommateurs/producteurs, transformant le système d'organisation à tous les niveaux, politique, économique et social.

2.- L'Algérie a besoin d'une autre vision évitant ces slogans dépassés que le moteur du développement quand le bâtiment va tout va ou les matières premières, les industries mécaniques classiques, dont celle des voitures en grande partie des montages de très faibles capacités, fortement capitalistiques où l'Algérie supporte tous les surcoûts avec la règle des 49/51% dont la révision s'impose. Sans une réorientation de la politique économique, se fondant sur la bonne gouvernance et la valorisation de la connaissance, l'Algérie risque de se retrouver dans une impasse horizon 2022/2024 avec le risque de l'épuisement des réserves de change. Donc il s'agit d'éviter la vision bureaucratique, de croire que l'élaboration de lois soit la seule solution alors que la solution durable est de s'attaquer au fonctionnement de la société avec des actions concrètes sur le terrain loin des discours et promesses utopiques. Combien d'organisations et de codes d'investissement depuis l'indépendance politique sans impacts réels. Tirons six leçons pour l'Algérie. Premièrement, la politique industrielle doit tenir compte des engagements internationaux de l'Algérie et évaluer sans passion les impacts des accords de libre-échange avec l'Europe, avec le monde arabe avec le continent Afrique, ainsi que les déséquilibres de la balance commerciale avec d'autres pays comme la Chine et la Russie, accords qui nécessitent des dégrèvements tarifaires progressifs ne pouvant pénétrer les marchés mondiaux où règne une concurrence acerbe qu'avec des entreprises publiques et privées performantes, innovantes. Sans compter l'assainissement des entreprises publiques qui ont coûté selon le Premier ministère plus de 250 milliards de dollars au Trésor durant ces 30 dernières années, plus de 80% étant revenues à la case départ, les réévaluations incessantes du fait de la non maîtrise des coûts, durant les 10 dernières années plus de 65 milliards de dollars, l'annonce de 4 milliards de dollars d'exportations hors hydrocarbures pour 2021 doit tenir compte non seulement de la valeur - car certaines produits, comme les engrais et autres ont vu leurs prix augmenter au niveau du marché international de 30% à 50% - mais aussi en volume C'est la seule référence pour voir s'il y a eu réellement augmentation des exportations et performances des entreprises algériennes, et pour la balance nette pour l'Algérie soustraire les matières premières importées en devises et des exonérations fiscales. Or, les recettes en devises des dérivés d'hydrocarbures ont été avec plus 2 milliards de dollars en 2020 (rapport officiel de Sonatrach) et environ de 2,5 milliards de dollars pour 2021 et en ajoutant les semi-produits à faible valeur ajoutée plus de 3,5 milliards de dollars, représentant entre 97/98% du total.

Deuxièmement, la forte croissance peut revenir en Algérie. Mais elle suppose la conjugaison de différents facteurs : une population active dynamique, un savoir, le goût du risque et des innovations technologiques sans cesse actualisées, le combat contre toute forme de monopole néfaste, une concurrence efficace, un système financier rénové capable d'attirer du capital et une ouverture à l'étranger. Ces réformes passent fondamentalement par une démocratie vivante, une stabilité des règles juridiques et l'équité, les politiques parleront de justice sociale. La conduite d'ensemble de ces réformes ne peut ni être déléguée à tel ou tel ministre ni mise dans les mains de telle ou telle administration. Elle ne pourra être conduite que si, au plus haut niveau de l'État, une volonté politique forte les conduit et convainc les Algériens de leur importance d'où avec l'ère d'internet une communication active transparente permanente. Ensuite, chaque ministre devra recevoir une « feuille de route » personnelle complétant sa lettre de mission et reprenant l'ensemble des décisions qui relèvent de sa compétence. Au regard de l'importance des mesures à lancer et de l'urgence de la situation, le gouvernement devra choisir le mode de mise en œuvre le plus adapté à chaque décision : l'accélération de projets et d'initiatives existantes, le vote d'une loi accompagnée, dès sa présentation au Parlement, des décrets d'application nécessaires à sa mise en œuvre et pour les urgences seulement des décisions par ordonnance pourront être utilisées.

