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Taux de croissance faible et accentuation du processus inflationniste: Quel système de protection sociale pour l'Algérie ?

par Abderrahmane Mebtoul*

Au moment où le gouvernement se propose d'instaurer des subventions ciblées, de concilier l'efficacité économique et la nécessaire cohésion sociale, cette présente analyse tient compte des importants travaux de Denis KESSLER sur l'avenir de la protection sociale.

Les expériences historiques, tenant compte des spécificités sociales, peuvent être un enseignement pour l'Algérie dont le fondement est une économie reposant essentiellement sur la rente des hydrocarbures et ce, afin d'éviter les dérives inflationnistes, une nation ne pouvant distribuer plus ce qu'elle ne produit.

1.-Les expériences historiques du système de protection sociale

1.1- Nous avons plusieurs risques sociaux: traditionnels, accidents du travail, maladie, retraite; il y a les risques sociaux nouveaux, chômage, exclusion qui donnent naissance à une nouvelle génération de droits sociaux. Il y a aussi les risques naturels, climatiques et environnementaux, qui prennent une importance toujours plus considérable. Sans parler des risques liés à une société technique avancée : accidents de la vie, accidents de voiture, catastrophes techniques, alimentaires ou sanitaires. Tous ces événements se mesurent en dommages corporels et susceptibles d'avoir une conséquence patrimoniale. D'une manière générale, l'ensemble des risques qui menacent le citoyen des sociétés contemporaines, se diversifient, s'accentuent, se multiplient, se déplacent, se transforment. Ils font naître de nouveaux besoins de protection qui remettent en question les formes héritées de leur couverture et obligent à repenser les institutions et les techniques qu'elles mettent en œuvre. Cela pose d'ailleurs la problématique de la crise de l'Etat providence dans la plupart des pays et des objectifs poursuivis, justice dans les redistributions opérées entre les individus, entre les générations. Denis Kessler distingue quatre formes de protection sociale d'une manière à la fois concurrente, complémentaire et solidaire : la famille, l'entreprise, les Marchés et l'Etat. Premièrement, la famille peut être considérée, d'un point de vue économique, comme une « petite société d'assurance », où l'on mutualise les risques. Beaucoup plus de risques qu'on ne le pense généralement peuvent être mutualisés au sein d'une famille élargie. Mais la contraction de la famille élargie, le développement de l'instabilité familiale ont en quelque sorte appelé de nouvelles formes d'interventions de l'Etat. Lorsque les risques de devenir malade, invalide, ou celui de perdre son emploi ne sont plus mutualisés au sein de la famille, ils sont pour ainsi dire externalisés vers l'entreprise, vers l'Etat ou vers les marchés. Inversement, les évolutions de la famille ont généré des risques nouveaux. L'instabilité familiale est à l'origine de risques qui sont pris en charge ensuite par l'Etat, comme en témoignent les allocations destinées aux familles monoparentales. Bref, il y a une relation entre la famille et l'Etat-providence à tel point que certains prétendent qu'il y aurait « substituabilité » entre solidarité familiale et solidarité nationale. L'essor de la seconde aurait en partie contribué à affaiblir la première.

Deuxièmement, l'entreprise est appelée à l'avenir à jouer comme facteur de gestion des risques de l'existence. Encore que la stratégie future des entreprises, contrairement au XXe siècle où la ré-internalisation était prépondérante, s'oriente vers l'externalité avec la création des fonds de pension et des assurances maladie gérés dans un univers plus concurrentiel, comme une entreprise. Troisièmement, les marchés: le grand historien de l'économie, Fernand Braudel, dans sa description du capitalisme par exemple, a bien montré le rôle décisif des marchés dans la couverture des risques.

Quatrièmement, nous avons l'Etat: c'est entre ces trois ensembles d'institutions, famille, entreprise, marchés que s'est distribué son rôle en plusieurs étapes. L'Etat est d'abord intervenu en matière de protection sociale comme employeur, pour aménager le statut des fonctionnaires : la retraite, par exemple, fait, depuis fort longtemps, partie intégrante du statut du fonctionnaire. L'Etat a ensuite encouragé les formes de protection sociale mises en œuvre dans le cadre de la famille, de l'entreprise ou des marchés par toute une série de mesures d'incitation ou de soutien.         

Cependant, dans la pratique, concernant les quatre différentes institutions qui concourent à la protection sociale, il y a complémentarité dans la couverture des risques.

1.2.- A l'avenir, il devrait y avoir une évolution en fonction à la fois des rapports sociaux internes et de l'évolution des nouvelles mutations mondiales de chacune de ces institutions, ou d'autres à naître qui relèveraient du droit privé (comme les fonds de pension, ou les réseaux de soins). Or, cela dépend des évolutions qui marquent l'univers des risques à couvrir. Les tendances qui se dessinent permettent d'entrevoir plusieurs scénarios.

Premièrement, avec les nouvelles mutations marquées par la transition numérique et énergétique, la compétitivité sera au cœur de ce système. Deuxièmement, le principe de responsabilité: en raison même de la dissociation progressive de la protection sociale et du travail, de la fiscalisation progressive, de l'oubli de l'opposition fondatrice entre valide et invalide, nous sommes arrivés à une situation dans laquelle on distribue des droits sans devoirs en contrepartie.

A l'origine de l'Etat providence, en face des droits, il y avait le devoir de cotisation et ce devoir de cotisation maintenait l'équilibre entre ceux qui financent et ceux qui perçoivent, entre les cotisants et les prestataires. Nous sommes entrés dans une ère complexe, en partie d'assistanat, parce qu'il y a dissociation entre les cotisations et les prestations. Troisièmement, le principe de justice: l'analyse des redistributions est rendue particulièrement ardue en raison également de la grande variété des transferts sociaux qu'un ménage peut recevoir, certains en nature, d'autres en espèces, sans que l'on puisse comprendre les effets de la combinaison de toutes ces allocations multiples perçues au titre du chômage, du nombre d'enfants, du logement, etc. Quatrièmement, l'efficacité: l'analyse du système social algérien est coûteux et ses performances réelles mitigées.

Le principe d'efficacité, à l'instar du principe de compétitivité, exprime le choix, en matière de protection sociale, de solutions plus pragmatiques qu'idéologiques, le choix de se doter des instruments les plus adéquats aux fins poursuivis même s'ils doivent remettre en cause la pérennité des solutions héritées du passé. Pour restaurer l'efficacité du système, il faudra sans aucun doute redéfinir les frontières entre ce qui relève de la responsabilité des individus et des familles, de l'entreprise, des partenaires.

2.-Qu'en est-il du système algérien de protection sociale ?

2.1- Pour une solution durable de la protection sociale, il faut prendre en compte le taux de croissance économique, la maîtrise du cadre macroéconomique, l'inflation et la pression démographique. La nécessaire cohésion sociale est remise en cause avec un taux d'inflation rarement égalé entre 50/100% en 2021 pour les produits non subventionnés, remettant en cause la fiabilité de l'indice officiel de l'ONS qui n'a pas été réactualisé depuis de longues années alors que le besoin est historiquement daté, accélérant la détérioration du pouvoir d'achat. L'inflation réalise une épargne forcée au détriment des revenus fixes où la politique de nivellement par le bas, pour assurer une paix sociale éphémère, une grande fraction des couches moyennes, pivot de tout processus de développement, rejoignant les couches pauvres, accentuant d'ailleurs l'exode des cerveaux. Selon la Banque mondiale, la dette publique en pourcentage du PIB est passée de 10,5%, 2010, 45,6% en 2019, à 53,1% pour 2020, mais devrait augmenter à 63,3% en 2021 et 73,9% en 2022, le gouvernement ayant décidé de ne pas recourir à l'endettement extérieur, la dette publique étant essentiellement intérieure, le stock de la dette extérieure de l'Algérie étant passé de 7,253 milliards de dollars en 2010 à 5,463 milliards de dollars en 2016, 5,492 en 2019 et fin 2020 à 5,178 milliards de dollars.

Le déficit budgétaire du PLF 2022 dépassera les 30 milliards de dollars et pour son équilibre, selon les organisations internationales, l'Algérie a besoin d'un baril de plus de 135 dollars en 2021 et 157, dollars pour équilibrer son budget en 2022, le prix du baril fixé par la loi de finances 2022 n'étant qu'un artifice comptable, comment combler l'écart par rapport au prix du marché de 50 dollars. Et ce, malgré le dérapage du dinar dont la cotation dépend du niveau des réserves de change qui tiennent à 70% la cotation du dinar. Méditons l'expérience vénézuélienne, économie rentière, la corrélation entre le taux d'inflation qui a été de plus de 250% entre janvier et mai 2021, ayant atteint 400% en 2018, près de 10 000 % en 2019 et 3 000 % en 2020 et la cotation de la monnaie vénézuélienne qui a perdu six zéros, 1er octobre 2021, un bolivar étant coté le 12/11/2021 à 0,22 un dollar US. Les réserves de change de l'Algérie sont passées de 194 milliards de dollars au 01 janvier 2014 à 48 fin 2020 et 44 en mai 2021, malgré toutes les restrictions qui ont paralysé la majorité de l'appareil de production. Et se pose cette question: les 173 tonnes d'or évalué à environ 11 milliards de dollars au cours de novembre 2011 sont-elles incluses dans le montant des réserves de change, comme le déclarent toutes les Banques centrales mondiales.

Qu'en est-il de la véracité du rapport d'octobre 2021 de la Banque africaine de développement qui prévoit fin 2021 environ 21,9 milliards de dollars de réserves de change? Cette dévaluation permet d'atténuer le montant de ce déficit budgétaire car si on avait un dollar pour 100 dinars, il faudrait pondérer à la hausse d'au moins 37% le déficit, ce qui donnerait un montant supérieur à 42 milliards de dollars. La loi de finances prévisionnelle PLF 2022 prévoit une dépréciation progressive du dinar par rapport au dollar, de 149,3 dinars un dollar en 2022, 156,8 en 2023 et 164,6 en 2024.

Du fait de l'extériorisation de l'économie algérienne dont le taux d'intégration ne dépasse pas 15%, cette dévaluation du dinar, 76/80 dinars officiel, vers les années 2000/20021, avec un écart de 50% sur le marché parallèle, actuellement entre 136/137, soit une dépréciation entre 70/80% en 20 ans, le cours était de 5 dinars un dollar en 1970, sans dynamiser les exportations hors hydrocarbures, faute de réformes structurelles, vision purement monétaire, accentue les actions spéculatives sur les devises, le taux d'inflation importé et remet en cause, l'opportunité du lancement de projets créateurs de valeur ajoutée dont le retour en capital est à moyen et long terme.

L'Algérie ayant peu attiré l'investissement étranger du fait d'entraves bureaucratiques avec une baisse de 21,3% estimée à 1,073 milliard de dollars en 2020, contre 1,364 milliard de dollars en 2019, le taux de croissance a été négatif de 5/6% en 2020, le FMI prévoyant 3,4% pour 2021, toujours tiré par la dépense publique via les hydrocarbures, taux faible rapporté à l'année précédente, alors qu'il faut un taux de 8/9% sur plusieurs années pour absorber un flux de 350.000/400.000/an qui s'ajoute au taux de chômage actuel.

Car la pression démographique est forte, avec 44,7 millions d'habitants au 1er janvier 2021, et une population active d'environ 13 millions (selon l'ONS étant estimée à 12.730.000 fin 2019) avec un taux de chômage incluant la sphère informelle et les emplois rente, qui devrait atteindre, selon le FMI, 14,5% en 2021, et 14,9% en 2022, contre 14,2% en 2020, ce taux dépassant les 30% pour les catégories 20/30 ans et paradoxalement les diplômés. Nous avons une sphère informelle non soumise aux cotisations, n'étant pas affiliée à la caisse de sécurité sociale et contrôlant une masse monétaire hors banques, selon les informations données par le président de la République lors de sa conférence de presse, du fait de l'effritement du système d'information, entre 6.000 et 10.000 milliards de dinars 35-40% entre 46,15 et 76,90 milliards de dollars pour un PIB en nette diminution en 2020 de 160 milliards de dollars et selon le FMI, 153 milliards de dollars pour 2021.

Le marché du travail est alimenté par la dépense publique via la rente avec les emplois dominants dans les administrations, les effectifs de la fonction publique s'élevant au 01/01/2020 à 2.160.836 fonctionnaires et agents contractuels, certaines estimations donnant 2,5 millions fin 2020. Les résultats de l'enquête de l'ONS fin 2019, font ressortir que 16,8% de la main-d'œuvre totale exerce dans le secteur du BTP, 16,1% dans l'administration publique hors secteur sanitaire, 15,7% dans le commerce, 14,9% dans la santé et l'action sociale et 11,5% dans le secteur des industries manufacturières.

