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1er novembre 1954, entre souvenirs et espoir

par Youcef Dris

La colonisation n'a jamais été un «caractère positif» mais un facteur d'une exploitation et d'une domination féroces des peuples et des territoires colonisés ! C'est une sombre page de l'Histoire de France qu'il faut expier comme un péché, qui entache ce pays depuis plus d'un siècle !

Et lorsque Macron semblait ignorer que l'Algérie était une grande nation avant sa colonisation par la France, il est utile de lui dire que les Algériens d'aujourd'hui' hui, dans leur culture et leur organisation sociale, sont les héritiers d'une riche histoire millénaire, qui ne se réduit pas aux siècles écoulés depuis l'avènement de l'islam et aux cent trente-deux ans de la domination coloniale française. C'est à la découverte de cet héritage antéislamique de l'Algérie, trop méconnu, que nous lui conseillons d'orienter ses recherches pour sa culture personnel et pour l'Histoire. Qu'il cherche aussi l'évocation des découvertes archéologiques qui montrent que le territoire de l'actuelle Algérie fut l'un des premiers berceaux de l'humanité.

L'Histoire de la colonisation française est percluse revers, à commencer par la succession des revers de son armée en Indochine. Ces déboires accentueront évidemment la prise de conscience de la solidarité entre colonisés, un peu partout dans l'Union française. C'est par exemple dans les ports d'Algérie (Oran, Alger), et non en métropole, que les dockers refusent, les premiers, de charger du matériel de guerre à destination de l'Indochine. La bataille de Dien Bien Phu a été reçue, de par le monde, comme une rupture annonçant d'autres combats. Le glas de la colonisation française avait sonné le jour de cette défaite de Dien Bien Phu, une étape importante de la fin de l'Empire colonial. Dans l'imaginaire de beaucoup de Français de l'époque, la défaite tonkinoise a rejoint celles d'Alésia, de Bouvines ou de Waterloo. Avec, en plus, une dimension culpabilisante : «Que diable allait f? l'armée française dans cette galère, à l'autre bout du monde ? Valéry Giscard d'Estaing. L'ex-Président de la République française, dont la famille s'est notoirement enrichie, à l'époque de la colonisation de l'Indochine, évoquera lors d'un hommage qu'il avait rendu à Bigeard ? à sa façon ? durant cette période avait-il dit : «On sait que l'opération de Dien Bien Phu se termina très mal pour l'armée française. Bigeard, comme des milliers de combattants de l'Union française, fut fait prisonnier le 7 mai 1954 lors de la chute du camp, et il subit une dure détention».

Cette défaite a profondément marqué les esprits des Français. Elle fut comprise par les peuples colonisés, et notamment les Algériens, comme le signe marquant le début de la fin de l'Empire colonial français. Les politiques français, mauvais élèves, n'avaient pas compris que l'ère des décolonisations était commencée, que le sentiment national - Algérie d'abord, puis tous les peuples encore dominés - était devenu une force irrésistible qu'aucune armée ne pouvait briser. Les colonisés, eux, ne s'y sont pas trompés. Divers témoignages attestent qu'à Alger, en AOF et AEF, dans les quartiers populaires, la joie éclata. A la conférence de Bandoeng, en 1955, les chefs de la délégation vietnamienne furent accueillis en héros. Ferhat Abbas sut trouver les mots justes : «Cette bataille reste un symbole. Elle est le «Valmy» des peuples colonisés. C'est l'affirmation de l'homme asiatique et africain face à l'homme de l'Europe» (Ferhat Abbas, La nuit coloniale, 1962). Cette défaite de l'armée française à Dien Bien Phu sonna «le coup d'envoi» de la guerre anticoloniale en Algérie. L'odeur de la poudre s'était à peine dissipée, dans la cuvette du «Tonkin», qu'elle imprégnait les Aurès. Et c'est dans la nuit du 30 octobre au 1er novembre 1954 que plusieurs dizaines d'attentats éclatent simultanément en différents points du territoire algérien.

Cette première action d'un mouvement alors inconnu, le FLN, est considérée comme marquant le début de la guerre d'Algérie. Mais il faut remonter au 8 mai 1945 pour comprendre les «événements» de la Toussaint 1954. Ce jour-là, à l'occasion des cérémonies célébrant la chute du régime nazi, des nationalistes algériens avaient voulu manifester pour l'indépendance de leur pays. Les massacres qui s'ensuivirent firent plus de 45 000 morts du côté algérien, et une centaine parmi les Européens, dans les régions de Sétif, Guelma et Kherrata. La répression impitoyable de mai 1945 devait convaincre les nationalistes algériens de la nécessité de recourir à la riposte armée pour libérer leur pays. Entre 1952 et 1962, 1 343 000 appelés ou rappelés et 407 000 militaires d'active ont participé «au maintien de l'ordre en Algérie», opérations qui ne seront reconnues comme «Guerre d'Algérie» que le 5 octobre 1999. Pourtant, beaucoup de Français refusèrent de répondre positivement à ces opérations. On apprit qu'au cours de la même période, 12 000 hommes ont été déclarés réfractaires, dont 10 831 insoumis, 886 déserteurs et 420 objecteurs de conscience. Pour exemple, le 7 mai 1956, des rappelés en partance pour l'Algérie ont manifesté leur refus d'une guerre coloniale, à La Villedieu en Creuse. La population locale a soutenu cette manifestation pacifique et pacifiste et trois hommes ont été lourdement condamnés, dont le maire de La Villedieu. Ce dernier, René Romanet, a été révoqué en 1956 pour avoir soutenu des rappelés du contingent qui refusaient de partir en Algérie. Soixante ans plus tard, dans la famille Romanet, quatre générations de menuisiers et charpentiers à La Villedieu, on estime que René Romanet a été injustement sanctionné. Pour Henri Romanet, 85 ans et fils de l'ancien maire révoqué : «Ici, 90 % des gens étaient contre la guerre d'Algérie».

