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Lies Boukraa, ancien DG du Caert et de l'INESG: Quand le sociologue prévenait de «l'isolement de l'Algérie»

par R. N.

Connu pour ses études et analyses épistémologiques dans le vaste domaine de la sociologie et ses prolongements sur le monde politique et géostratégique, le défunt Lies Boukraa a affirmé, il y a plus de dix ans, que «l'Afrique est sur le point d'être dépecée» et «les Occidentaux veulent isoler l'Algérie».

Discret qu'il l'a été durant sa vie, Lies Boukraa est parti de ce monde le 25 janvier dernier sur la pointe des pieds. Ses études, analyses et constats sur les conflits internationaux, régionaux et les problèmes nationaux restent d'une grande actualité. En octobre 2010, la presse rapportait que Lies Boukraa avait affirmé que les événements qui se déroulaient au Soudan (en prévision de sa scission, ndlr), auguraient de ce qui allait se produire comme conflits aux frontières de l'Algérie. A l'époque, il a été repris en tant qu'intervenant dans une conférence-débat sur «la lutte antiterroriste au Sahel» en sa qualité de directeur par intérim du Caert (Centre africain d'études et de recherche sur le terrorisme). «Je pense que ce qui se passe au Darfour est une répétition générale de ce qui nous attend au Sahel. Au Darfour, c'est la première fois que les puissances occidentales essaient de mettre des bâtons dans les roues à la Chine en utilisant les vulnérabilités internes, les clivages, la faiblesse de l'Etat central. Les Américains, les Européens, à leur tête la France, les Chinois jouent une partie serrée au Sahel pour le contrôle des richesses», avait-il affirmé tout en soulignant cette relation évidente «de causes à effets» qui repose sur le triptyque ?terrorisme-conflits- ressources naturelles dans les régions convoitées par les Occidentaux.

Son exemple grandeur nature d'un terrorisme créé selon cette conception, ce qui se passe «de l'Afghanistan à l'Océan Atlantique», «de Kaboul à Tanger» pour reprendre les stratèges du fameux GMO (Grand Moyen-Orient). Partant de ce constat implacable, Boukraa conclut que «AQMI n'est pas un danger aussi grand que veulent nous le faire croire les Occidentaux(...). A mon avis, AQMI est l'arbre qui cache la forêt. La menace AQMI est exagérée et amplifiée. Qu'il s'agisse d'AQMi ou autre, il faut être prudent et essayer de déceler ce qui relève de l'intox et de la réalité». Il avait noté que si «la division du monde ne saurait tarder, celle de l'Afrique a été précipitée» et «le continent est sur le point d'être dépecé(...), c'est une recolonisation de l'Afrique».

«Les alliances secrètes»

A l'époque, il a pointé du doigt les ingérences étrangères «génératrices du chaos dans (entre autres) la région sahélo-sahélienne» en précisant que «certains dirigeants de la région seraient intéressés par des alliances secrètes avec des puissances occidentales à des fins opaques»....

Ce grand sociologue n'a jamais eu comme habitude de se mettre face à des caméras ou à des micros plus longtemps que ce que le lui permettait son analyse du moment. Il n'aimait pas les spectacles médiatiques. Il a été discret jusqu'à son départ vers l'Eternel. Les médias lourds ne lui ont pas rendu l'hommage qui sied à une personnalité comme lui, qui a servi l'Etat à l'ombre des applaudissements et des effets d'annonce. L'APS avait fait part de son décès par une dépêche qui synthétise petitement l'œuvre de l'Homme. «Né en 1953, Liess Boukraa a enseigné la sociologie à l'université d'Alger et à Bruxelles (Belgique). Il a également suivi des études dans une université américaine (Washington) où il était assistant de recherche. Liess Boukraa avait aussi dirigé l'Institut national d'étude de stratégies globales (Inesg). Auteur de plusieurs ouvrages, il a signé notamment "Le djihadisme, l'Islam à l'épreuve de l'Histoire», «La sociologie face à son objet, une science en formation" et "De la crise de la sociologie au problème de son objet. Dans ce dernier ouvrage, édité en 2003 en France, l'auteur s'interroge sur la capacité de la sociologie académique à penser les faits sociaux comme appartenant à l'espace homogène de leur positivité. Liess Boukraa soutient que le "véritable objet" de la sociologie académique n'est pas la société mais plutôt la "conscience sociale». «L'Algérie, la terreur sacrée", est un autre ouvrage préfacé par le journaliste français Hervé Bourges, où l'auteur analyse les mécanismes de l'extrémisme religieux en Algérie», a rapporté l'agence officielle d'information le jour de son décès. Ses approches justes et intelligentes sur les difficultés qui pèsent sur l'Algérie, les prétextes des Occidentaux pour recoloniser l'Afrique et continuer de piller les richesses de ses peuples imposent ici son évocation, celle du cheminement de sa vie d'enseignant universitaire et de l'Homme au service de l'Etat. C'est un hommage au sociologue racé qu'il a été.