Le secteur privé absorbe 62,2% de l'emploi total, mais selon l'OCDE, avec une productivité des plus faibles au niveau de la région Mena, deux fois plus de dépenses monétaires pour avoir deux fois moins d'impacts.

2.2- Le système algérien de protection sociale, les modalités des transferts sont tellement complexes que plus personne ne sait qui paye et qui reçoit. Certes, les redistributions sont nécessaires, résultant d'ailleurs intrinsèquement d'une gestion collective des risques et contribuant, grâce à la solidarité collective, à l'efficacité de tout système économique. Mais ce n'est pas parce qu'elles sont nécessaires qu'elles ne doivent pas être maîtrisées. On ne connaît pas le circuit des redistributions, notamment les redistributions entre classes d'âge, les redistributions entre générations et encore moins bien les redistributions entre niveaux de revenus ou de patrimoine. Or, le principe de justice exige que l'on réponde correctement à ces questions. Cela demande d'avoir un système d'information crédible en temps réel et de repenser les mécanismes de transferts et de redistribution afin de les faire reposer sur des critères objectifs, parfaitement transparents au niveau de la branche ou au niveau national, et ce qui relève de l'Etat et des autres collectivités publiques.

Du point de vue des cotisations des Caisses de retraite, nous avons le système dominant, celui de la répartition et celui de la capitalisation. Dans le système par répartition, les cotisations actuelles des salariés servent à financer les pensions des citoyens qui sont à la retraite à ce moment et dans le système par capitalisation, les salariés épargnent pour financer leur propre retraite le moment venu. En Algérie, le système unique est celui de la répartition avec deux Caisses de retraite, celles des hauts cadres de l'Etat où une personne nommée par décret jouit d'une retraite à 100% et celle de la majorité qui jouit d'une retraite à 80%. Ainsi, un secrétaire général d'APC nommé par décret ou un sous-directeur de ministère jouit d'une retraite à 100% et un professeur d'université ayant cotisé plus de 30 années à 80%.

Le déficit financier de la Caisse nationale des retraites (CNR) pourrait atteindre 690 milliards de dinars en 2021, la CNR enregistrant un taux de cotisation de sécurité sociale, estimé à 2,2 travailleurs pour chaque retraité et pour un équilibre, le taux de cotisation devrait atteindre cinq travailleurs pour un retraité, ou selon la BAD, calculés en pourcentage de la main-d'œuvre ne cotisant pas à la Sécurité sociale, le taux d'informalité est évalué à 63,3% en Algérie. Les tensions sociales sont atténuées artificiellement grâce aux recettes des hydrocarbures qui permettent des subventions et transferts sociaux. Le PLF 2022 prévoit 1.942 milliards de dinars, soit 19,7% du budget de l'Etat contre 24% en 2021 et 8,4% du PIB. Or, les subventions sont généralisées sans ciblage et mal gérées, source de fuite hors des frontières du fait également des distorsions du taux de change avec les pays voisins, étant source de gaspillage et d'injustice sociale: celui qui perçoit 30.000 dinars/mois bénéficie des mêmes subventions que celui dont le revenu dépasse 200.000 dinars par mois et plus.

L'action louable au profit des zones d'ombre serait un épiphénomène face à la détérioration du pouvoir d'achat de la majorité de la société civile informelle silencieuse, la plus nombreuse, atomisée, non encadrée qui risque de basculer dans l'extrémisme, face à des discours de responsables déconnectés de la réalité, des partis politiques et une société civile officielle souvent vivant de la rente, inefficience comme intermédiation sociale et politique.

En résumé, face aux tensions géostratégiques au niveau de la région, il faut mettre fin aux anciens comportements rentiers et atténuer le processus inflationniste, ne régulant pas le marché par des mesures administratives bureaucratiques, les lois économiques étant insensibles aux slogans politiques, si l'on veut réaliser un front national, conditionné par le retour à la confiance des citoyens. Les citoyens étant très attentifs à tout ce qui touche leurs revenus, donc, attention à des déclarations et mesures hâtives qui conduiraient à de vives tensions sociales. Selon la majorité des experts tant algériens qu'internationaux crédibles, aimant l'Algérie, évitant de mettre en péril la sécurité nationale, s'impose une nouvelle gouvernance, loin des promesses populistes et louanges de certains, en contrepartie d'une rente, nécessitant durant cette phase de vives tensions budgétaires et sociales, la moralité des dirigeants et des actions concrètes sur le terrain.

*Dr, et professeur des universités, expert international