Troisièmement, les actions coordonnées et synchronisées dans le temps exigent le courage de réformer vite et massivement, non des replâtrages conjoncturelles mais de profondes réformes structurelles à tous les niveaux en ayant une vision stratégique pour le moyen et le long terme, devant donc réhabiliter la planification et le management stratégique. L'Algérie peut y parvenir dans un délai raisonnable. Elle en a les moyens. Pour cela, elle doit réapprendre à envisager son avenir avec confiance, libérer l'initiative, la concurrence et l'innovation car le principal défi du XXIème pour l'Algérie sera la maîtrise du temps. Le monde ne nous attend pas et toute Nation qui n'avance pas recule forcément. Retarder les réformes ne peut que conduire à la désintégration lente, à l'appauvrissement, une perte de confiance en l'avenir puisqu'avec l'épuisement de la rente des hydrocarbures, l'Algérie n'aura plus les moyens de préparer ces réformes et vivra sous l'emprise de la peur, voyant partout des menaces où les autres voient des chances. Cette croissance exige l'engagement de tous, et pas seulement celui de l'État en organisant les solidarités devant concilier efficacité économique et équité par une participation citoyenne et un dialogue productif permanent.

Quatrièmement, le pouvoir algérien a vécu longtemps sur l'illusion de la rente éternelle. La majorité des Algériens dont le revenu est fonction à plus de 70% de la rente des hydrocarbures doivent savoir que l'avenir de l'emploi et de leur pouvoir d'achat n'est plus dans la fonction publique, et que celui des entreprises n'est plus dans les subventions à répétition. L'essentiel de l'action est entre les mains des Algériens, qui devront vouloir le changement et partager une envie d'avenir, d'apprendre davantage, de s'adapter, de travailler plus et mieux, de créer, de partager, d'oser. La nature du pouvoir doit également changer supposant une refonte progressive de l'Etat par une réelle décentralisation autour de grands pôles économiques régionaux, impliquant qu'il passe de l'Etat gestionnaire à l'Etat régulateur, conciliant les coûts sociaux et les coûts privés, étant le cœur de la conscience collective, par une gestion plus saine de ses différentes structures.

Cinquièmement, pour s'inscrire dans la croissance mondiale, l'Algérie doit d'abord mettre en place une véritable économie de la connaissance, développant le savoir de tous, de l'informatique au travail en équipe, de l'arabe, du français, du chinois à l'anglais, du primaire au supérieur, de la crèche à la recherche. Elle doit ensuite faciliter la concurrence, la création et la croissance des entreprises, par la mise en place de moyens modernes de financement, la réduction du coût du travail et la simplification des règles de l'emploi. Elle doit favoriser l'épanouissement de nouveaux secteurs clés, dont : le numérique, la santé, la biotechnologie, les industries de l'environnement, les services à la personne avec le vieillissement de la population. Simultanément, il est nécessaire de créer les conditions d'une mobilité sociale, géographique et concurrentielle et de permettre à chacun de travailler mieux et plus, de changer plus facilement d'emploi, en toute sécurité. Pour mener à bien ces réformes, l'État et les collectivités locales doivent être très largement réformés. Il faudra réduire leur part dans la richesse commune, concentrer leurs moyens sur les groupes sociaux qui en ont réellement besoin, faire place à la différenciation et à l'expérimentation, évaluer systématiquement toute décision, a priori et a posteriori.

Sixièmement, la justice sociale, ne signifiant pas égalitarisme, source de démotivation, n'est pas l'antinomie de l'efficacité économique. Mais toute Nation ne peut distribuer plus que ce qu'elle produit, si elle veut éviter la dérive sociale. Il s'agira de concilier l'efficacité économique et la nécessaire cohésion sociale, en intégrant la sphère informelle représentant plus de 40% de la masse monétaire en circulation, plus de 30% du PIB et non compris les hydrocarbures entre 40/50% de la superficie économique et de l'emploi, que l'on ne combat pas par des mesures administratives qui ont pour effet son extension.

En résumé, gouverner c'est prévoir d'où l'importance pour l'Algérie de se préparer à ces nouvelles mutations évitant de vivre sur l'utopie du passé car le monde devrait connaître entre 2025/2030/2040 un profond bouleversement du pouvoir économique mondial. L'Algérie dispose des compétences lui permettant de dépasser la crise pétrolière. Il est nécessaire d'avoir une vision positive de l'avenir et d'éviter les positions et comportements défaitistes. L'Algérie dispose de tous les atouts pour créer la richesse hors économie de la rente devant s'adapter au nouveau monde avec la transition numérique (lutter contre les cyberattaques) et énergétique à l'horizon 2030. L'entrave principale au développement en Algérie provient de l'entropie qu'il s?agit de dépasser impérativement, renvoyant pas seulement aux facteurs économiques mais également sociaux et politiques dont une autre gouvernance par la profonde moralisation des dirigeants et de la société. Espérons des actions concrètes pour l'avenir, loin des discours populistes et des séminaires sans aucune portée, afin de dynamiser l'économie nationale car en ce mois de décembre 2021 la configuration socio-économique est globalement la même, depuis de longues décennies, une économie de nature publique rentière.

*Professeur des universités, expert international