«Le statut et le rôle» d'un sociologue racé

Né à Boufarik, dans cette bourgade à l'ouest d'Alger, Lies Boukraa est issu d'une famille restreinte de deux enfants, lui et sa sœur qu'il aimait tant tout autant que son neveu, Ryadh. C'est peut être les immenses dimensions de la sociologie qui lui ont donné une âme sensible à la musique, à la voix de Frank Sinatra dans «Stonger in night», aux noubas andalouses. Il aimait les poèmes de Jacques Prévert et il aimait les plantes, peut-être parce que son père a préservé pendant de longues années une belle et vaste pépinière.

Lies Boukraa a enseigné la sociologie à l'université d'Alger, précisément à la faculté des sciences sociales, au Caroubier, à Hussein Dey. Il rentrait de Washington où il venait de décrocher de hauts diplômes dans cette discipline qu'il disséquait avec une grande maîtrise devant ses étudiants. Lies Boukraa était très jeune à l'époque. Doué qu'il était en intellectualisme, il avait enseigné à l'université de Washington à l'âge 20 ans, juste quand il avait entamé ses hautes études. C'était un véritable exploit pour un étudiant venu de loin, d'un monde sous-développé. A Alger, il donnait des cours et assurait en même temps les TD (travaux dirigés), ce que les enseignants faisaient rarement. Il maîtrisait parfaitement l'anglais, l'arabe et le français. L'on se rappelle que le premier test qu'il a fait passer à ses étudiants de sociologie, (section arabophone), était une simple mais profonde question «le rôle et le statut, qui des deux est le premier ? (Edaour oul makana...)». Il était difficile d'apporter la contradiction à un enseignant dont l'esprit était doté d'une vivacité absolue. Boukraa orientait ses étudiants en fin de licence sur des bibliographies qui ont marqué la sociologie dans le monde. Les «mémoires» tiraient leur importance de part les références de haute facture qu'il conseillait aux étudiants. C'est ce que relevaient souvent les membres des jurys en préambule des soutenances.

«Une volonté manifeste d'isoler l'Algérie»

«Le statut» de sociologue racé que s'est forgé Lies Boukraa lui a permis d'avoir «un rôle» d'éclaireur à la pensée «nationale» essentiellement à ses niveaux de la gouvernance «prospective et préventive». Les temps ont voulu qu'il se spécialise dans l'analyse du terrorisme et de ses groupes tout en les recadrant dans leur milieu sociologique. Il aurait certainement interpellé aujourd'hui «la conscience sociale» pour la sensibiliser aux dangers internes et externes qui menacent l'Algérie. Des dangers qui, selon lui, n'ont rien d'une vue de l'esprit. Boukraâ avait évoqué «une volonté manifeste d'isoler l'Algérie et de saborder ses efforts destinés à mobiliser ses voisins contre les dangers qui guettent le Sahel». Ramtane Lamamra doit certainement deviner les non dits du sociologue.

En septembre 2014, du Caert, Lies Boukraa est nommé directeur général de l'Inesg (Institut national d'études de stratégie globale). Il a continué à servir l'Algérie en analyses et études pertinentes sur les conflits qui l'entourent et les velléités des Etats Occidentaux à la prendre en otage. Les événements qui secouent depuis, la région et le pays lui donnent parfaitement raison.

Lies Boukraa est parti alors que l'Algérie vit les pires moments de son histoire post-indépendance. Son silence durant sa maladie a confirmé le sens du sociologue qu'il a été, qui a le plus travaillé sur l'épistémologie des faits et des événements qui secouent le monde, la région et le pays, sans faire de bruits médiatiques. Sa connaissance scientifique a toujours été son instrument pour analyser «son objet». Paix à son âme. A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons.