Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le jeu du rattrapage de l'inflation

par Mohamed A. El-Erian*

CAMBRIDGE - L'inflation fait ces jours-ci la une des journaux du monde entier - et à juste titre. Pour de plus en plus de biens et services, les prix augmentent à un rythme inégalé depuis des décennies. Cette flambée inflationniste, accompagnée de pénuries réelles et redoutées d'approvisionnement, alimente à la fois l'anxiété des consommateurs et celle des producteurs. En menaçant également d'aggraver les inégalités et de faire dérailler une reprise économique durable et inclusive tant attendue après la pandémie de COVID-19, ce phénomène devient également une question politique brûlante.

De leur côté, les décideurs des banques centrales du Royaume-Uni et des États-Unis commencent à prendre leurs distances vis à vis du discours sur l'inflation « transitoire ». (La transition cognitive à la Banque centrale européenne est moins marquée, ce qui est logique, étant donné que la dynamique de l'inflation y est moins prononcée.) Mais le pivot est loin d'être achevé et n'est pas assez rapide, en particulier à la Réserve fédérale américaine, l'institution monétaire la plus puissante et la plus importante du monde sur le plan systémique. Les retards dans l'approbation par le Congrès des mesures visant à augmenter la productivité et à améliorer la participation de la main-d'œuvre n'aident pas non plus.

Les raisons de la hausse de l'inflation sont bien connues. Une demande soutenue se heurte à une offre inadéquate - conséquence de perturbations dans les transports et les chaînes d'approvisionnement, à des pénuries de main-d'œuvre et d'énergie.

Bien que notable, cette flambée des prix n'annonce pas un retour à un scénario des années 1970 de taux d'inflation à deux chiffres.

L'indexation rigide des prix de revient est plus rare de nos jours. Les conditions initiales relatives à la formation d'attentes inflationnistes sont beaucoup moins instables. Et la crédibilité des banques centrales est beaucoup plus grande, bien qu'elle soit actuellement confrontée à sa plus grande mise à l'épreuve depuis des décennies.

Mais l'inflation sera néanmoins beaucoup plus prononcée que ce que les hauts fonctionnaires de la Fed avaient pensé lorsqu'ils ont à maintes reprises fait peu de cas de l'augmentation des pressions sur les prix, en considérant cela comme un phénomène temporaire. Même aujourd'hui, leurs prévisions d'inflation - bien qu'elles aient déjà été révisées à plusieurs reprises - sous-estiment encore ce qui nous attend.

Les prévisions d'inflation fondées sur des enquêtes compilées par la Réserve fédérale de New York ont augmenté de plus de 4 % sur un horizon d'un et trois ans. Les répercussions des tendances à l'inflation par les coûts s'amplifient.

Les taux de renoncement des travailleurs américains sont à des niveaux records, car les employés se sentent plus à l'aise à l'idée de quitter leur emploi pour chercher des postes mieux rémunérés ou pour trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

Les grèves de travailleurs reparaissent à l'ordre du jour. Tout cela est exacerbé par les consommateurs et les entreprises qui stimulent la demande future, principalement en réponse aux inquiétudes au sujet des pénuries de produits et de la hausse des prix.

La phase actuelle de l'inflation fait partie d'un changement structurel général dans le paradigme macroéconomique mondial.

Nous sommes passés d'une situation de demande globale déficiente à une situation dans laquelle la demande est globalement bonne. Notamment, les ventes au détail aux États-Unis ont augmenté de 13,9 % de plus que prévu en glissement annuel en septembre, ce qui indique qu'il reste encore quelques poches de pouvoir d'achat contenues se traduisant par une demande effective.

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problèmes relatifs à la composition de la demande. L'inégalité, non seulement de revenus et de richesses, mais également en termes d'opportunités, garde un caractère d'urgence.

Une inflation plus élevée et plus persistante ravive ces préoccupations, parce que ses implications sont multiples : économiques, financières, institutionnelles, politiques et sociales. Ces effets se révéleront de plus en plus inégaux dans leur impact, en touchant en particulier les pauvres. Au niveau mondial, les retombées de cette poussée inflationniste risquent de faire sortir certains pays en développement à faibles revenus de la voie de la convergence économique.

Tout cela confirme encore davantage l'urgence pour la Fed et le Congrès d'une action rapide en vue de s'assurer que la phase inflationniste actuelle n'aboutisse pas inutilement à saper la croissance économique, à accroître les inégalités et à alimenter l'instabilité financière. Une réduction marquée de la relance monétaire, qui fonctionne toujours en mode d'hyper-urgence, est nécessaire, malgré le timing malchanceux qui régit le passage au nouveau cadre politique de la Fed. En outre, les législateurs américains peuvent apporter leur aide en prenant des mesures plus importantes pour améliorer l'offre, aussi bien pour le capital que pour le travail, qui relèvent directement de leur domaine de compétence. Cela implique de passer des mesures visant à moderniser les infrastructures, à stimuler la productivité et à accroître la participation de la main-d'œuvre.

Les décideurs politiques devraient également renforcer la réglementation prudentielle et la supervision du secteur financier, en particulier du système non bancaire. Compte tenu des pressions plus fortes sur les marges bénéficiaires des entreprises et de la capacité supérieure des grandes entreprises à gérer les perturbations de l'offre, elles devront surveiller de près la concentration des entreprises.

C'est une bonne nouvelle qu'après avoir initialement et constamment mal interprété la dynamique de l'inflation aux États-Unis, davantage de responsables de la Fed commencent à bien comprendre la situation.

La Fed serait bien avisée de rattraper son retard encore plus vite. Dans le cas contraire, elle finira par cherche un bouc émissaire, ce qui érodera encore plus la crédibilité de ses politiques et sapera sa position politique.

Il a publié The Only Game in Town: Central Banks, Instability, and Avoiding the Next Collapse.



*Président du Queen's College de l'Université de Cambridge, ancien président du Conseil mondial du développement du président américain Barack Obama.