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Le secret (biologique) des langues maternelles

par Abdou Elimam*

De bonne foi, un jeune compatriote m'interpellait pour me dire que les langues devraient pouvoir être «aménagées» et que par conséquent tamazight est un candidat légitime à une opération «d'aménagement linguistique». Au-delà du fait qu'il nous faudra nous entendre sur ce que «aménagement linguistique» veut dire, il est un principe universel qui devrait nous servir de guide. En effet, le formatage humain de «langues» ne réussira que le jour où ce bricolage (de bonne foi, bien souvent) se retrouve spontanément dans la parole des enfants venus au monde après cette réforme. Si le fruit de la réforme s'inscrit spontanément dans les productions verbales maternelles, alors l'opération d'aménagement a réussi. Sinon, non !

La notion d'aménagement linguistique est dérivée d'une notion bien plus large, la planification linguistique ou «glottopolitique». Deux axes principaux ont été retenus par les experts. D'une part, l'aménagement du STATUT linguistique (légitimité institutionnelle et réglementaire protégeant la langue et son développement). D'autre part, l'aménagement du CORPUS (système d'écriture, orthographe, grammaires, dictionnaires, etc.). A ces deux principes universellement reconnus et appliqués, il convient d'ajouter l'aménagement de la CIRCULATION de la langue (place dans les éditions, radios, publicité, etc.).

Dans ces trois cas de figure il est une constante : la langue doit préexister aux opérations d'aménagement. Il y a donc d'abord un acquis linguistique socialisé et spontanément légitimé et c'est ce dernier qui fait l'objet d'une protection par la loi ; ou bien d'une réforme dans ses aspects superficiels et non pas structuraux ; ou bien de facilités de circulation et de diffusion. On ne peut donc aménager qu'un déjà-là.

A ces rappels de principe, on me ressort souvent le cas de la langue hébraïque qu'on aurait fait «renaître» d'une situation de langue morte. Il s'agit là d'une vision fantasmée car, dans la réalité des faits, la réforme de l'hébreu s'est faite sur la base d'une langue largement socialisée et partagée : le yiddish. Cette langue parlée par les communautés juives d'Europe centrale, essentiellement, a été choisie par les réformateurs comme base avec des reprises de l'hébreu ancien. Cela étant dit, la démarche d'hébraïsation linguistique a respecté des protocoles psycholinguistiques de légitimation sociale très pointus et scrupuleux. En effet les néologismes ont été mis en concurrence jusqu'à ce qu'un terme gagne en socialisation, à la fois par domaines technico-scientifiques et par acculturation. Par conséquent, il ne s'agit pas d'une «création», mais bel et bien de l'aménagement d'un existant, respectant des règles démocratiques et psychologiques qui relèvent d'une expertise universelle de la planification linguistique.

Aucune langue «bidouillée» par des apprentis sorciers n'a réussi car aucune de ces pseudo-langues n'est devenue maternelle. Ce que l'aménagement linguistique tolère, ce sont des réformes qui touchent aux seuls aspects scripturaux (calligraphie, orthographe). Dès que l'on ose toucher aux structures linguistiques, on prend le risque certain d'échouer. Dans la réforme linguistique de la langue norvégienne, des «aménageurs» ont cru bon de changer des marqueurs de féminin et de passé simple. Un siècle plus tard, les enfants reproduisaient spontanément ces marqueurs censurés par les «commissaires» de la langue. C'est ce qui a conduit de grands linguistes, à l'instar de Einar Haugen, de reconsidérer l'intervention humaine sur les langues et reconnaître que la nature joue un rôle déterminant. Et ce rôle, les humains ne savent pas le reproduire - d'aucuns diraient qu'il s'agit d'un ordre divin. Un autre exemple, proche de nous, est à méditer sérieusement.

En effet, le mouvement de renaissance culturelle arabe, la Nahdha, a promu une réforme linguistique de la langue foçha - réforme qui a «bidouillé» l'ordre structurel tout en permettant d'immenses ouvertures lexicales empruntées aux langues latines et anglo-saxonnes. Le résultat des courses est que nous avons bel et bien acquis une «langue» d'échange interarabe, mais cette dernière n'a pas réussi à devenir la langue maternelle de quiconque. En effet, elle ne procède pas d'un mécanisme pourvu par la nature et qui dote les humains de cette capacité de parole. Ses concepteurs ont cru pouvoir la faire se substituer au rôle de la nature.

Nous touchons là au secret des langues naturelles parce que maternelles : elles résultent de rouages neurobiologiques. Ce qui est naturel, ce ne sont pas les langues, immédiatement, mais la capacité biologique de parole propre aux humains. C'est par la grâce de la nature que nous disposons de ce potentiel de verbalisation de nos pensées.

La verbalisation c'est l'acte par lequel une pensée prend une forme sonore, reconnue par les autres comme la marque de cette pensée. Et ce que mon cerveau sait interpréter comme la pensée de l'autre est un mécanisme que le cerveau de mon partenaire possède également. C'est pourquoi les sons générés par nos cordes vocales déclenchent les mêmes réactions chez les humains qui partagent la même culture. Un sens est généré et compris. Voilà le miracle de la parole humaine. Mais attention, la parole humaine est capable de nombreuses interprétations - selon les contextes - alors qu'un terme associé à une image ne générera que cette même image, toujours. Là est la différence entre les mécanismes langagiers, d'une part; et les routines propres à la mémoire, de l'autre. C'est cette spécificité des mécanismes du langage humain (et non pas les langues qui en sont l'expression) qui est l'objet des recherches en linguistique et en sciences cognitives contemporaines (neurosciences, Intelligence artificielle, etc.).

Nos apprentis sorciers sont donc bien loin du compte et nos décideurs politiques devraient se cantonner à des réserves d'ordre scientifique sur ces questions d'aménagement linguistique. Il y va de l'intérêt de nos langues naturelles/maternelles, il y va de l'intérêt de notre patrimoine immatériel. Quant à savoir si on peut aider nos langues à s'épanouir, la réponse est oui. Mais autrement qu'en versant des listes de mots et arrangements morphologiques remodelant des langues tri-millénaires. C'est-à-dire des langues qui ont résisté au temps et à tous les planificateurs antérieurs. Le débat reste donc ouvert, mais il nécessitera de la compétence et de l'expertise... et du temps.

*Linguiste