La riposte française au soulèvement populaire algérien dès 1954 a été des plus meurtrières. L'exemple des massacres de Aïn Abid, Constantine, et contrairement à ce que l'on dit depuis 67 ans, à Skikda (ex-Philippeville) ne furent pas le fait des Algériens (deux Européens «seulement» furent tués), mais des soldats français, lors des opérations de représailles qui ont fait des milliers de morts parmi la population indigène. De ce fait, aucune autre entreprise coloniale de la France n'a nécessité l'envoi d'une armée aussi nombreuse ni été marquée par des opérations militaires aussi longues et aussi meurtrières. De plus, l'envoi en Algérie d'une population européenne qui pesait lourdement sur l'économie française de l'époque, va faire de l'Algérie un cas particulier, quasiment le seul exemple d'une colonie de peuplement française. Il faut savoir que les premiers européens, des militaires français, arrivèrent en Algérie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Suivirent des opposants politiques (républicains de 1848, exilés d'après le coup d'État de Napoléon III, Communards de 1871, Lorrains et Alsaciens fuyant leur annexion à l'Allemagne, républicains espagnols fuyant Franco...) et des immigrés économiques qui venaient s'établir sur cette nouvelle terre conquise par l'armée française. Occitans, Corses, Provençaux, Catalans, mais aussi Espagnols, Maltais, Italiens, Allemands, Suisses... vont s'installer notamment comme nouveaux propriétaires terriens dans cette France d'outre-Méditerranée. La plupart des étrangers n'avaient jamais mis les pieds en France métropolitaine avant leur venue en «Algérie française».

La période coloniale de l'Algérie a commencé par quarante années de conquête armée, ponctuée de massacres de civils et d'expropriations massives de leurs terres, avec deux phases de guerre ouverte, de 1830 à 1836, puis de 1840 à 1847. Pendant ce temps, dans le quotidien des Français d'outre-mer qui semblaient ignorer ce qui se passait en Algérie, la guerre va pénétrer dans leur espace de tous les jours, et va emprunter des chemins qui peuvent paraître surprenants. Ainsi, en avril 1958, quelques semaines avant la Coupe du monde de football, les Français sont étonnés que leur équipe nationale se trouve privée de certains de ses joueurs sélectionnés. En effet la population française apprend avec une stupeur qui est loin d'être dissipée, le départ des dix footballeurs algériens qui quittent la France pour former l'équipe de football du FLN. Cette histoire montre combien la perception des événements politiques tout autant que sur la place du football dans la vie des Français invite non seulement à se demander comment la guerre est entrée dans le quotidien des habitants de France mais aussi comment, peu à peu, ou au contraire soudainement, elle a pesé sur leurs opinions et sur leurs manières d'appréhender la situation. Surtout lorsqu'ils apprennent les violences subies par les civils algériens au cours de la guerre d'Indépendance, souvent niées par les militaires français qui les ont perpétrées. Pourtant, en Algérie, la torture avait été institutionnalisée et, dans le Constantinois, le massacre avait été utilisé par le système répressif colonial en 1955 et en 1956, au moins.

Alors l'équipe de France qui perd en Coupe du monde suite à la défection de ses meilleurs joueurs algériens ne peut être que secondaire et accessoire. Ils apprendront que dans ce conflit asymétrique qu'ils viennent de découvrir, les forces françaises utilisent les armes lourdes, l'artillerie et l'aviation. A la violence des combats, à celle illégale et illégitime qui a pesé ensuite sur les adversaires tombés aux mains des forces françaises, s'est ajoutée celle qui a pesé sur les civils algériens. Pendant que la «fuite» des joueurs professionnels algériens faisait la une des journaux et de télévisions, il n'y avait pas de médias pour relater les faits et méfaits de l'armée française en Algérie et peu de témoins disposaient d'autorité pour se faire entendre. Comme, par ailleurs, de nombreux titres de la presse française se soumettaient aux impératifs de la propagande du «bureau psychologique» militaire, ils rejetaient aussi toutes les informations qui «salissaient l'honneur de l'armée française».

 Après une longue et meurtrière guerre de 7 ans, la libération de l'Algérie a été enfin obtenue en 1962. Guerre impitoyable qui a causé d'innombrables victimes et laissé derrière elle des millions d'individus brisés. Plus de soixante ans après la fin de la guerre, et malgré les réticences de certains nostalgiques, il est temps que les Français regardent en face «leur histoire coloniale» avec les plaies et les déchirures qu'elle a causées et il est plus que jamais nécessaire de redire que l'Algérie est un Etat indépendant et souverain, et que la guerre d'Algérie est terminée !